Le modèle vivant virtuel
ou l’incidence opportune

Il paraît que nous ne sortirons pas indemnes de cette crise. Si les espoirs d’une transformation en profondeur ont de quoi faire sourire, voire agacer, il n’en demeure pas moins que des lignes bougent et qu’à coup sûr certains pas de côté initient un environnement aux pratiques beaucoup plus hydrides que dans le fameux monde d’avant. C’est dans ce contexte qu’ArtsHebdoMédias accueille la plume de Maria Clark. Artiste visuelle, issue des arts vivants, cette dernière s’adonne à la performance, aux arts plastiques et à l’écriture à partir des années 2000. De formation universitaire multiple (Arts plastiques, Cinéma, Staps Danse contemporaine, Esthétique et Sciences de l’art), l’artiste plurielle devient modèle pour ateliers beaux-arts. Episodique au début, puis plus professionnelle, à partir de 2006, l’activité s’impose comme un terrain d’émancipation corporel et intellectuel en cohérence avec sa démarche artistique dont le fil conducteur est le corps humain, dans son engagement au monde, son histoire et sa géographie – son insularité, sa présence, son empreinte et sa peau, sa relation à l’autre et aux environnements tant intérieurs qu’extérieurs. Créant un pont entre l’art de la performance et l’art de la pose, Maria Clark entend faire entrer ce dernier dans le champ de l’art contemporain, en multipliant les écrits, les films, les interventions et les entretiens. Un objectif : combattre les idées reçues. Le premier confinement la pousse à imaginer et proposer des séances d’atelier en ligne. Une initiative qu’elle vit comme un nouvel espace d’expérimentation et la confirmation de l’indépendance du modèle. Pour en savoir plus, laissez-vous porter par ses mots !

Une pose sur la table du séjour du modèle. ©Maria Clark
Dessin d’Andrée Jacobs. Séance de pose de 15 minutes. ©Andrée Jacobs

Les mots « vivant » et « virtuel » sont-ils antinomiques ?  Spontanément la réponse est oui. Le virtuel est-il compatible avec l’expérience d’une séance de modèle vivant ? Spontanément la réponse est non. Le fondement classique d’un travail artistique d’après modèle, c’est bien sa dimension du réel, en relief et en os, en chair et en peau. Pourtant le contexte sanitaire actuel et le développement du télétravail ont quelque peu remis en question ces certitudes et fonctionnements établis. De nouvelles perspectives se sont ouvertes : certains modèles se sont mis à la pose en visio ; et des artistes, enseignants et élèves au dessin ou à l’enseignement d’après modèle en ligne.
Qu’en est-il exactement ? La nécessité de continuer leur pratique et de gagner leur vie pour les uns (les modèles vivants) alors que les ateliers sont fermés et que le chômage partiel est quasi-impossible dans la majorité des cas ; celle de continuer à dessiner, à créer et à apprendre pour les autres (les artistes et étudiants en art) ; celle aussi de garder le lien modèle-dessinateur, de poursuivre le travail coûte que coûte les uns avec les autres, par choix, par plaisir également, en s’adaptant à une situation inattendue. Autant de nécessités qui ont ébranlé bien des acquis.
Dans le contexte actuel, la programmation du spectacle vivant a quelquefois trouvé refuge sur la Toile en proposant de nouvelles formes capables de contrer l’impossibilité de se regrouper. La contrainte peut être porteuse et permettre l’invention. Spectacles ou concerts ont également été retransmis tels quels, un usage plus attendu car monnaie courante depuis longtemps. Cependant, le live n’a rien à voir avec une captation, même si, avec le film de Wim Wenders sur Pina Bausch, nous avons pu expérimenter dans les salles de cinéma une version 3D grâce à des lunettes appropriées. Il manquera toujours les odeurs et les sons du réel, la vibration directe du vivant et surtout cette communion intime du public en un même lieu. Il en est de même pour la pose.

Dessin d’Anne Mathurin.  Pose de 3 minutes. ©Anne Mathurin

La pose en atelier est un métier pour certains. À la croisée de la danse, des arts martiaux et de la méditation, c’est une pratique. Mais modèle, c’est aussi une fonction : on est modèle pour et avec quelqu’un. Poser, c’est proposer des postures « arrêtées » de quelques minutes à 3/4 d’heure, des attitudes, en mouvement parfois, en équilibre et déséquilibre, des situations, des états d’être, tout cela en lien avec le regard qui s’en inspire. On ne pose pas pour soi, mais en collaboration avec l’artiste, qu’il soit amateur ou professionnel. Nous sommes ici loin de l’exhibitionnisme, même si certains modèles surfent parfois sur la vague de la séduction. Mais considérons plutôt l’acte de générosité et d’attention qu’offre le modèle quand il fait preuve de professionnalisme.
Le modèle pose dans des cadres très variés, avec des artistes privés, des associations, des écoles, des galeries, lors d’événements ; pour les arts plastiques, la photographie, la performance, l’animation. Et maintenant en visio. Il est multiple, et multistatut. Le modèle est prétexte, suggestion ; il est direction, lignes et formes, ombres et lumière. Mais il se retrouve aussi « metteur en scène » : il propose couramment ses propres poses, avec la complicité des professeurs ou des artistes, et cela fait des décennies qu’il le fait. Il organise son travail dans un cadre, celui de sa sellette (petite estrade sur laquelle il évolue) et, dernièrement, de l’écran plat de son ordinateur. Il choisit les lieux dans lesquels il se rend et désormais les espaces de son habitation qui serviront d’atelier.
La pose en ligne ne remplacera jamais la pose in situ. Elle n’est qu’une autre façon de faire, un exercice, un complément. Un complément plus pérenne qu’imaginé, le temps d’une crise plus longue que prévu. Mais il se pourrait que cette nouvelle manière de faire se transforme en une pratique supplémentaire. Delacroix travaillait bien quelquefois d’après photos, l’innovation d’alors. Si tout est désormais envisageable, il faut souligner que l’expérience virtuelle d’un modèle vivant n’est pas celle d’un modèle virtuel. Dans le premier cas, le vivant subsiste.
Dessiner d’après un modèle en visio, ce n’est donc pas uniquement interpréter une image, c’est aussi entrer dans un univers singulier. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, c’est différent d’un travail d’après photo. Le modèle donne bien davantage : son expérience, son engagement, son imagination, sa présence. Même à distance, la séance est teintée de chaleur humaine et d’une profondeur de champ, grâce à l’implication et à la créativité de tous les acteurs.

Dessin d’Anne Jolly. Séance Femme à sa toilette, inspiration Degas, pose de 35 min. ©Anne Jolly

Il est tout à fait étonnant pour moi d’avoir découvert cette force du direct sur la Toile. Car c’est bien cette dimension qui importe ici même si, avec Internet, le sensuel se perd. C’est indéniable. Rien ne vaut la présence physique, les corps qui respirent, le bruit des crayons sur le papier, ceux des pinceaux dans les pots, les odeurs de terre ou de graphite. Enfin, tout ce qui fait un atelier. Cependant, la pose en visio est un outil de travail non négligeable. C’est un exercice pour chacun, modèle comme dessinateur. Dans ces ateliers en ligne, le modèle varie ses approches – plus près, plus loin –, joue avec les déformations : plongées, contre-plongées, raccourcis, focus sur le visage, les pieds ou les mains… Il met également en situation de véritables histoires, avec des décors, accessoires et costumes de son choix, inspirées de son environnement immédiat (lit, escaliers, salle de bain…) ou de tableaux de l’histoire de l’art.
La qualité de son image doit être correcte, ce qui va de pair avec une bonne connexion Internet et une belle lumière – naturelle ou artificielle –, un sens de la composition. De nouvelles contraintes et compétences techniques auxquelles le modèle n’était pas confronté jusqu’alors. Le même angle est donné à tous les participants, à moins d’avoir plusieurs caméras, ce qui demande une installation plus sophistiquée. Certains le proposent. Quoi qu’il en soit, les dessinateurs se laissent porter par ses initiatives. A noter que, dans un atelier classique, ils peuvent encore changer d’angle en se déplaçant, mais, en visio, ce n’est pas possible.
Même sur le Web, un atelier est un espace dédié. Mais, en ligne, son public s’élargit considérablement, de par le monde et toutes générations confondues. Où que l’on soit, il suffit d’une bonne connexion Internet pour y assister. Pour une personne qui a des difficultés à se déplacer, qui habite en milieu rural loin de tout atelier, ou qui est considérée « à risque », cette solution est une aubaine : avoir accès à des modèles variés, de qualité, de géographies différentes et possiblement à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Certains peinent parfois avec l’informatique, mais persévèrent avec le sourire et restent fidèles aux ateliers. Car, même par Internet, des relations se tissent. Voilà le maître mot : le lien.

Dessin Corinne Delpuech. Poses en « mouvement arrêté ». ©Corinne Delpuech

L’important pour dessiner d’après modèle, ce n’est donc pas uniquement les attitudes ou la morphologie de ce dernier, mais le lien qui se crée. Une vibration, un écart fertile. Entre le sujet et son ordinateur. Au-delà de son ordinateur, un autre monde s’ouvre à lui. C’est une découverte. Jamais je n’aurais cru cela avant de l’expérimenter. Je l’ai vécu des deux côtés : en tant que modèle et en tant que dessinatrice. Au fil de la crise sanitaire, nous avons vu se nouer des liens indéniables de fidélisation : l’esprit d’atelier a repris ses marques. Cet esprit, c’est celui de l’instant présent, c’est la puissance de concentration et des échanges, c’est un espace commun. Je pense même connaitre mieux mes participants visio que les élèves des ateliers que je fréquente depuis deux décennies. Ils m’envoient des questions, des suggestions, des dessins par mail. J’en fais des albums que je leur renvoie à mon tour. Je suis surprise de l’affection que je leur porte, tout autant que par celle qu’ils me donnent.
Un nouvel espace s’est créé à partir de nos espaces intimes : chacun chez soi et tous ensemble. Plus au calme peut-être, sans avoir à prendre les transports, avec cette possibilité de varier les techniques – tout cela est à portée de la main.  Les dessinateurs ne sont plus confrontés aux regards des autres. Quelques-uns le regrettent car ces regards sont une richesse, surtout celui du professeur qui leur permet de progresser (certains enseignants continuent également leurs cours en ligne). D’autres au contraire apprécient cette indépendance, se sentant plus libres d’expérimenter. Quelques-uns mettent même les mains à la terre pour réaliser des sculptures, alors que la même pose tourne sur elle-même tout au long de la séance. Quel qu’il soit, aucun jugement ne sera porté sur leur travail. Libre à eux de le partager ensuite avec les autres participants s’ils le souhaitent.
Certains crient à l’imposture : des modèles, des professeurs, des artistes. Pour eux, la pose sur la Toile est inenvisageable. C’est mettre le statut du modèle en péril, et ça n’a aucun intérêt ni pédagogique ni créatif. Notre système est basé sur la peur : celle de perdre son âme, de perdre les valeurs académiques, et puis celle de voir les images détournées. C’est un risque réel. Il ne s’agit pas de moraliser – est-ce bien, est-ce mal –, mais juste de savoir si chacun se sent à sa place dans ses choix et ses pratiques sans faire de tort à quiconque. Cet atelier d’un autre ressort, innovant, représente-t-il un danger ? Internet est un danger. Internet vole les images. Un espace vertigineux dans lequel on perd pied. Mais admettons que chacun puisse y tracer ses propres limites. Il est possible de les trouver lorsque chaque modèle gère son atelier. Pour être franche, je ne pense pas que ma nudité ait un quelconque intérêt pornographique, puisque c’est de cela aussi dont on a peur. Mais il est vrai que je suis très à l’aise avec le corps nu. C’est mon instrument de travail, au même titre qu’un instrument de musique. Il représente une simplicité d’être et une certaine philosophie du vivant. Pour le reste, il y a de quoi se fournir ailleurs sur la Toile…

Dessin de Maki Doi. Le modèle pose dans l’escalier.  ©Maki Doi

Certaines écoles et académies font également appel au modèle en ligne. Quelques lieux profitent même de la situation et se transforment en « agences » avec pour but unique le profit financier. Ils récupèrent un nombre important de participants, utilisant la force de travail du modèle à des taux de rémunération invariés, sans prendre en considération ses droits à l’image. Ces pratiques sont condamnables. Sans intermédiaires, en posant de chez moi, mon taux horaire est bien supérieur à ce qu’ils proposent, et c’est légitime, même si cette rémunération fluctue en fonction du nombre d’inscrits. Finalement, les séances s’équilibrent. Je continue néanmoins à poser quelquefois à distance avec des enseignants d’écoles d’art (qui favorisent la pose habillée afin d’éviter tout problème). J’estime qu’il est de mon devoir de permettre aux étudiants de continuer leur formation. Je suis modèle, je ne l’oublie pas ; j’accompagne et soutiens le processus d’apprentissage, même à distance. Mais je refuse les abus.  Si la séance de nu est en présentielle (il y en a eu quelquefois pendant cette crise sanitaire), la caméra est une intrusion dans le secret de l’atelier et perturbe la concentration de chacun. La retransmission en direct peut alors poser problème, être une atteinte à la déontologie d’un métier qui a véritablement besoin de protection. De toute façon, on ne pose pas de la même manière pour un public de salle que pour un « public de caméra ». Idem pour la photographie. Chaque pratique a ses usages. Il est important de les distinguer.
La pose en ligne est une innovation née de la pandémie. Ateliers fermés, elle permet d’accéder à un espace de temps (la durée impartie pour la séance) et de rencontre. C’est plus inventif qu’un apéro Zoom. Et tout comme on retournera volontiers dans les bars (le café-comptoir du matin manque terriblement !), on retrouvera les ateliers avec grand soulagement. En attendant, l’essentiel n’est-il pas de continuer à créer, même autrement, afin de ne pas sombrer dans la plainte ou le désenchantement ? Car, au bout du compte, les dessins existent bel et bien, les dessinateurs sont prolifiques, heureux de ne pas perdre la main. Isolés pour un temps, en manque cruel de lâcher prise, les voilà à nouveau plongés dans ce monde « à part » qu’est l’atelier, même virtuel. Ils peuvent ainsi échapper au quotidien, et se laisser porter par la magie de la création.

Une pose dans l’escalier. ©Maria Clark
Dessin de Philippe Delangle. Poses dans l’escalier. ©Philippe Delangle
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Image d’ouverture : ©Nicolas Deblonde