Le miroir aux alouettes des NFT

Née dans le bouillonnement de la fin des années 1960-début des années 1970, l’œuvre d’Hervé Fischer a su coller à la peau de notre société sans en manquer aucun des questionnements importants. Si l’artiste, sociologue et philosophe est connu internationalement pour son art sociologique, qui a su s’emparer des enjeux du numérique et de la mondialisation, il poursuit sa recherche en englobant toutes les problématiques actuelles liées tant à l’environnement qu’à celles de la pensée contemporaine traversée par le trans- et le post-humanisme. Militant pour une conscience planétaire, il est à l’origine d’un Manifeste pour un art philosophique et éthique, dont a émergé une série d’écrits de plus d’une centaine d’intellectuels et créateurs des cinq continents sur le thème « ART versus SOCIÉTÉ », publiée par la revue internationale de sciences humaines M@GM@. Dans le cadre des publications qu’ArtsHebdoMédias consacre aux technologies « chamboule-tout » de l’art contemporain, Hervé Fischer a pris la plume à propos des NFT.

On en parle, on en buzze. Nous devons les NFT au bon génie de la lampe merveilleuse d’Aladin (contes des Mille et Une Nuits) ! En fait un vulgaire miroir aux alouettes, si on y regarde de plus près. Le marché de l’art était dans l’incapacité de prendre en compte les œuvres numériques et cela posait un problème financier majeur, tant pour ces nouveaux artistes qui constitueraient la relève d’aujourd’hui, que pour le marché lui-même, en quête de produits à vendre et de glamour pour notre élite marchande. Et le coup d’envoi s’est fait à coups de millions pour assurer d’emblée un buzz prometteur. 69,3 millions pour une œuvre de Beeple adjugée chez Christie’s le 11 mars 2021. Personne ne veut manquer la nouvelle opportunité magique de ces jetons non fongibles de la blockchain. L’art numérique aurait enfin trouvé dans les cryptomonnaies la clé logique de son possible succès auprès des collectionneurs anxieux de ne pas manquer les chefs-d’œuvre de la nouvelle avant-garde. Il devient grâce aux NFT à son tour un pur produit financier de spéculation, alors que le market art* était encore limité à des œuvres matérielles papier, pierre, fer. J’exposerai ici mes trois questions fondamentales, à l’écoute de toute réponse capable de me faire changer d’avis
1 – De quoi s’agit-il en fait ? Les certificats d’authenticité ne sont pas chose nouvelle : cette expertise se pratique depuis des générations. Et en quoi ces NFT garantissent-ils la non copie, ce qui était l’un des problèmes majeurs des éventuels collectionneurs ? Le numérique appelle par nature à la copie de diffusion et c’est même une de ses vertus. Malgré les NFT, cela arrivera inévitablement à partir d’un enregistrement antérieur à ce cachet de cire numérique infongible. Même les œuvres traditionnelles des beaux-arts n’ont pas pu y échapper, malgré la difficulté évidente de la copie. Et elles bénéficient pour leur diffusion de la photographie, des cartes postales et des livres d’art : un avantage considérable et enviable. Rien là de choquant donc lorsqu’il s’agit d’art numérique, sauf pour celui qui a payé le prix fort pour se garantir un privilège unique de jouissance, car les copies vont bien sûr pulluler si l’œuvre est une simple image et en vaut la peine. Pouvons-nous d’ailleurs accepter que ces chefs-d’œuvre deviennent invisibles pour le grand public, comme les œuvres traditionnelles enfermées dans les coffres-forts des ports francs ? Les artistes vivants veulent être connus ! Le snobisme de posséder un NFT est fondamentalement contraire à la diffusion et démocratisation de l’art, que le numérique a vocation à favoriser.
2 – Les NFT sont de motivation étroitement spéculative et ne garantissent aucunement la qualité artistique de l’œuvre. Ce qui n’était pas le cas des certificats papier d’authenticité que le système des beaux-arts réservait avec le temps à des œuvres confirmées, personne ne faisant la dépense de payer un expert pour garantir l’authenticité d’une œuvre sans valeur artistique. L’immense majorité des œuvres dotées d’un NFT dont je vois les images circuler sur internet et dans les revues d’art qui sacrifient à ce buzz, sont malheureusement d’une médiocrité artistique déjà évidente, reflétant la seule motivation peu artistique et douteuse de créer un NFT qui attire l’attention immédiate et puisse donc se vendre.
3 –Les NFT ne garantissent en rien la pérennité des œuvres numériques qu’ils authentifient. Seuls les jetons sont infongibles, pas les œuvres qu’ils signent. Et leur prétention est donc totalement inutile. Les arts numériques sont éphémères et ne durent qu’en se renouvelant constamment avec de nouvelles œuvres. Pourquoi pas ? À terme, il faudra l’accepter et c’est un mode social d’existence de l’art très concevable, mise à part la perte de mémoire culturelle qu’il implique et qu’on ne pourra que regretter. Au-delà des animations d’images simples, comment les collectionneurs et les institutions publiques qui s’aventurent imprudemment dans cette mode conserveront-ils les installations interactives et immersives complexes que permettent les technologies numériques ? Plus les œuvres sont performatrices et ont fait appel à des algorithmes et des lecteurs sophistiqués, plus vite elles deviendront imprésentables, tant le marché de l’électronique respecte la loi de Moore et garantit l’obsolescence accélérée des appareils, et tant le marché des logiciels s’assure lui aussi du renouvellement régulier de ses produits pour assurer son profit. Personne n’a encore résolu ce défi de la pérennité des œuvres numériques, à moins de conserver en état de fonctionnement tous les équipements électroniques qui ont été utilisés pour créer l’œuvre. Les collectionneurs privés et les institutions publique peuvent bien le faire cinq ans, vingt ans, ou actualiser les œuvres elles-mêmes quelquefois, mais personne ne me convaincra que cela puisse durer plus longtemps, en raison de l’encombrement et du vieillissement de ces équipements et de l’attention qu’il faudra désormais donner, de génération en génération, aux exigences de l’actualisation, à supposer qu’elle soit possible. Nous voilà en pleine contradiction avec la promesse des NFT, à supposer que l’œuvre soit plus importante que son NFT, ce qu’on est en droit de se demander au vu du buzz actuel ! Les installations interactives et immersives sont des œuvres très exigeantes et difficiles à présenter dès leur première création, et de ce fait dissuasives pour les galeries d’art et même les musées. Quand l’artiste n’est plus là pour résoudre les problèmes techniques et assurer l’actualisation technologique et la maintenance, la représentation de l’œuvre devient un défi. Je doute qu’on prenne l’habitude d’y pourvoir comme on le fait régulièrement pour une pièce de théâtre, un ballet ou un concert, même pour une œuvre « totale » de Wagner. Nous disposons d’ailleurs d’excellents acteurs, danseurs, chefs d’orchestre, instruments de musique ou simplement enregistrements numériques d’une œuvre de Beethoven ou d’un ballet de Béjart, qui en restituent très bien le génie, mais qui ne posent aucun des problèmes technologiques d’une œuvre numérique interactive et immersive. Les arts numériques ne se conserveront pas cinquante mille ans et plus comme les arts préhistoriques ! C’est très dommage, mais c’est ainsi. On oubliera vite leurs chefs-d’œuvre uniques. Mais on en aura sans doute régulièrement de nouveaux.
Je le sais d’expérience. Aucune des œuvres numériques que j’ai présentées aux expositions Images du futur de la Cité des arts et des nouvelles technologies de Montréal de 1986 à 2001 n’est encore disponible comme telle. Nous n’en avons plus que des photos, des croquis papier, des articles de journaux et des bandes vidéo documentaires qui n’ont survécu que si elles ont été numérisées dans les dix années qui ont suivi. La cinémathèque de Montréal, qui en a la garde, n’a plus rien d’autre. Et cela ne fait aujourd’hui que quarante ans. C’était déjà évident cinq ans après la présentation des œuvres.
Qu’importe les NFT qu’un riche collectionneur achètera à coups de millions ou qu’un musée, comme le Centre Pompidou, se fera donner gracieusement. Cela ne changera rien à la disparition inéluctable de l’œuvre qu’ils désignent. L’effet de mode est éphémère et la technologie numérique souffre d’une maladie congénitale qui s’appelle l’oubli. Je doute que l’intelligence artificielle et les blockchains en viennent à bout. C’est notamment pour cette raison que j’ai choisi la peinture pour évoquer et questionner l’âge du numérique qui s’est imposé à nous et me passionne sociologiquement et irréversiblement depuis plus de quarante ans. À bon entendeur salut !
Prenant tous les risques, j’ai moi-même peint un autoportrait numérique en feu (76x76cm, 2022) et de bonnes photos numériques assureront sa conservation et sa diffusion. J’ai préféré une toile sur châssis en bois et de la peinture acrylique plus susceptibles d’assurer sa pérennité et sa circulation éventuelle qu’un NFT sophistiqué. Et je l’ai signé au dos pour garantir son authenticité. Un faussaire pourra certes la reproduire ou en créer une variante intéressante et imiter ma signature, mais personnellement cela ne me gêne aucunement, car je ne peins pas pour spéculer commercialement, ni pour divertir ou faire un succès mondain, ni même pour justifier une gloriole NFT à mon tour, mais pour questionner notre condition planétaire, ce qui est plus difficile, mais aussi beaucoup plus intéressant et demeurera perpétuel.

*Hervé Fischer, Le market art : alchimie postmoderne, édition François Bourin, Paris, 2016.

Image d’ouverture> Autoportrait numérique en feu, Hervé Fischer, 76×76 cm, 2022.

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