Cet été, le Mrac, à Sérignan, et le Crac, à Sète, proposent un parcours à l’air marin, à travers quatre grandes expositions. De John Armleder à Mrzyk & Moriceau en passant par Katinka Bock et l’accrochage collectif Le Retour, elles n’ont a priori rien à voir les unes avec les autres, sauf peut-être un certain sens de l’espace et une certaine manière de l’aborder.
Le couple Mrzyk & Moriceau, l’iconoclaste John Armleder, l’imperturbable Katinka Bock, un accrochage collectif réunissant des figures aussi variées que Nina Childress, Robert Crumb, Nathalie Du Pasquier, Judith Hopf, Özgür Kar, Yuyan Wang… Le moins que l’on puisse dire, c’est que le Mrac et le Crac Occitanie accueillent des esthétiques « grand écart » cet été. A ceci près que tous ces artistes ont en commun de vouloir conjuguer leurs œuvres avec les espaces qui les accueillent, dimension indissociable de chacune de leurs pratiques.
Qu’entend-t-on par investir un endroit ? Sensibles à la notion de spatialité, les artistes se laissent imprégner par des paysages, des contextes, des ambiances. Et réciproquement, ils y projettent leur individualité, leur tempérament. Pour les visiteurs, ces propositions des plus immersives s’avèrent tantôt amusantes, tantôt anxiogènes. Elles nous rappellent qu’exister, c’est faire des rencontres, faire l’expérience de notre présence au monde. Compte rendu en trois temps, en trois approches de l’espace testées et éprouvées pour vous.

Enfermement
Démarrage sur une note un peu sinistre, avec l’exposition Le Retour. Ça se passe à l’étage du Mrac Sérignan. La proposition dénote vis-à-vis des deux autres expositions temporaires du lieu, comme un contrepoint nécessaire. Sont rassemblées les œuvres d’une trentaine d’artistes français et internationaux, appartenant aux collections du Crac ou bien du Cnap. L’objectif revendiqué est de montrer la pluralité de l’art contemporain et de valoriser les collections publiques, où le numérique trouve de plus en plus sa place, presque l’air de rien.
En réalité, tout porte à croire qu’ils font front commun pour nous plonger dans les méandres de nos vécus les plus claustrophobiques. On citera en exemple l’installation audiovisuelle de l’artiste turc Özgür Kar en forme de cercueil, dans lequel se désespère un macchabée pris au piège, qui n’arrive pas à trouver le repos éternel et se lamente. Ensuite, les visions du genre s’enchaînent, se bousculent, finissent par nous étouffer. Oiseau en cage, clôtures, maisons murées, boîte noire des écrans, circuit clos des rumeurs sur internet… L’ensemble de l’accrochage est mis en mouvement par la question de la respiration, évoquée formellement par une sculpture animée de Studio GGSV. Celle-ci se gonfle et se dégonfle très lentement, manque d’air, suffoque…
Le Retour n’est autre qu’un rembobinage du temps. Nous voilà quelques mois en arrière, au moment du confinement. Nous revivons notre être enfermé, prostré, et ressentons l’angoisse de la situation. Celle d’un « trip négatif » pour reprendre les mots de Clément Nouet, directeur du Mrac. Suivi d’un retour à la normale qui n’a justement rien de normal. Ce fût un retour dans un autre monde, un monde désenchanté à la joie difficile. Ainsi, les artistes se sont laissés envahir par le doute, surprendre par la peur d’espaces intérieurs ou clos symboliquement (névrose de la vie domestique, carcéralité, déterminismes…). Et ils ont accouché de travaux dignes d’un délire paranoïaque. Sans cette expérience de l’enfermement, difficile de nous figurer l’importance dans nos vies des lieux qu’on occupe ou qu’on traverse, comment ils nous affectent… Nous avons pris conscience du poids des situations subies, de l’importance de la liberté de circulation et des modalités d’habitation. Un pas, un peu douloureux, a été franchi. Nous sommes prêts pour l’étape suivante !

Aire de jeux
D’un extrême l’autre, dans la seconde partie du Mrac, on passe sans transition à ce qu’occuper un espace peut induire comme dimension d’amusement, de jeu. Deux grandes expositions se répondent. D’un côté, celle du plasticien suisse John Armleder. Approchant les 80 ans, héritier de Fluxus et de son esprit néo-dada, il n’a rien perdu de son humour tantôt fantaisiste tantôt conceptuel, adepte de chocs visuels, clins d’œil et autres traits d’esprit. Ayant compris jeune que ses peintures allaient toutes fatalement finir par décorer le dessus d’un buffet, il a lancé la série des Furnitures Sculptures, œuvres hybrides associant peinture et mobilier. Faisant cela, il reste maître du buffet que son travail va orner, le transformant par-là même en objet d’art. Passionné de design avec une attirance pour les esthétiques décalées, John Armleder jongle avec l’espace. Il joue et incite les autres à jouer à leur tour, invitant les commissaires des lieux où il expose à non seulement décider de l’accrochage mais aussi parfois de la réalisation d’un protocole. « Je t’ai donné mon idée, tu en es maintenant le responsable », a-t-il lancé à Clément Nouet, comme un défi. John Armleder a compris que la frontière entre art et vie est poreuse. S’exprimer librement, prendre possession d’un lieu, libère tout un pan de soi.
Une cour de récré, c’est aussi ce à quoi on pense face au labyrinthe géant du couple Mrzyk & Moriceau. Figures de la pop culture, leurs dessins minimalistes et tordants ont inspiré certains clips de Philippe Katerine, Sébastien Tellier, The Avalanches, Justice… Ils savent déranger l’espace existant avec de petites interventions rigolotes, inconséquentes et qui revendiquent leur inconséquence. Pour le Mrac, ils ont ainsi créé une forêt de panneaux en bois dont les dessins nous transportent dans des mondes de rébus, de loufoqueries, d’extravagances délicieuses… Dans leurs yeux, l’espace n’est pas subi, il est approprié, personnalisé, transformé en terrain de jeu où toute architecture, tout obstacle, deviennent un décor pour leurs facéties.

Quiétude
Autre exposition à quelques dizaines de kilomètres, tout autre expérience avec la sculptrice allemande Katinka Bock et son imperturbable quiétude. On est à présent au Crac de Sète, pour le solo show Silver, proposé jusqu’au 7 janvier prochain. S’il fallait un mot pour décrire l’artiste, ce serait « permanence » : perméable aux milieux extérieurs, elle restitue ces perceptions dans un style singulier, un vocabulaire bien à elle, à la fois élémentaire, minimal et poétique. La notion de « site » opère souvent comme un point de départ. Elle observe où elle se trouve, cherche des éléments forts, des motifs, une vibration… Accueillie en résidence à Sète, ville qu’elle ne connaissait pas, Katinka Bock a passé du temps dans la ville, « pris la température des lieux » en s’y promenant, en rencontrant ses habitants. Toutes ses sculptures sont ainsi imaginées en dialogue avec le paysage. Mâts, mouettes, barques, verre poli, rames… Une partie d’entre elles fonctionnent par métonymie avec l’univers marin. D’autres impriment plus directement l’empreinte des lieux. On pense à ses moulages en bronze à même l’écorce d’un platane. Ou encore à cette louche en cuivre plongée dans une rivière pendant un an et demi. « Le métal a réagi pour donner une patine qui passe de marron à vert pistache », fait remarquer l’artiste, contemplative du travail de la nature. Un sentiment paisible se dégage de ces œuvres. Toutes témoignent d’une permanence dans le style, bien qu’elles ne trouvent pas leur origine dans les mêmes lieux. Katinka Bock enseigne à se rendre attentif au monde, sans craindre de se l’approprier avec son regard.
Contact > Le Retour. Nouvelle exposition des collections. Au Mrac de Sérignan du 28 janvier 2024 au 7 janvier 2024.
Mrzyk & Moriceau. Meilleurs Vœux de la Jamaïque, exposition au Mrac de Sérignan du 15 avril au 24 septembre 2023.
John Armleder. Yakety Yak, exposition au Mrac de Sérignan du 15 avril au 24 septembre 2023.
Silver, Katinka Bock, exposition au Crac Occitanie à Sète du 1er juillet au 7 janvier 2024.
Image d’ouverture> Vue de l’exposition Yakety Yak de John Armleder, au Marc de Sérignan. ©John Armleder, photo Manon Schaefle
