Le hors-champ de Miriam Cahn

Polémique oblige ! Impossible d’ignorer la première exposition réalisée par une institution française de l’artiste suisse Miriam Cahn, présentée au Palais de Tokyo jusqu’au 14 mai. Ma pensée sérielle a été conçue par deux commissaires, Emma Lavigne et Marta Dziewanska. L’artiste décrite comme une révoltée de la première heure, et aujourd’hui âgée de 73 ans, a la dent dure d’une jeune louve, militante et engagée depuis toujours dans un combat socio-politique tout en l’honneur des causes défendues : l’oppression, la violence sexuelle, la discrimination… Deux centaines d’œuvres composent l’accrochage.

Dès l’entrée, l’ambiance est très colorée, avec un ton général de bleus et de rouges, des coulures plus ou moins saturées, ou plus ou moins imprégnées de formes. Ce sont des formes un peu tentaculaires, méduses en attente de proie… Puis les corps apparaissent, ils arrivent progressivement et viennent habiter les toiles une à une, tels des fantômes réintégrant leurs espaces. Cette impression d’inscription vague et insistante corrobore les enjeux politiques que Miriam Cahn a défendus depuis sa jeunesse. Après le suicide brutal de sa sœur, elle s’est affranchie, pour ne pas sombrer, du milieu junkie devenu si courant dans les années 1970, avant de se donner cinq ans pour devenir peintre. Elle n’en a pas perdu de vue la « chose à dire », soit la dénonciation imprécise et rampante des violences sociales multiples qu’elle intègre et saisit dans sa peinture.

Vue de Ma pensée sérielle, Palais de Tokyo, 2023. ©Miriam Cahn, photo MLD

Les portraits des années 1990 envahissent la surface de la toile au point d’en perdre leur identité de visage, ils s’anonymisent se faisant les supports de tout être, interchangeables avec ceux dont la simple existence n’est que totale vulnérabilité. En ce sens l’absence de visage singulier, de ressemblance, rend pathétique la figure humaine qui devient vague, approximative, diaphane. Ce procédé en dit peu. Les œuvres dans lesquelles figurent des personnages sont économes de détails, la peinture est brossée et semble massée jusqu’à en faire disparaître les aspérités des violences sociales tel un frottage de peau, à larges gestes. Le corps est supposé en pleine douleurs, comme les scènes d’accouchements peuvent en témoigner. L’image subversive si l’en est, peu montrée habituellement, est plantée de façon crue dans l’œil du spectateur. Mais ce sont surtout des figures errantes, seules dans chaque tableau où leur corps se confond avec la couleur du fond, juste plus soutenue, une couleur vite exécutée pour lui donner un sens. Parfois, le corps se dessine très nettement dans une des œuvres suivantes, glissant d’une scène à l’autre comme une population toute entière dont l’individu serait l’unique représentant.
Que nous dit Miriam Cahn du corps ? Qu’il est seul, vulnérable, en danger avec certains humains, le corps se perd entre humains ? Est-ce une façon d’interroger le corps agressé ? Celui de l’agresseur ? Ou bien d’établir un code enfin délateur fusse-t-il artistique ? Quelle situation crée l’assortiment des humains entre eux ? L’inextricable réponse appartient-elle à l’art ?
C’est l’investigation constante de l’artiste sur les situations de guerre, les viols, les abjections de toutes sortes. Ainsi, sa peinture questionne davantage un ensemble de sujets sociétaux plus que la peinture elle-même, bien qu’elle ait été témoin des recherches minimalistes, conceptuelles ou d’avant-garde de sa période de jeunesse. Son option est résolument politique à distance des questions esthétiques. A l’inverse des tirs démonstratifs, comme réalisés par Niki de Saint-Phalle, sa peinture absorbe, dans son corps pigmentaire et formel, les contenus du sujet lui-même. Pendant que les médias inondent notre univers d’infos sur des faits de guerre, d’agressions sexuelles, d’abjections en tous genres, ces œuvres semblent filtrer leurs représentations immédiates, amortissent l’image crue sous un écrasement par la peinture. Tout se passe comme si un immense textile était posé sur les événements laissant le spectateur deviner la nature de ce qui se passe sous des déformations de l’étoffe. La relation entre le sujet du discours que l’artiste veut faire porter par la peinture et ce qu’en perçoit le spectateur insinue de manière provocatrice une toxicité masquée qu’il faut bien se garder de considérer au premier degré.
Le sujet est constant, préoccupant, sous-jacent, omniprésent, étouffant, et filtre par la peau de la peinture de Miriam Cahn. En ce sens, la sérialité évoquée dans le titre de l’exposition expliquerait le sentiment de généralité, d’implication collective qu’évoque cette rétrospective. Sentiment quasi contradictoire avec les habitudes de l’art spécifiées par la notion de singularité, d’exception, d’hors normes. Ici, le paradoxe est issu directement de la peinture, car envers et contre tout, elle reste éminemment singulière dans cette manière de traiter la violence par un geste calme, persévérant, par une spatialité quasi sereine dans le tableau, pas de gestualité ni de démonstration criarde.

Vue de Ma pensée sérielle, Palais de Tokyo, 2023. ©Miriam Cahn, photo Aurélien Mole

Pourtant l’œuvre à l’origine des diverses polémiques et protestations, Fuck abstractioni, signifie l’ombilic de la problématique portée par la peinture. Il s’agit d’une scène de fellation nettement repérable entre un adulte et un enfant, traitée par contrastes, le corps de l’enfant est petit, mains menottées dans le dos, agenouillé devant un homme puissant, plus détaillé, dominateur, dont le visage est totalement absent, seulement souligné par un cercle blanc. Double tranchant à cette absence de détails car l’anonymat fait pencher aussi le cercle du côté de l’auréole. Il en est de même pour les images à ne pas rater sur de petits écrans télévisés où défilent des œuvres en créant une situation d’intimité, images de corps, de sexe, de poing, avec aplats de couleurs vives sur fond grisaillés dont la diversité nous perd dans des évocations d’un fist fucking. On comprend encore une fois que la violence évoquée s’exerce à l’extérieur du tableau, qu’elle est un hors espace rendu concret par notre actualité agressive, avec la percutante provocation que chacun d’entre nous puisse en être l’auteur. L’effet de miroir est radical. D’autres scènes sexuelles sont représentées montrant cette fois des personnages seuls en pleine scène de masturbation dont on peut se demander s’ils ne viennent pas commenter ou contredire le tableau précédent, car leurs expressions sont plutôt de jouissance et quoi qu’il en soit de caractère moins « moral » que le précédent. Les guillemets sont nécessaires à moral qui pour le coup met sur le même plan fellation et masturbation. Laissons répondre qui pourra mais la morale n’a rien à voir dans ce contexte artistique, ce qui est dénoncé ici est une violence dont la nature est politique, matérialisée dans les relations de domination, de pouvoir, de supériorité, de prévalence, de manipulation, une fonction sinusoïdale et descendante vers ce qui en toute âme et conscience finit par le degré zéro de la violence : le déni. Outil politique majeur, le déni du réel n’engendre-t-il pas de la part de ceux qui subissent la nécessité d’une liberté acquise de longue lutte par l’assomption de la solitude ? La situation reste équivoque si l’on en croit la solitude par KO que les coups de poing représentés à maintes reprises par Miriam Cahn provoquent dans de nombreuses œuvres. Ici, les gros plans ne manquent pas. Ils illustrent le poing dans la gueule, encore ignorée, gueule sans visage, figure sans identité, à voir seulement comme une marque symbolique d’être humain, lui, ou elle, peu importe, un poing fort dans un visage mou et le comble nous est prouvé.
Ces remarques inspirées par les sujets de Miriam Cahn font de sa peinture un support traversant, suaire de nos mécaniques sociales de toutes sortes qui enferment aussi les gens dans des boîtes. Une maison, représentée par un simple périmètre volumétrique, en suspens dans l’air, est évoquée comme chose désirée ou à fuir, ou bien, par contraste dans une toile suivante, un personnage supporte tout le poids de la terre sur ses épaules. Toutes les formes humaines sont scénographiées de façon à suggérer un danger possible, latent. Manifeste, le danger devenu réel est montré dans les scènes de viol des femmes ukrainiennes, rapporté par l’information internationale. L’artiste qui a pris part depuis toujours à la contestation contre les violences faites aux femmes, ne manque pas d’en dénoncer ici l’horreur et la permanence dans l’histoire.

Vue de Ma pensée sérielle, Palais de Tokyo, 2023. ©Miriam Cahn, photo Aurélien Mole

La narration est accentuée par le mode d’accrochage de l’exposition, où de nombreux dessins en nuances de noirs sont curieusement épinglés très en hauteur organisant une sorte de prédelle inversée, les corps y sont criants et arqués de douleurs. Certains d’entre eux font penser à des enfants faméliques africains, qui renvoient aux problématiques non seulement de la faim dans le monde mais d’ordre plus esthétique. Ces personnages sont satellisés dans un espace hors de la centration du regard, occupant la surface du support quasiment sans marges, et font écho à de grands formats entièrement brossés de gestes noirs formant un univers hors-champ de l’exposition. « Tout » se passe ailleurs, notre responsabilité est ailleurs, il faut voir ce qui n’est pas montré, être attentifs à ce qui ne nous crève pas les yeux ou pire ce qui nous révolterait plus par l’anesthésie de l’habitude, c’est que l’artiste semble indiquer comme une injonction au spectateur. La grande force de ces dessins est leur mouvement, leur agitation interne, la réalité d’une obscurité symbolique transposée dans les corps et hors des corps, le noir intervenant comme qualificatif funeste de la narration.
On aura compris que l’ambigüité de cette exposition est aussi bien plastique, politique que sociologique. La biographie de Miriam Cahn aurait pu justifier qu’elle utilise une figuration au service de la narration, mais affranchie très jeune de cet héritage, la figure seulement suggérée se noie dans la surface de la peinture, élaborée comme le buvard de ce qu’elle dénonce et de ce pour quoi elle a milité toute sa vie.
L’œuvre de Miriam Cahn est une peinture non pas dépassée mais débordée par son sujet, si elle fait autant parler ne serait-ce pas parce qu’elle est faite pour provoquer du discours et sortir elle-même du discours spécifique à l’art, autre manière d’être encore une fois hors-champ, un hors-champ qui serait strictement celui de la peinture qui s’auto-interroge, telle qu’enseignée dans les années 1970 ? Au sortir de l’exposition, j’ai eu le sentiment que Miriam Cahn ne nous a pas tout dit, qu’elle entretient une dialectique, voire un paradoxe, entre le faire et le dire, si sa contribution artistique est bien comme elle la conçoit une performance, elle n’est cependant pas performative au sens d’Austin, mais comme elle le revendique elle-même, elle fait de « l’art et non de la peinture ». Cet ailleurs de la peinture finit par nous demander si nous devons en savoir plus sur nous-mêmes ou sur la représentation de nous-mêmes.

Contact> Miriam Cahn-Ma pensée sérielle, jusqu’au 14 mai 2023, Palais de Tokyo, Paris.
Image d’ouverture> Miriam Cahn, liegen, 1. + 13.10.96, 1996, oil on canvas, 20.5 x 25.5 cm, courtesy of the artist and galeries Jocelyn Wolff and Meyer Riegger, photo François Doury.

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