Chaque année, Le Fresnoy-Studio national des arts contemporains organise Panorama, une exposition des productions artistiques réalisées en son sein au cours de l’année. Depuis quatre ans, Studio Critique, un événement organisé par l’Aica France, l’Adagp et Le Fresnoy, porte un éclairage singulier sur plusieurs des œuvres exposées. Ainsi, au cours d’une soirée dans l’auditorium de l’Adagp, se succèdent des duos critique-artiste pour une présentation à deux voix de l’œuvre choisie. Découvrez aujourd’hui le texte écrit par Aude de Bourbon Parme* à propos de Bleu Silico (2022) du duo Julia Borderie & Eloïse Le Gallo. Et pour ceux qui seraient à Clermont-Ferrand le week-end prochain, une projection du film est prévue dans le cadre du festival Vidéoformes, le samedi 18 mars, à 16 h. Elle sera suivie par un temps d’échange entre les artistes et le public.
Tout commence par une sculpture en verre, dont on découvrira plus tard la genèse et sa métamorphose. Puis une voix féminine. Tandis qu’apparait la mer accompagnée du bruit des vagues se fracassant contre la falaise. Puis des images, des récits issus de sources variées, des témoignages aussi. Tout cela se télescope pour raconter les liens entre les algues et les cellules rétiniennes humaines, pour raconter la réparation des vivants par la nature. Le son naturel s’électronise, monte en intensité, se déploie en douceur, le rythme s’accélère. Notre œil scrute les images, passe du macro au micro, devient écran, glisse sous l’eau, caresse les algues. Et tout devient flou. Dans cette dérive poético-scientifique créée par Julia Borderie et Eloïse Le Gallo, il est question de formes, de la vue et de sa perte, des sciences et de leurs explorations du vivant, de la nature et de la transformation.
Ce qui m’a tout d’abord attiré dans cette œuvre c’est le juste équilibre que le duo d’artistes a su créer entre transmission de connaissances scientifiques et recherches esthétiques. Telles des chercheuses, elles sont parties enquêter auprès de scientifiques, elles ont échangé avec des spécialistes, elles ont cherché des indices dans leurs laboratoires. Plutôt que de prendre des notes, elles ont filmé. Leurs rencontres se traduisent en formes cinématographiques et sculptures. Des formes évolutives apparaissent, se métamorphosent, semblent comme retourner aux sources de la vie, à la terre, aux origines, comme pour raconter le cycle de la vie, circulaire. Et ces transformations de la forme produisent de la narration.
J’ai apprécié ce que je perçois comme un collage visuel, rencontre de formes et d’esthétiques variées, images figuratives qui deviennent abstraites. Ce collage, ce télescopage, par le montage parallèle, par l’association de différentes sources visuelles, donne forme à la complexité du monde, à l’accumulation des connaissances accentuée par la mondialisation, par la transmission d’information, par la communication, par internet. Ces rencontres peuvent créer de la confusion à qui s’attarde, scrute le film, tente d’en saisir chaque instant. J’aime qu’une œuvre provoque cet état de confusion, à mon avis propice à la libération de la pensée. Tandis que cette profusion révèle des personnalités curieuses, ouvertes et généreuses de partager leurs connaissances.
Justement, le partage et la collaboration est un autre point à mon avis majeur dans leur pratique. Julia et Eloïse travaillent ensemble depuis 2015. Auparavant, Eloïse est passée par l’ENSBA, puis une formation professionnelle en céramique à l’Ecole d’Art du Beauvaisis en 2016, tandis que Julia a étudié à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts de Cergy « très lié à l’aspect performatif de l’art, m’a-t-elle précisé, tandis qu’Eloïse a beaucoup travaillé la question de la production des formes ». Julia a ensuite suivi une maîtrise en art visuel et médiatique à l’Université du Québec, à Montréal, qu’elle a terminée en 2015. Depuis, elles collaborent pour produire des vidéos, des films, des sculptures, des installations, des sérigraphies, fruits de nombreuses rencontres et de résidences. Elles collaborent aussi avec des scientifiques, avec qui elles n’ont de cesse d’échanger pour mieux comprendre le monde. Ils sont biologistes, anthropologues, hydrologues, archéologues, géologues. Avec des artisans, qu’ils soient verriers, potiers ou tailleur de pierre. Ainsi en 2019 dans le désert marocain d’Agafay, découvrent-elles la fabrication d’un four, outils qu’elles vont à nouveau explorer lors de leur résidence Moly Sabata (2019-2020). Sur l’Ile d’Ouessant, en résidence en 2020 sur le bateau de l’artiste Nicolas Floc’h, elles explorent l’idée de repère dans un espace océanique. On pourrait aussi dire qu’elles collaborent avec les environnements dans lesquels elles s’installent un temps, le temps d’une résidence. Environnement qu’elles interrogent. Ces collaborations produisent des connaissances que les artistes transforment en œuvre d’art qui peuvent ensuite être partagées. Ces œuvres sont comme des réceptacles, qui agrègent le paysage dont elles sont issues, tout autant que les êtres et ce qui les constituent, physiquement ou intellectuellement.
Et si elles sont le fruit de la collaboration des artistes avec, elles racontent aussi les collaborations entre, les éléments, les matières, entre l’eau, le sable, la silice, le vent, les algues. Elles racontent le mouvement perpétuel, la transformation, à travers des allers-retours entre passé et présent.
Ce que j’ai ainsi apprécié dans le travail de Julia et Eloïse, c’est cette générosité, leur curiosité qui transparait dans la richesse du contenu associé à la beauté des images et des sons, tout autant que le mélange entre clarté et confusion. Et enfin ce lien entre art, sciences et vie, caractéristiques de notre monde contemporain, d’une époque qui cherche des solutions.
* Aude de Bourbon Paris est journaliste, critique d’art et commissaire d’exposition, avec une appétence particulière pour la scène émergente, les changements de paradigmes, les assemblages contemporains, les liens art & nature et art & société.
Image d’ouverture> Capture d’écran Bleu Silico de Julia Borderie & Eloïse Le Gallo.