Laurent Grasso ou la complexité sensible

Dans le cadre du Festival Normandie Impressionniste, qui fête cette année les 150 ans du mouvement artistique, le Département de la Seine-Maritime a donné carte blanche à Laurent Grasso, artiste français de renommée internationale et à l’œuvre singulièrement protéiforme. À travers un parcours mêlant films, néons, sculptures, peintures, il crée des atmosphères énigmatiques qui bousculent les frontières de nos impressions et de nos connaissances. Traversant l’histoire de la peinture, le motif du nuage sert de fil d’Ariane à un étonnant voyage dans le temps. Disséminées sur le site de l’ancienne l’abbaye de Jumièges, les œuvres viennent activer les ruines pour y faire surgir certains passés et entrevoir de potentiels futurs. S’appuyant sur les sciences pour générer un imaginaire infini, Laurent Grasso distille le mystère. Que mesurent ces drôles d’instruments ? La réponse sera à chercher sur place. S’embarquer pour Clouds Theory comme pour Cythère et se raconter une histoire aux confins de la fiction et de la réalité. A découvrir jusqu’au 29 septembre.

Qu’est-ce qui pourrait relier Laurent Grasso aux impressionnistes ? Réponses : les jeux perceptifs et l’esprit d’invention. Ainsi l’ambition de Monet de capter l’invisible pourrait être comparée à sa volonté de saisir les énergies de la Terre. Autre rapprochement possible, l’artiste a lui aussi son « jardin de Giverny », bien qu’un peu différent, un jardin pluriel disséminé tout autour de la planète, à Taïwan comme en Australie. Les yeux rivés sur notre monde, Grasso rassemble des données, des connaissances scientifiques, historiques, mythologiques ou ésotériques. Il observe la Terre du ciel, ausculte notre temps à travers les ondes, étudie les phénomènes célestes, sans oublier l’éther… Et tel l’oracle délivre sa parole divinatoire, l’artiste offre de multiples formes à interpréter.
Invité à l’occasion du festival Normandie Impressionniste, Laurent Grasso a eu carte blanche pour investir l’ancienne abbaye de Jumièges. Disséminées sur l’ensemble du site, toutes sortes de nuages viennent en activer les ruines. Faits de lumière, de pierre ou de métal, ils apparaissent au sol ou dans les airs. Si comme l’a montré l’historien de l’art Hubert Damisch, ce motif a servi pendant des siècles à figurer le lien entre le terrestre et le céleste, Clouds Theory s’en saisit pour évoquer tant la théorie des cordes que le rayonnement du corps noir, pour distiller le mystère à partir de phénomènes ou de connaissances scientifiques. Comme souvent dans son œuvre, l’artiste s’efforce de capter les signes inscrits de manière persistante ou inconsciente dans notre imaginaire collectif et les restitue en un passionnant langage formel énigmatique. En voici quelques exemples.

Vue de l’exposition Clouds Theory à l’abbaye de Jumièges.©Laurent Grasso, ADAGP, Paris 2024. Photo Polina Tkacheva

Commençons par six lourds nuages de cuivre tombés du ciel. Longs de deux mètres, ils jonchent le sol. Leur surface irisée par le feu évoque les destructions subies par le site au fil des siècles, mais aussi les pluies acides contemporaines tandis que leur face polie comme un miroir peut refléter les œuvres aux alentours. Nouvelle évocation du feu mais plus directe cette fois avec Eternal Flames (2024), 48 néons accrochés au mur s’attardent également sur les saccages successifs vécus par l’édifice mais font aussi référence, nous apprend-on, au gaz naturel qui dans certaines contrées s’échappe du sol et forme des champs de flammes, éternelles comme le souvenir.

Eternal Flames (au mur) et Clouds Theory (au sol) à l’abbaye de Jumièges. ©Laurent Grasso, ADAGP, Paris, 2024. Photo Aurélien Mole Courtesy Perrotin

En néon également, quinze années sortent de la pierre comme d’un livre d’histoire. Laurent Grasso renouvelle pour Jumièges un geste qui ponctue ses expositions depuis de nombreuses années. Surgissant de différents temps, Time Travel rappelle des faits marquants souvent liés à des catastrophes. L’ensemble exposé est inédit. Les dates choisies replacent l’histoire de l’abbaye dans un contexte plus vaste. Il est question des éruptions attribuées aux volcans Krakatoa et Ilopango (536), du sac et incendie de l’abbaye de Jumièges par les Vikings (841) mais aussi de l’épidémie de peste noire à Rouen (1348), du tremblement de terre de Lisbonne ressenti jusqu’en Normandie (1755), de la pandémie de Covid-19 (2020) comme du passage de l’astéroïde (101955) Bénou à proximité de la Terre (2182).

Time Travel (détail) à l’abbaye de Jumièges. © Laurent Grasso, ADAGP, Paris, 2024. Photo Aurélien Mole. Courtesy Perrotin

Plus loin, les dates deviennent des yeux qui nous regardent autant que nous les contemplons. De quelle nature sont-ils ? Sont-ce des représentations du mauvais œil qui frappa l’abbaye ou au contraire de l’œil chanceux, qui piège les mauvaises énergies ? Que nous dit-on ? Que l’œil unique et omniscient, que certaines traditions le percevaient comme transmetteur de lumière mais qu’il est aussi ici une référence à un intérêt de l’artiste pour les systèmes de surveillance et les systèmes d’observation astrologiques. La pensée de Laurent Grasso est complexe et son œuvre toujours à des confins multiples. L’œil était aussi dans la tombe et unique sur le front du cyclope ! Le voici collé entre les pierres comme entre des sourcils, enjoignant peut-être le visiteur à mieux se connaître lui-même. Voir et donner à voir sont deux enjeux permanents de l’exposition et peu importe avec quel œil nous la regardons.

Panoptes (détail) à l’abbaye de Jumièges. ©Laurent Grasso, ADAGP, Paris, 2024. Photo Tanguy Beurdeley. Courtesy Perrotin

À l’intérieur du bâtiment, une tapisserie d’Aubusson nous surprend. Réalisée en collaboration avec la Manufacture Robert Four, elle s’inscrit dans Studies into the Past, un vaste projet autour du temps et du voyage dans le temps développé depuis plusieurs années par Laurent Grasso. Dans cette série, constituée tant de peintures que de dessins ou de bas-reliefs (dont plusieurs pièces sont ici exposées), l’artiste place des éléments extraits de ses œuvres dans des décors inspirés de peintures historiques. Chaque médium étant strictement investi de manière à être clairement identifié et provoquer un hiatus à l’apparition de l’élément contemporain. Pour la tapisserie observée, il s’agit d’un nuage de pollen emprunté au film Projection.

Vue de l’exposition Clouds Theory. A droite, Studies into the Past ©Laurent Grasso, ADAGP, Paris, 2024. Photo Tanguy Beurdeley. Courtesy Perrotin

Un temps amusé (abusé) par le décor et les personnages notre système de reconnaissance de formes intégré pioche dans nos souvenirs des images illustrant nos livres d’histoire avant finalement de renoncer pour laisser venir à la volée certains tableaux de Magritte, autre grand amateur de nuages ! Nous voilà donc aux prises avec le motif central de l’exposition, son fil d’Ariane. Diffusé par une petite télévision à la définition datée, le nuage d’origine (2005), celui de Projection apparaît, prouvant que chez Laurent Grasso rien ne se perd, tout se transforme. Chaque pièce formant une part d’un grand tout en expansion.

Projection, 2005. Vidéo Beta digitale et animation noir et blanc, 3’. ©Laurent Grasso, ADAGP Paris 2024. Photo Polina Tkacheva

Toujours dans l’ancien logis abbatial, trois films sont présentés, trois films caractéristiques du savoir-faire de Grasso et du rôle de sismographe qu’il s’assigne. A l’affût de toutes les énergies, l’artiste mesure, capture, retranscrit, et interprète celles à l’œuvre sur la planète et bien plus loin encore dans le cosmos. Pour OttO (2018), il a filmé des sites sacrés aborigènes avec des caméras thermiques et hyperspectrales placées sur des drones tout en travaillant sur les récits attachés à ces lieux afin d’en révéler la force immatérielle. Avec ARTIFICIALIS, il poursuit son exploration pour donner à voir un territoire ambiguë, en pleine mutation. Réalisé à l’invitation du musée d’Orsay et accompagné de la musique de Warren Ellis, le film est troublant. Grasso entraîne le regardeur tout autour du monde, son œil parcourt les glaciers tout autant que les forêts tropicales, et nous interroge sur l’avenir de la planète à l’ère de l’anthropocène. Un bateau fantôme apparaît… Les frontières du réel et de la fiction se brouillent. L’homme est-il toujours de ce monde ?

A gauche, OLOM, 2018.En projection, OttO, 2018, film HR, 21’26” ©Laurent Grasso, ADAGP Paris 2024. Photo Polina Tkacheva

Spectaculaire aussi, Orchid Island (2023) montre un rectangle noir en lévitation au-dessus de l’eau tel un ovni. Évoluant lentement, il semble bombarder de particules l’environnement qu’il survole. Accompagnée par la musique de Nicolas Godin, la scène en noir et blanc est d’une beauté inquiétante. On pense à Stalker de Tarkovski, serions-nous à l’orée de la Zone ? Les images ont été filmées sur l’île des Orchidées, où la construction d’une gigantesque décharge nucléaire a provoqué un conflit avec la population autochtone Tao, et sur le lac aux Mille Îles, un réservoir artificiel résultant de la construction du plus grand barrage de Taïwan. En gommant presque intégralement toute présence humaine, Laurent Grasso fait écho aux représentations en lien avec l’exploration de territoires supposément vierges et montre combien l’Eden ne sait pas se défendre face aux dégâts provoqués par les activités humaines.

Orchid Island, 2023, extrait, film HR, 20’ ©Laurent Grasso, ADAGP, Paris, 2024. Courtesy Perrotin

Arrêtons-nous maintenant car ce ne serait pas du jeu que de dévoiler l’intégralité de Clouds Theory. Il faut aller à Jumièges et se laisser surprendre, emporter par une œuvre rare. Une œuvre polysémique savante et sensible à la fois.

Contact> Laurent Grasso. Clouds Theory, du 25 mai au 29 septembre 2024, Abbaye de Jumièges, 76480 Jumièges.

Image d’ouverture> Vue de l’exposition Clouds Theory à l’abbaye de Jumièges ©Laurent Grasso, ADAGP, Paris, 2024. Photo Tanguy Beurdeley. Courtesy Perrotin