L’art s’emmerveille à la Biennale de Melle

La période estivale est favorable aux aventures artistiques. Toutes les régions de France s’enorgueillissent de programmations plus attrayantes les unes que les autres. Mais point n’est besoin d’être une métropole pour accueillir un événement à la carrure internationale. C’est ainsi que Melle, accueillante et paisible petite commune de la région Poitou-Charentes, déploie depuis 2003 sa Biennale d’art contemporain. Pour sa 10e édition, l’événement accueille 50 artistes, dont les œuvres sont réparties dans l’espace public, en pleine nature, et dans les principaux monuments de la ville. A l’ombre d’un porche d’église, il faudra au visiteur passer un moment à étudier le guide généreusement distribué à l’office du tourisme. Et aussi avoir du temps car voir toute la biennale lui prendra à n’en pas douter au moins la journée !

Nous Merveillons est une proposition d’Evariste Richer. Avec ce titre, le commissaire de la Biennale de Melle convoque tant la merveille que l’éveil. En passant du mot au verbe, il invite à passer de la contemplation à l’action. « À l’image de l’arboretum de Melle et de ses collections, les œuvres de cinquante artistes composent une partition éphémère, une vision de l’état du monde à travers le prisme des enjeux écologiques universels, une cristallisation et un manifeste à la fois. De résonances en aliénations, le parcours de visite invite à une expérience immersive et sensible, faites d’amorces de narration et d’images paradoxales de notre ère, afin d’éveiller les consciences et de redonner goût à l’émerveillement. Car Nous Merveillons s’inspire des bocages pour faire proliférer dans la ville une pensée en buisson, un fourmillement de questionnements et le prélude d’une symbiose avec le vivant », explique-t-il. Chaque œuvre suggère à sa manière des pistes de réflexion où nature et culture ne s’opposent plus, au contraire, se complètent et s’enrichissent. Partons maintenant à la découverte de quelques-unes des propositions artistiques de l’édition 2024 de la Biennale.

Dans l’espace public

La Constellation ordinaire #14 de Jan Kopp est à découvrir dans le Pré aux moutons (photo d’ouverture). Tombés lors des récentes et violentes tempêtes, des arbres ont été rassemblés dans une prairie et leurs troncs recomposés et blanchis à la chaux arboricole. Constitué de segments de différents diamètres et essences de bois typiques de la région, chaque tronc, fait de fragments d’acacias, de chênes, de bouleaux et de châtaigniers, forme un tout aux yeux du public, comme ce dernier aime à rassembler les étoiles du ciel en différentes constellations. Dressés dans le pré en mémoire de la forêt dont ils sont extraits, ces troncs témoignent de la fragilité des écosystèmes malmenés par des conditions climatiques de plus en plus turbulentes.

Après avoir retourné le champ, 2019-2024. ©Jan Kopp, ADAGP. Photo Polina Tkacheva

Du même artiste, Après avoir retourné le champ est à retrouver en Salle Jeanne d’Arc. Composée de plus de 1500 tiges séchées et suspendues au plafond, l’installation provoque un renversement métaphorique. Récoltés dans les environs de Melle, dans des lieux interstitiels, en marge des cultures agricoles ou sur les bords des axes routiers, les chardons poussent à l’envers et revendiquent ainsi à la fois leur résistance et leur fragilité.  Un environnement déboussolé pour des humains qui souvent marchent sur la tête !

Adugraphe n°6, 2019. ©Farid Kati. Photo Olivier Gaulon

En passant par le Kiosque, vous pourrez contempler une sculpture qui dessine, comme en son temps une Méta-Matic de Jean Tinguely ! Les « adugraphies » – néologisme, formé en associant le mot berbère « adu », qui signifie vent, avec le concept de graphie – de Farid Kati témoignent de la présence du vent. Avec ces traces laissées par les mouvements de l’Audugraphe, l’artiste invite à une réflexion sur la signification symbolique et universelle du vent, qui traverse les époques et les cultures, et, à travers lui, évoque la migration, la mémoire, la transmission, l’errance et la fuite.

Module n°7, 2024. ©Thomas Lanfranchi. Photo Polina Tkacheva
Module n°7, 2024. ©Thomas Lanfranchi. Photo Polina Tkacheva

De vent, il est aussi question avec Thomas Lanfranchi, dont les formes aériennes ne sauraient exister sans la présence de ce dernier. Sculpteur étonnant, il se détache du caractère solide et pérenne des matières habituellement utilisées dans son domaine pour composer des œuvres éphémères qui peuvent se gonfler et se mouvoir comme un cerf-volant. Dans le cinéma Le Méliès, un film permet de prendre connaissance de la manière dont s’est déroulée une des performances ayant engendré Module n°7.

Marelle, 2007. ©Dominique Ghesquière. Photo Aurélie Leplâtre. Courtesy Dominique Ghesquière

A l’ombre des remparts, l’œuvre ambiguë de Dominique Ghesquière vous attend. Est-ce une tombe ou un jeu d’enfant ? La partie supérieure placée à la verticale, avec le mot « ciel » gravé sur elle, nous fait penser à la première, tandis que les contours et la taille de la pièce suggèrent le second. L’œuvre, qui renvoie aux origines de la statuaire et au jeu comme symbole du monde, fige un moment de vie et pétrifie, pour ainsi dire, le tracé habituellement éphémère de la marelle.

Entremelloises, 2024. ©Johann Le Guillerm. Photo Polina Tkacheva

Dans le Pré de l’Ecu, Les Entremelloises de Johann Le Guillerm sont rassemblées tandis que leurs doubles sont installées chacune dans une des sept communes participant à la Biennale. Ces Architextures, comme l’artiste les nomme, sont des maillages de bois, qui « infiltrent » le paysage. Utopie de construction éphémère, mutantes et migrantes, elles s’exposent aux éléments, à la mémoire et au passé des sites qu’elles investissent, modifiant sensiblement et durablement le paysage autant que lui-même les transforme. L’installation rappelle l’histoire arboricole du territoire, malheureuse au Moyen Âge à cause de l’exploitation des mines d’argent, et initie une cartographie artistique du Mellois.

Nous Imbrillons, 2024. ©Gaël Lévêque. Courtesy Biennale de Melle 2024

Les Halles du Marché sont au cœur de la vie de Melle et participent elles aussi  à la Biennale. Nous imbrillons émerge d’un halo vert pensé par Gaël Lévêque. La proposition « évoque à la fois les enseignes lumineuses des villes, l’univers de la science, voire celui de la science-fiction. La lumière n’est pas fixe : elle vibre légèrement. Les mots flottent, de sorte que la lecture s’expérimente comme un rêve. »  Attentif, le regard finit par déchiffrer le superbe verbe inventé par l’artiste et définit par lui : « imbriller, verbe du 1er groupe : action d’une lumière intérieure qui tend et vibre vers les parois de l’objet qui la contient, quand il fait l’expérience d’une intense émotion partagée. » Chacun est alors libre de laisser vagabonder ses réflexions sur les diverses façons d’être ensemble réunis pour le meilleur.

Seconde Pot, 2024. ©Ipin et Marcan Granit. Photo Polina Tkacheva

De leur côté, Germain Prévost (alias Ipin) et Marcan Granit se sont associés pour offrir à la Biennale Seconde Pot, une installation réalisée à partir d’une collecte auprès des habitants, tant des pots de peinture abandonnés dans un recoin de leurs maisons que des paroles et sons captés à l’occasion des dons. L’artiste muraliste et le créateur sonore ont pris possession de la salle des fêtes Jacques Prévert pour la métamorphoser. Transformé en une immense bande colorimétrique et sonore, le bâtiment résonne d’histoires singulières faisant récit collectif. Une œuvre partagée, qui incarne le « nous » de l’enjeu de la biennale.

Églises et autre lieu de culte

Vue de la 10ᵉ Biennale d’art contemporain de Melle, Église Saint-Savinien, 2024. ©Photo Polina Tkacheva
rosa damascena, 1984/2017 – 2018. ©herman de vries. Photo Olivier Goulon

L’Église Saint-Savinien a été richement dotée pour la Biennale. Les visiteurs peuvent y découvrir des œuvres de Michel Dector, Marco Godinho, Laurent Montaron, et herman de vries. Fidèle à ses sujets de prédilection, ce dernier poursuit sa réflexion sur les relations de l’homme à son environnement opérant sans cesse des allers-retours entre nature et culture. Pour l’occasion, l’artiste a décidé de renouveler une installation proposée initialement pour la 56e édition de la Biennale de Venise, en 2015. Biologiste et naturaliste, de vries estime que les processus et les phénomènes de la nature ne peuvent pas être traduits et expliqués seulement en termes rationnels. A même le sol dallé de l’église, des milliers de roses séchées forment un cercle. rosa damascena agit comme une métaphore poétique de l’éphémère beauté de la vie.

La roue de la fortune, 2013. ©Pierre Ardouvin. Photo Olivier Gaulon

Installée dans le Temple, La roue de la fortune interroge sur la notion de divertissement telle que le XXe siècle l’a progressivement imposée. En reprenant le motif de la roue de la fortune, Pierre Ardouvin oppose deux conceptions bien différentes de ce jeu. Celle d’hier qui rassemblait ses adeptes dans les salles des fêtes, au cirque ou à la fête foraine et celle d’aujourd’hui dont tout le monde se souvient comme d’un jeu télévisé. L’artiste invite à reconsidérer nos modes de distraction en soulignant peut-être que l’expérience, qui nécessite présence et échange, est trop souvent abandonnée au profit d’une hypnose par écrans interposés. Et de s’interroger. Que préférons-nous : enrichir notre expérience de l’autre ou le garder à distance ? Tous les jeux n’ont pas la même saveur, la même valeur.

Roulé boulé, 2020–2024. ©Linda Sanchez et Baptiste Croze. Photo Olivier Gaulon

Dans l’Église Saint-Pierre, l’œil est attiré par un étrange ensemble de balles en ordre dispersé. L’installation du duo Linda Sanchez et Baptiste Croze met l’accent sur un problème écologique connu mais de façon inattendue. Rejetés par la mer Méditerranée, collectés depuis 2020 et regroupés pour Roulé boulé, ces dizaines de ballons, de toutes les tailles et couleurs, viennent nous rappeler la pollution des mers et des océans par les activités humaines. L’installation dessine une constellation en même temps qu’un réseau de trajectoires, réelles ou rêvées, à l’instar des grands flux aquatiques. Elles racontent une pluralité de récits : de l’insouciance des plages et des jeux d’enfants aux multiples usages du littoral, de la flottaison des plastiques à la réalité des migrations.

Horizontal Alphabet (black), 2016. ©Katinka Bock. Photo Polina Tkacheva

Sur le parvis de l’Église Saint-Hilaire, un incroyable alphabet a pris place. L’installation est composée de briques dont le format est donné par l’empreinte d’une main ou d’un pied. Katinka Bock joue de la répétition et de la diversité pour rejeter l’idée de standardisation. La main, le pied, le pouce, le fémur, sont des parties du corps, qui ont servi (ou servent encore) d’unités de mesure. Ainsi, semble nous dire l’artiste, l’homme a fait le monde non pas à son image mais à sa mesure.

A l’Hôtel de Ménoc

Le dépeuplier, détail, 1996-1997. ©Vincent Chhim. Courtesy Olivier Gaulon
Le dépeuplier, détail, 1996-1997. ©Vincent Chhim. ADAGP, Collection Frac Poitou Charentes

À l’Hôtel de Ménoc, sont réunis photographies, vidéos, installations, peintures, dessins. Parmi les nombreuses œuvres signées par 33 artistes, signalons Le dépeuplier, de Vincent Chhim. À travers cet inquiétant portrait, l’artiste questionne l’actualité de la représentation et de la figuration en peinture. Il s’agit d’une peinture très construite qui utilise un type de cadrage directement issu de la photographie – ici celle d’un responsable nazi anonyme. Ce portrait au regard difficilement soutenable s’attache à montrer la complexité de l’être, humain et monstre à la fois.

Hôpital des feuilles, 2019. ©Michel Dector. Photo Polina Tkacheva

Plus loin, le visiteur peut découvrir Hôpital des feuilles de Michel Dector. Pour cette peinture sur drap, l’artiste a troqué son alphabet de formes géométriques et de chiffres pour donner à voir la diversité des feuilles mortes, malades ou attaquées par des nuisibles. « Prendre en considération les diverses formes de vie, humaines et autres qu’humaines, non pas pour gommer leurs différences ou les uniformiser, mais pour percevoir en quoi elles constituent des modes variés et des modulations diverses d’une même vie commune », explique-t-il.

La Mer Poubelle, 2022. ©Mona Cara, Garage Montigny, Mayenne, 2023 

Impossible de quitter les lieux sans évoquer la magnificence de l’œuvre de Mona Cara, qui tisse des pièces textiles hybrides transformant le chaos du monde en une apocalypse joyeuse ! Pour y arriver, l’artiste associe des savoir-faire artisanaux avec des techniques héritées de l’industrie, qui lui permet de programmer informatiquement le tissage de motifs complexes et de textures diverses. Multipliant les références à une imagerie enfantine, des Teletubbies à Peppa Pig, Mona Cara choisit la voie de l’humour pour interroger les dérèglements de la société contemporaine.

Un invité pour un projet spécial

Réciproque, 2024. ©Julien Mouroux. Photos Polina Tkacheva

Pour finir ce tour d’horizon, il nous faut évoquer maintenant l’invitation faite par la Ville de Melle à Julien Mouroux. En développant des tressages à partir de bambous récoltés in situ,  il a revêtu l’architecture du lavoir de Villiers d’une structure aspirant le regard du spectateur vers l’intérieur du bâtiment. Privilégiant les techniques traditionnelles ou directement inspirées par le végétal, l’artiste propose une approche sensible de l’environnement qu’il aime enrichir au contact des publics qu’il fréquente lors de résidences, d’ateliers ou de créations collectives.

Rue Fossemagne, Biennale de Melle, 2024. ©Thomas Lanfranchi, ADAGP. Photo Lydie Palaric et Olivier Gaulon

Et puisqu’il faut conclure, rappelons les mots poétiques d’Evariste Richer qui rendent si bien l’ambiance de cette très sensible Biennale : « Tout est à fleur à Melle. Le pouls de la nature, de ses habitants et l’épaisseur de son histoire sont le terreau fertile d’un présent militant, conscient de l’urgente nécessité de réinventer nos fonctionnements. » Car s’il est nécessaire que l’art se fasse le chantre de notre planète et nous sensibilise à ses déboires, il se doit aussi de nous mettre sur la voie d’une paix à construire avec tous les vivants, nous y compris. Dans ce contexte, le message paisible et heureux de Nous merveillons a toutes les chances de porter ses fruits.

Contact> 10ᵉ Biennale d’art contemporain de Melle Nous Merveillons,  du 29 juin au 29 septembre 2024, Office de Tourisme de Melle, 3, rue Emilien Traver, 79500 Melle. Ouvert du mardi au dimanche, de 11h à 13h et de 14h à 19h (à partir du 2 septembre ouvert aux mêmes horaires du vendredi au dimanche uniquement). Entrée libre

Image d’ouverture> Constellation ordinaire #14, 2024, Biennale de Melle. ©Jan Kopp, ADAGP, photo Polina Tkacheva