L’art de la Réunion ici et maintenant

Face à la diversité et à la qualité des propositions plastiques, Astèr Atèrla (« ici et maintenant ») déclenche dès la première salle une soif de découverte pour l’art actuel de la Réunion. En effet, le CCC OD, à Tours, offre une lecture inédite et captivante de l’art contemporain réunionnais – auquel nous n’avons hélas que peu accès –, à travers un parcours éclectique, riche en médiums, réflexions, et pistes à explorer. Œuvres peintes, tissées, sculptées, filmées, installées et photographiées sont au cœur de la découverte.

Des collectivités et territoires français d’outre-mer (DOM/COM), on connait peu les productions artistiques, à la fois faiblement relayées par les médias et insuffisamment exposées en métropole. Ainsi, découvrir la richesse de la scène contemporaine réunionnaise est une aubaine offerte par le CCC OD, en collaboration avec le FRAC Réunion et la Ville de Tours. Cette exposition itinérante, dont la prochaine étape sera la Friche Belle de Mai, à Marseille, en 2024, réunit 34 artistes, et déploie leurs œuvres en offrant leurs approches de l’art d’aujourd’hui dans le centre d’art tourangeau. Une proposition plurielle et intergénérationnelle permettant d’apprécier la variété de l’art d’Outre-mer, entre mémoires et modernités.
« Je » n’est pas permis, puisque « toi » est à définir ! Voici que survient une rencontre dans les pulsations rythmées de nos réalités. Astèr Atèrla nous dévoile Hasawa, en guise d’incipit d’un long texte témoignant de la personnalité multiple de la Réunion, dans le catalogue. Les œuvres présentées interrogent tour à tour les migrations, la société postcoloniale, l’hybridation culturelle, les questions de territoire, d’écologie, de genre, et de créolité. Nous déambulons ainsi parmi les sculptures poétiques et mystiques boisées d’Hasawa, faisant écho à l’approche poétique et engagée de son aîné Christian Jalma, surnommé Pink Floyd ; les célèbres pochoirs de personnes Cafre (personnes noires de l’Afrique australe en créole) de Wilhiam Zitte, inventeur du concept d’« artcréologie », une approche archéologique du monde créole ; les tentures à base de cendres végétales et les graines en céramique surdimensionnées d’Alice Aucuit ; les vêtements inhabités en galets de Stéphanie Brossard proposant une approche minérale de l’île ; la somptueuse robe végétale de Tatiana Patchama accompagnée de parures en feuilles séchées, les portraits généreux et politiques d’Anie Matois… Ainsi se croisent corps visibles et invisibles tout au long de ce dense parcours.

Anie Matois, Autoportrait – Body Painting, 2022, peinture à l’huile. Courtesy de l’artiste.

Arpentant ces chemins, nous apprenons des rituels lointains comme ceux de Florans Féliks Waro avec les femmes du Ron Fanm Kazkabar (le rond des femmes Kazkabar), créant ensemble une œuvre in situ dans la ravine de Saint-Paul, fabriquée à partir de lianes, de cheveux, d’éponges, de tissus. Création au cours de laquelle les femmes échangent pensées et savoir-faire de la culture créole, entre chants, tressages et réflexions.
Chez Jean-Claude Jolet comme chez le duo Kid Kréol & Boogie, à la croisée des cultures hybrides, s’inscrivent des odes dessinées ou sculptées, au métissage et à l’identité créole, à travers la figure de Saint Expédit, « Ti bondieu » comme on aime le nommer en créole, sous forme d’oratoires rouges que l’on croise, ici et là, sur les routes de l’île ou devant les habitations.

Jean-Claude Jolet, Ex péi, 2009. Bois, acier, cire, paraffine colorée. ©Photo ABK

Le saint catholique populaire à la Réunion (en Guadeloupe, en Haïti et au Brésil*) est prié pour des demandes urgentes. Tel un symbole du vivre ensemble, il est également invoqué par la communauté hindou de l’île.
Inspiré par le vivant, Thierry Cheyrol dessine des formes que l’on attribue aux plus petits organismes. À moins qu’elles ne soient à l’échelle cosmique ? Le mystère reste entier. Ces organismes sont-ils réels ou imaginés, récents ou remontant à des temps ancestraux ? L’artiste nous donne à explorer ces territoires sans frontière, aussi énigmatiques et pluriels que l’île elle-même.

Thierry Cheyrol, Amibiae 4, 2022, feutres pointes fines et couleurs. Courtesy de l’artiste.

Par le prisme de la création contemporaine, la jeune garde, à l’instar d’Anie Matois, témoigne des recherches actuelles sur les questions de genre, l’acceptation du corps, et intègre les problématiques postcoloniales. Brandon Gercara cherche à déconstruire les modèles dominants dans ce contexte, favorisant un élan d’émancipation des personnes vivant à la Réunion, dans toute la diversité qu’elles offrent. Abel Techer prolonge ces réflexions à travers de sublimes peintures autofictionnelles agrémentées de papiers peints représentatifs de l’exotisme colonial qu’il remet en question. Stéphanie Hoareau pose son regard sur les figures dites marginales de l’île, créant ainsi de nouveaux récits picturaux. Quant à Prudence Tetu, elle, présente notamment Tapi militan, un tapi mendian (tapis mendiant), composé d’un patchwork de tissus cousus bord à bord et à l’effigie des slogans et logos des luttes féministes et contre la colonisation depuis les années soixante. La pièce exposée comme une peinture évolue au fil du temps en se dotant de nouveaux apports.
L’ensemble des expressions plastiques de ce parcours témoigne d’un patrimoine réunionnais qui n’a absolument rien à envier au reste du monde, et que l’on espère voir apparaître prochainement dans les collections des musées d’art contemporain, au même titre que les œuvres des artistes de la métropole et internationaux. À suivre.

Prudence Tetu, Tapi militan, 2022 – in progress, broderie à la main, couture, tapis mendiant. Courtesy de l’artiste

*Mémoire et Histoire : le culte de Saint Expédit à la RéunionNancy Gauthier, 2008, Presses universitaires de Rennes. P. 133-145.

Artistes invités> Mounir Allaoui, Alice Aucuit, Jack Beng-thi, Catherine Boyer, Lolita Bourdon, Stéphanie Brossard, Jimmy Cadet, Sonia Charbonneau, Emma di Orio, Morgan Fache, Florans Féliks Waro et le rond des femmes Kazkabar, Brandon Gercara, Hasawa, Esther Hoareau, Stéphanie Hoareau, Christian Jalma, Kid Kreol & Boogie, Jean-Marc Lacaze, Gabrielle Manglou, Masami, Anie Matois, Sanjeeyann Paléatchy, Tatiana Patchama, Tiéri Rivière, Prudence Tetu, Wilhiam Zitte.

Contact> Astèr Atèrla (« ici et maintenant »), jusqu’au 7 janvier 2024 au CCC OD, à Tours, puis à la Friche Belle de Mai, à Marseille.

Image d’ouverture> Tatiana Patchama, Il y aura t-il un autre jour ?, 2023. ©Photo ABK