L’art conjuratoire d’Esteve Sabench

Les arts en région abritent parfois des expositions très singulières hors des grouillements esthétiques en tous genres qui s’activent dans les capitales. L’Espace des Arts du Boulou dans les Pyrénées Orientales accueille, jusqu’au 19 décembre, l’exposition TU.Temps des flors d’Esteve Sabench, dont l’œuvre est en majeure partie consacré à la mémoire.

Après avoir été en poste au Musée d’art moderne de Céret, Esteve Sabench, fervent militant de la langue catalane habitué à côtoyer le meilleur de ce qu’il y a à voir de la peinture contemporaine, s’attache désormais uniquement à créer. Dans la nouvelle exposition de l’Espace des Arts du Boulou, il dévoile diverses approches de sa sensibilité : non pas un déversement subjectif fondé sur l’exclusive de sa personnalité, mais un travail adressé au public comme un état de sensibilité posté dans l’immense boîte à regards. Soumise à l’appréciation générale plutôt qu’à soi-même, l’expression de la souffrance revêt des attributs esthétiques audacieux. En effet, l’artiste a inclus dans sa pratique artistique les représentations d’un drame vécu il y a une vingtaine d’années, la perte d’un enfant, tué dans un accident de la circulation.
Intitulée TU, l’exposition relève d’une part de la référence familière à la personne proche tutoyée mais aussi au participe passé du verbe « taire ». Le proche, s’étant définitivement tu, réapparaît sous des formes solennellement disertes contenues dans la luxuriance des compositions au sol, au mur, dans des boîtes, le tout essentiellement composé de fleurs ramassées dans les containers des cimetières, lorsqu’elles-mêmes se sont détachées de leurs tombes.
De ce drame sans retour et sans réparation, l’artiste ne peut faire autrement qu’en exhumer les souffrances continues en les sublimant littéralement sur le plan plastique. Aussi lorsqu’on entre dans cet espace d’exposition précédemment consacré aux œuvres du grand Claude Viallat, le contraste est grand et nous sommes frappés par un luxe esthétique et douloureux à la fois. Une sorte de claque nous est donnée, tant l’authenticité est forte, le message clair et la beauté insupportable.

TU, dessin. ©Esteve Sabench

L’entrée est édifiante, un socle de fleurs rectangulaire est privé d’une forme en réserve aux contours humains, contre-forme qui est placardée sur le mur, constituée entièrement de fleurs, comme l’image exacte du corps fixée en l’air, en plein choc. L’œuvre concentre deux forces contradictoires de violence et de douceur, provoquant un malaise instantané, une contribution implicite du spectateur, tétanisé par l’impact. Sabench réussit une mobilisation de l’attention sur deux points celui plus psychologique de l’impossible deuil, de la douleur savamment masquée, et celui d’un choix esthétique consistant à traiter le sujet à l’aide de résidus (des fleurs perdues) avec le même soin attentif qu’un fleuriste, portant cette exécution au rang d’une dédicace pleine d’amour.
De ce paradoxe, et au-delà de l’émotion que l’artiste donne à partager, on ne peut s’empêcher d’évoquer les rites funéraires ancestraux lorsque les célébrations vont aussi bien de l’édification de tombeaux monumentaux (comme chez les Toraja dans l’île indonésienne de Sulawesi, où les morts sont quasiment incrustés dans des cavités montagneuses face au soleil, à la vue de tous), qu’aux hommages rendus aux morts par des sociétés tribales avec d’humbles objets d’écorce battue, de dents de cochon, plumes (comme en Nouvelle-Guinée), mais tout aussi lourds de charges symboliques. Ici, le brut et le raffiné s’entrecroisent, la brutalité crue de la mort s’allie à l’invention de toutes sortes de détournements pour éloigner l’envahissante réalité. Le passage d’une technique à l’autre, le raffinement de grands dessins minutieux montrant pétale après pétale, informent sur un temps de méditation.  Il s’en dégage une mise à distance, progressive, un souffle cadencé par les pièces de bois flotté et les éléments de terre ou de bois qui se dressent comme la structure résiduelle et recomposable du corps.
Cette exposition se distingue des précédentes, Tu es et Sol i de dol de 2006 en ce sens que bien qu’empreintes d’un incontournable chagrin, les précédentes s’inscrivaient dans la restitution des traces de l’accident, de repérages cartographiés, métaphorisés principalement par des installations comme cela avait été le cas pour Tu es au Musée de Céret. Mais il y a aussi quelques appartenances à des esthétiques relevant de l’Arte Povera, telles qu’elles existent chez Alighiero Boetti ou Michelangelo Pistoletto, ou dans certaines œuvres des Nouveaux Réalistes.  En ce sens, le sous-titre de l’exposition nous éclaire, Temps de flors. Le temps des fleurs. Il incarne peut-être finalement la célébration, le contraire de l’oubli, l’actualisation d’une place fixe, sise éternellement au creux d’une plaie couverte de fleurs, de photographies, de dessins à l’encre ou d’étranges vanités, à l’image de gargouilles dont le souvenir n’est que l’eau qui coule. Un grand portrait exagérément et volontairement pixellisé rappelle une fois encore le visage du fils, mais en rendant impossible la reconnaissance immédiate des traits, il en diffère et éteint ainsi un effet qui se serait voulu spectaculaire. Les dessins extrêmement fins n’ont rien d’une précision froide, tout au contraire, ils évoquent une forme d’ironie narquoise, au regard du savoir su et insu.

TU, installation. ©Esteve Sabench

La tranquillité, qui émane de cette l’exposition dans son ensemble, rappelle la nécessité d’un chemin de conjuration. Le jeu d’aller-retour entre la sensation de fraîcheur apportée par les fleurs de plastique coloré et celle de finitude portée par les fleurs fanées collées sur certaines pièces ravaude la relation entre passé et présent. Bien sûr Esteve Sabench appartient à cette catégorie d’artistes qui ont apprivoisé le deuil comme ont pu le démontrer Magdalena Abakanowicz ou Louise Bourgeois, mais si l’écart entre leurs trajets professionnels est important, ce qui les réunit ici est le dépassement de la perte, et une bouleversante humanité au moyen de l’art.

Contact> TU. Temps de flors, Esteve Sabench, du 18 octobre au 19 décembre, L’Espace des arts, rue des Écoles, Le Boulou. Du mardi au samedi inclus de 9h à 12h et de 14h à 18h. Fermeture les jours fériés.

Image d’ouverture> Esteve Sabench près du portrait de son fils. ©Photo Christian Erre