L’art après la fin de l’art de Richard Dailey

Installé en France depuis le début des années 1990, l’écrivain, artiste et cinéaste indépendant américain Richard Dailey prend plaisir à assembler idées et images, à fabriquer des objets de nature poétique et à juxtaposer des contraires. Pour découvrir toute l’amplitude du regard porté par la peintre, graveuse et historienne de l’art américaine, Diana Quinby, sur l’œuvre de ce dernier, il vous suffira de rejoindre d’un clic le site de notre partenaire TK-21.

Dans le salon spacieux et lumineux de Richard Dailey, qui donne sur le boulevard du Temple à Paris, deux œuvres impressionnantes sont suspendues l’une en face de l’autre. Chacune est composée d’un grand cadre en forme de boîte et contient une plume géante en noir et blanc découpée dans du papier polyester semi-translucide. D’une taille imposante, ces boîtes à plumes (Feather Boxes) nous surprennent par leur présence massive. Les plumes elles-mêmes peuvent nous faire penser aux pendules des horloges de parquet, mais elles dégagent une étrange sensualité. Un cordon téléphonique enroulé, avec une prise électrique à l’extrémité, pend au bas de chaque cadre. « Je suis toujours étonné que ces choses fonctionnent encore » (1), dit Dailey en allant brancher l’une d’entre elles. La plume commence à frémir, comme si elle était doucement soufflée par une brise légère, et les tubes LED qui courent à l’intérieur du cadre s’allument, baignant la boîte dans une lueur brumeuse.
Légèreté et lumière. Léger comme une plume. Ces boîtes lumineuses et légères (light boxes en anglais), réalisées en 2003, sont aussi lourdes que des vitrines antiques, mais elles mettent en valeur la luminosité et la notion d’apesanteur. Richard Dailey prend plaisir à fabriquer des objets de nature poétique, à assembler des idées et des images, à juxtaposer des contraires et à orienter l’imagination dans plusieurs directions à la fois. Si le mot « poétique » est largement galvaudé dans les écrits sur l’art, dans le cas de Richard, c’est précisément le terme qui convient pour décrire sa pratique artistique multiforme.

Feather Box, 2003. ©Richard Dailey

Depuis son adolescence, au début des années 1970, alors qu’il était inspiré par les Beats et l’école de New York, la poésie a été la « force dominante » (2) de sa vie. Installé à New York après avoir obtenu son diplôme au Bennington College en 1978, il compose ses poèmes sur une presse typographique du XIXe siècle, publiant occasionnellement et gardant un contact étroit avec le milieu de l’art. Ce n’est qu’en 1991, lorsqu’il s’est installé à Paris, une ville dont il ne parlait pas (encore) la langue et dans laquelle il n’aurait pas beaucoup de lecteurs anglophones, qu’il commence à réfléchir à la possibilité de donner une forme visuelle à sa poésie.
Ses premières œuvres rendent hommage à l’objet Dada et Surréaliste, et en particulier aux boîtes de Joseph Cornell, dans lesquelles un ensemble d’objets trouvés, d’images, de cartes et de matériaux de récupération s’assemblent en tableaux énigmatiques. Richard Dailey est aussi un « pilleur », revenant de ses visites régulières aux marchés aux puces parisiens avec de vieux livres, des gravures, des photographies, des cartes postales, des ferrotypes, des cartes, des billes, des statuettes du Christ crucifié et une foule d’autres objets qui seront assemblés, parfois encadrés ou disposés à l’intérieur de boîtes. Le langage est présent dans beaucoup de ces œuvres, mais les mots et les textes sont dissociés de leur contexte d’origine, laissant ainsi au spectateur, et à l’artiste, une liberté d’interprétation qui conduit à une association très personnelle de significations et d’émotions.
Havana Souvenir, de 1991, rappelle notamment les Bird Boxes (Boîtes à oiseaux) de Cornell. Une petite volée d’oiseaux en fer blanc, dont deux perroquets sur leur perchoir et trois autres oiseaux en vol, tournent autour et au-dessus d’un fond composé d’une couverture de livre rose tachetée, d’une carte mère d’ordinateur, d’une carte de La Havane et d’un timbre cubain. La couverture du livre pourrait être un clin d’œil à Hemingway, ses taches de moisissure évoquant la peinture écaillée des bâtiments aux couleurs vives de la ville. Les oiseaux peuvent symboliser le voyage ou l’évasion vers des destinations lointaines, mais ils rappellent également la fascination de Cornell pour les oiseaux.

Havana Souvenir, 1991. ©Richard Dailey

Ayant vécu reclus, s’aventurant rarement hors de sa maison de Flushing, New York, Cornell a souvent utilisé des images d’oiseaux, qui peuvent être considérés comme des symboles de la liberté et de l’envol de l’imagination, ou comme des métaphores de sa propre vitalité en cage et de son désir irréalisé de voyager. Les perroquets sont particulièrement présents dans son œuvre, notamment dans une série de boîtes créées en hommage à Juan Gris. Captivé par L’homme au café, un tableau de Gris de 1914, exposé à Manhattan à la Galerie Sidney Janis en 1953, Cornell décide d’imiter l’artiste espagnol dans plusieurs œuvres, au sens propre comme au sens figuré, en utilisant sa technique de papier collé pour exprimer sa parenté artistique. En incluant des perroquets dans Havana Souvenir, Dailey s’est à son tour amusé à imiter Cornell, rendant ainsi hommage à l’art de l’assemblage en tant que poésie visuelle.
Richard Dailey dit qu’il ne peint pas, qu’il ne dessine pas, qu’il ne « fabrique » rien. Attiré par les « choses qui ne coûtent rien », il recycle intuitivement dans l’art tout ce qu’il trouve et qui résonne à la fois avec son processus de pensée créatrice et son expérience de la vie quotidienne. Pour lire la suite, cliquer !

(1) Conversation de l’auteure avec Richard Dailey, printemps 2019.
(2) Richard Dailey, Radical Incoherency, catalogue raisonné inédit, p. 2, consultable sur le site de l’artiste.

Image d’ouverture> Protagonist Fuck Yourself, novembre 1993. ©Richard Dailey