Après avoir été directrice du Musée Zadkine de 1996 à 2008 puis de 2016 à aujourd’hui, Noëlle Chabert retrouve, selon ses propres mots, sa « liberté » et devient commissaire indépendante. Le rêveur de la forêt est donc sa dernière exposition pour l’institution parisienne, conçue en collaboration avec Jeanne Brun. Elle vient clore une triade – faisant suite à Etre pierre et L’instinct de la matière – dédiée aux matérialités diverses de l’œuvre de Zadkine (1890-1967), dessinateur et sculpteur biélorusse qui résida avec sa famille, à partir de 1928, dans cette maison située entre le jardin du Luxembourg et le quartier du Montparnasse. De Picasso à Laure Prouvost, de Paul Gauguin à Hicham Berrada, l’exposition offre de savoureuses conversations entre une quarantaine d’artistes modernes et contemporains, à découvrir jusqu’en février prochain. Il faut souligner par ailleurs qu’un ticket commun, imaginé avec la Fondation Cartier, permet au visiteur de profiter également de l’exposition Nous les Arbres. Un vrai plus !
« La civilisation s’est faite contre la forêt, c’est le point de départ de l’exposition du Musée Zadkine, explique Noëlle Chabert, le vivant, le sauvage, le sacré qui perdure et que l’on ne peut évacuer, tout ce que la forêt contient de mystères : ces thèmes m’ont particulièrement intéressée. Nous sommes dans une civilisation où, depuis Les Lumières, l’évolution montre que la rationalité ne peut tout résoudre, et la forêt contient également un univers obscur que l’on ne peut réduire. Pour Zadkine, c’est d’ailleurs un retour aux sources, dans cette dernière grande forêt primaire appelée Bieloslava en Biélorussie, qui date d’après la période glaciaire et qui a imprégné son enfance comme son œuvre. A propos de son Peuple de bois, il disait : “Le sculpteur conserve (pour ses œuvres) le parfum enivrant de la forêt”. » Et la commissaire de préciser : « L’idée était de mêler les disciplines et les époques, depuis le début de la Modernité, la fin du symbolisme, jusqu’à aujourd’hui. » Ainsi, ne peut-on parler d’une rupture dans les préoccupations écologiques, avec la Révolution industrielle, mais plutôt d’une continuité de thématiques dans l’histoire de l’art qui aujourd’hui reviennent avec plus d’intensité.
Pour Noëlle Chabert, « le fil conducteur, en dehors du primitivisme, c’est le surréalisme ». La directrice du Musée Zadkine voit dans l’art contemporain de multiples évocations des inventions de ce mouvement du début du XXe siècle, notamment quand elle rapproche une photographie de Raoul Ubac datant des années 1930, Le sein dans la forêt, de Parle Ment Branches (1) (2017) de Laure Prouvost, qui représentait la France à la dernière Biennale de Venise. L’artiste fait preuve ici d’une certaine économie de moyen en montrant « la fusion des règnes, des organes féminins poussant à même les branches d’arbre », selon Noëlle Chabert. Conjointement, la commissaire montre également que la science et les nouvelles technologies peuvent être utilisées pour produire des œuvres qui imitent la nature. Ainsi procède par exemple Hicham Berrada, avec Kéromancie #3 (2018-2019) et Augures mathématiques (2019), qui rapprochent le régime scientifique des méthodes divinatoires. Les deux pièces ont été créées à partir d’un logiciel de morphogenèse, puis traduites en trois dimensions en résine ou en bronze calciné pour la série Kéromancie. L’exposition présente ainsi de nombreux médiums. Citons deux vidéos d’Ariane Michel, dont Les yeux ronds qui met en scène un hibou sur une branche observant la circulation de la place de la Concorde (montrée une première fois lors de la Nuit blanche en 2006) ; du son, également, avec une pièce du compositeur Jean-Luc Hervé, réalisée en partenariat avec l’IRCAM et que l’on peut entendre dans les deux dernières salles, avant d’entrer dans une partie dédiée au sacré.
La résilience culturelle de la forêt
Après la notion de peur et l’évocation politique du voyage des migrants, avec Un air d’accueil (2013-2018), une série de photographies couleur d’Estefania Peñafiel Loaiza prise à travers des caches dans des cabanes de fortune, mais aussi Brotes 1 (2017) de Javier Perez, qui d’un cœur en bronze doré fait partir des branches d’arbre, ou encore l’impressionnante Chauve-souris (1946) de la sculptrice Germaine Richier (1902-1959), le visiteur quitte les deux premières parties respectivement intitulées « Lisière » et « Genèse ». A l’extérieur de la maison, après avoir traversé les corps-troncs de Zadkine, il pénètre dans l’ancien atelier de l’artiste, qui abrite la troisième partie de l’exposition : « Bois sacré, bois dormant ». Là, un environnement sonore puissant, imitant une forêt primaire, nous enveloppe, celui de la seconde vidéo d’Ariane Michel, La forêt des gestes (2016), projetée dans un renfoncement. Non loin, sont posées des céramiques tragicomiques de l’artiste américaine Laurie Karp, notamment Graine de serpentes (2013), qui figure des vers sortant d’un potiron, et deux autres sculptures non moins gluantes et amusantes. « La loi de l’entropie rejoint l’idée souvent écartée des expositions selon laquelle il ne peut y avoir de vie sans pourrissement, destruction, régénération. La forêt est un milieu où tout se nourrit de l’autre, un système de cohabitation qui maintient le vivant. Une des dimensions de cette proposition est ce respect d’une vie qui se transforme toujours et nécessairement pour que le vivant perdure », confie Noëlle Chabert. Ainsi, là où l’on rencontre le sacré de la forêt à travers des œuvres de Joseph Beuys (1921-1986), mais également de Max Ernst (1891-1976), Munch (1863-1944) ou encore de Rodin (1840-1917), se trouve également, comme dans un rêve analysé par Freud, le désagrègement de manière transgressive des corps et des hommes.
Enfin, le duo Berdaguer & Péjus déploie un ensemble de petits spectres blancs de forêt ou d’arbres imaginés d’après un test psychologique effectué sur des patients jeunes ou adultes et traduits en 3D (notre photo d’ouverture). Une autre dimension s’ouvre alors ; celle de l’anthropologie et des sciences humaines que Noëlle Chabert – « On interroge la profondeur historique et anthropologique de ce thème », insiste-t-elle – adresse en évoquant notamment l’essai de l’anthropologue Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts ? (2017) : « Les forêts pensent comme nous on rêve, en images, de façon illogique, avec parfois des détails qui sont plus importants que le fil narratif qui se déroule pendant le rêve. »
A quelques centaines de mètres du Musée Zadkine, la Fondation Cartier propose de son côté une vaste exposition autour de l’arbre. Pour l’occasion, les deux institutions, publique et privée, ont noué un partenariat basé, entre autres, sur un ticket d’entrée commun. « Il est important d’inciter les visiteurs à aller d’un lieu à l’autre », estime Noëlle Chabert. D’autant que les deux programmations se complètent vraiment : Nous les Arbres, à la Fondation Cartier, a été montée avec le conseil scientifique du brillant philosophe italien Emanuele Coccia et offre une vue panoramique des questions écologiques actuelles autour de ce phénomène végétal. Citons les sublimes œuvres d’indiens d’Amazonie ou encore les dessins accompagnant les recherches du scientifique et botaniste Francis Hallé. Pour avoir une vision générale des changements dramatiques que subit la forêt aujourd’hui, un détour par cette exposition s’impose. Tout comme l’aller et retour entre les deux lieux est nécessaire. Mais quelle traversée de la forêt, de son imaginaire, poétique, sensible, politique, en toute intimité, voire à tâtons, ne fait-on pas au Musée Zadkine !