C’est au bord de la Méditerranée qu’est née La Voie lactée, au bord d’une mer en voie d’étouffement. Le projet artistique de Tatiana Drozd, Olga Kisseleva et Taisiya Savchuk-Polishchuk s’est construit sur une préoccupation commune quant à l’avenir de notre environnement naturel. A partir d’une matière à base de caséine propre à remplacer le plastique, les trois complices ont imaginé un dispositif évolutif autour d’une vidéo allégorique. Déployé une première fois à Bordeaux en décembre 2021, à la BAG_Bakery Art Gallery, il s’était traduit alors par une exposition, La rivière de lait aux berges de kissel. A Venise, plusieurs performances dansées ont accompagné son installation dans le Pavillon de San Marin, au palais Donà dalle Rose, où La Voie lactée reste visible jusqu’au 27 novembre. A l’occasion de cette participation à la Biennale d’art et en regard de la guerre en Ukraine, le projet a étendu son périmètre de réflexion. Comme avec How are you?, question qu’Olga Kisseleva posait il y a 20 ans, La Voie lactée interroge le monde de la création et au-delà : « En quoi l’art peut-il réparer le monde ? ». C’est ainsi qu’a vu le jour une publication rassemblant les premières réponses émanant d’artistes, de scientifiques, de responsables d’institution, d’écrivains… (1) D’autres vont être collectées. La Voie lactée n’a pas fini de faire parler d’elle et de l’art. A lire en suivant, le texte écrit en introduction de l’ouvrage.
Les hommes sont des dieux comme les autres
La Voie lactée est née au bord de la Méditerranée, là où la mer est bleue comme le ciel. Sur la plage de galets bercés doucement par les vagues, une danse. C’est l’aube de l’humanité. Le masculin rencontre le féminin dans une aurore d’Olympe. Mais les hommes sont des dieux comme les autres, incapables de se tenir « en équilibre sur la fine pointe de l’instant » (2). Le béton, la froideur, l’étouffement. Le voile virginal cesse de se tenir sur le vent, il embrasse les corps et raréfie l’oxygène. Dans l’air, les paroles d’Hildegarde de Bingen révèlent le plus grand des mystères : « L’amour abonde en toute chose ». La vidéo de Tatiana Drozd, Olga Kisseleva et Taisiya Savchuk-Polishchuk possède la plus belle des lumières, celle qui vient de l’intérieur. De leurs discussions est née La Voie lactée, un projet de création et de recherche, qui répond à des préoccupations communes jusque-là exprimées dans des sphères différentes. Tatiana Drozd est designer, préoccupée par la pollution des mers et particulièrement intéressée par l’impression 3D ; Olga Kisseleva est artiste et chercheure Art & Science, très attentive à la nature, son fonctionnement et aux relations que les hommes entretiennent avec elle ; Taisiya Savchuk-Polishchuk est curatrice et présidente de la Fondation Aleksandr Savchuk, qui apporte son soutien à la lutte contre le cancer. Ensemble, elles ont décidé d’explorer la Voie du lait.
Hercule n’est pas un bébé comme les autres. Son père est le premier des dieux et sa mère une mortelle. Alors quand Héra, la femme légitime du dieu volage, le découvre pendu à son sein, elle le chasse sans ménagement laissant échapper de sa poitrine une giclée de lait, un lait ô combien précieux car offrant l’immortalité. Si le geste de la déesse répandit le breuvage dans l’espace donnant au passage naissance à la Voie lactée, il n’empêcha pas le héros de devenir immortel. Une goutte avait suffi. Voici prestement éclairée l’origine de notre galaxie (en grec gala = lait). Apparemment bien rangés dans les livres, les récits mythologiques n’en sont pas pour autant moins agissants dans l’inconscient collectif. Les mythes guident nos pensées contemporaines aussi sûrement qu’ils habitaient celles de nos antiques aînés. Mais le lait faiseur d’étoiles n’est pas plus extraordinaire que celui plus prosaïque de toutes les mères. Il lui rend justice. Sans lait, point d’évolution. Peu importe la civilisation, un hommage unanime lui est rendu, de tout temps et par toutes les géographies. De libations en offrandes, de magie en mystère, il est l’aliment primordial des hommes. La Voie lactée est une métaphore visuelle qui s’empare d’un mythe pluriel pour le poursuivre.
Le projet est né il y a deux ans, alors qu’Olga Kisseleva poursuit depuis 2015, avec le chercheur en nano-chimie Niki Baccli, des travaux sur l’évolution des matières première au XXIe siècle, que Tatiana Drozd a fait la connaissance de l’équipe de Lactips, une start-up française spécialisée dans les bio plastiques hydrosolubles, et que Taisiya Savchuk-Polishchuk mène des actions de prévention contre le cancer du sein. Penser cette matière-mère revient pour les trois complices à imaginer le lait reprendre la main sur le pétrole, brandissant l’harmonie face à la destruction, pour faire renaître le monde de lui-même et pour le réparer. De l’imagination à l’utopie, de l’évolution à la réparation, il n’y a qu’un pas qu’elles n’hésitent pas à franchir. Mais ce sont des femmes et elles sont pragmatiques. Si le lait pouvait remplacer le pétrole dans son utilisation plastique, ce serait déjà une avancée. Alors elles travaillent avec des acteurs scientifiques, industriels et écologiques, explorent de futures possibilités d’intégration de la substance aussi essentielle que symbolique, et cherchent à mettre en évidence l’impact que son utilisation pourrait avoir sur la société mondiale.
Comme la plupart des projets artistiques d’Olga Kisseleva, La Voie lactée possède une forme ouverte. Le projet se déploie formellement aujourd’hui à partir d’une performance filmée réalisée avec la complicité des danseurs Victoria Ananyan, Simone Tribuna, des Ballets de Monte-Carlo, et de la compositrice et chanteuse, Catherine Braslavsky. Demain, il pourrait être rejoint par des pièces en 3D réalisées avec le matériau à base de caséine de lait qui a déjà servi pour le voile, troisième acteur de la vidéo. Peut-être que le dispositif imaginé en décembre 2021 à la BAG_Bakery Art Gallery, à Bordeaux, aurait pu être reconduit et que La rivière de lait aux berges de kissel, terre d’abondance des contes russes, aurait pu s’étendre jusqu’à Venise ? L’actualité en a décidé autrement. La guerre en Ukraine, pays auquel Catherine, Olga, Tatiana, Taisiya et Victoria sont viscéralement attachées, a décentré le projet. Impossible désormais de penser une action artistique sans qu’elle mette en perspective les événements. Ainsi, 20 ans après How are you?, qui avait fait connaître Olga Kisseleva sur la scène internationale, est née une nouvelle question : En quoi l’art peut-il réparer le monde ?. Les premières réponses sont au fil des pages.
(1) Ont déjà répondu à la question « En quoi l’art peut-il réparer le monde ? » : Victoria Ananyan, Corine Borgnet, Catherine Braslavsky, Pierre-Antoine Chardel, Iglika Christova, Chantal Colleu-Dumond, Pascal Convert, Cécile Croce, Jacob Dahl Rendtorff, Tatiana Drozd, Hervé Fischer, Alexandre Gefen, Géraldine Gomez, Emeline Gougeon, Alexei Grinbaum, Norbert Hillaire, Michel Jeandin, Olivier Kaeppelin, Olga Kisseleva, Rachel Labastie, Isabelle de Maison Rouge, Laura Nillni, ORLAN, Christian Pallatier, Taisiya Polishchuk, Roland Salesse, Aïda Patricia Schweitzer, Simone Tribuna
(2) Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Vladimir Jankélévitch, 1981.
Contact> La Voie lactée/The Milky Way, jusqu’au 27 novembre, au Pavillon de San Marin, palais Donà dalle Rose, Fondamenta Nove 5038, Venise.
Image d’ouverture> Extrait de La Voie lactée, Tatiana Drozd, Olga Kisseleva et Taisiya Savchuk-Polishchuk, 2021. Courtesy les artistes