La vibrante peinture de Louise Tilleke

Pour la troisième année, Eric Deremaux a invité quatre personnalités du monde de l’art contemporain à s’emparer de la Galerie RX. Imaginée comme la réunion de plusieurs solos shows, 4+4 offre à un duo inédit de s’exprimer dans un des quatre espaces de l’établissement parisien. A l’affiche cette année, les propositions de Bénédicte Alliot, Chantal Colleu-Dumond, Robert Fleck et Olivier Kaeppelin, qui ont choisi respectivement Daniel Horowitz, Christian Lapie, Monika Kus-Picco et Louise Tilleke. Dans la rue, les passants sont saisis. Des sentinelles les observent. En habits de bois noir, elles se tiennent dans un temps sans début ni fin. « Dès qu’Eric Deremaux m’a sollicitée, j’ai imaginé ces sculptures entre les murs blancs de la galerie. J’aime particulièrement ces grands personnages venus du fond des âges contempler l’humanité. Le travail de Christian Lapie n’est pas suffisamment montré », explique Chantal Colleu-Dumond, qui a invité l’artiste au Domaine de Chaumont-sur-Loire en 2015. Au mur, une obscure forêt. L’œil perçant distingue dans les vastes dessins des silhouettes familières. Les personnages de Lapie émergent lentement de leur biotope pour, plus loin, se dresser seuls dans un paysage désolé. « Permettre à des commissaires extérieurs de présenter des travaux qui ne sont pas forcément très connus, du fait que l’artiste ait emprunté des chemins de traverse ou qu’il soit jeune, est une belle initiative. Cette manière de partager donne à la galerie un statut de lieu culturel et permet de démultiplier son rayonnement. » Au sous-sol, Bénédicte Alliot présente Pensée sauvage de Daniel Horowitz. « Créées à la Cité internationale des arts, ces œuvres permettent de réinterroger “l’esprit sauvage” qui nous habite tous et qui est cher à Claude Lévi-Strauss. Les “collages de toiles” sont méticuleusement “personnalisés” à l’aide d’une machine à coudre, invoquant une mémoire collective et formant une topographie métaphysique de l’âme humaine, ce que Daniel Horowitz poursuit dans son travail », écrit la directrice de la Cité internationale des arts. L’historien de l’art Robert Fleck a choisi, pour sa part, les toiles aux transparences abstraites de Monika Kus-Picco. « En ce moment, je travaille surtout avec les limites de la conscience, le flou et la disparition des structures de mémoire. Mes études me conduisent à la conscience que les limites sont fixées dans l’esprit », expose l’artiste sur son site Web. Nimbé d’une lumière directe, le dernier espace de la Galerie RX accueille les toiles et les dessins de Louise Tilleke. Choisie par Olivier Kaeppelin, l’artiste y déploie un monde en quête de respiration. Rencontre.

Queequeg, 2019-2021, 310 x 164 cm, technique mixte sur toile. ©Louise Tilleke

Une verrière laisse entrer la lumière. Quatre poteaux dessinent un espace sans murs. Un banc est fiché sur le sol gris béton. Au mur, les toiles et les dessins de Louise Tilleke racontent une histoire à la fois physique et métaphysique. Notre temps ne respire plus. Au sens propre comme au figuré. « Mon travail parle d’écologie, d’un monde submergé par ses excès », exprime d’emblée l’artiste. A l’entrée de l’exposition, une vidéo tourne en boucle. Un nuage s’empare du visage d’une jeune femme impassible ; une bouche hurle ; des mains empêchent les oreilles d’entendre son cri ; à l’intérieur d’un sac plastique, une autre bouche manque d’air ; dans l’œil qui envahit l’écran, une terreur naît. A la Galerie RX, l’œuvre de Louise Tilleke claque dans l’air comme un drapeau. Elle est l’invitée d’Olivier Kaeppelin dans le cadre de 4×4, événement qui chaque année propose une carte blanche à quatre personnalités du monde de l’art.
Née en Suède, Louise Tilleke a un an quand elle débarque en France. Son père, d’origine sri-lankaise, a fait ses études à Manchester, en Grande-Bretagne, avant de rejoindre la prestigieuse école Chalmers, à Göteborg. Sa mère, française, est venue l’y rejoindre. Deux garçons sont nés avant l’arrivée de Louise et de sa jumelle. Un an après leurs naissances, la famille décide de s’installer à Chantilly. « J’étais une enfant assez agitée et dans la lune ! J’ai toujours bidouillé, assemblé, mais je ne pensais pas que ces modes d’expression – la peinture, le dessin, la vidéo –, ces sortes d’assemblages, allaient remplir ma vie. Aujourd’hui encore, je suis surprise quand je vends un tableau tant je n’avais jamais imaginé cela possible. L’art s’est emparé de ma vie à cause d’un immense besoin d’expression. » Renvoyée du lycée en seconde, sa scolarité tourne court. Ses parents décident alors qu’elle doit au moins s’assurer de parler plusieurs langues couramment. Louise a 17 ans. Elle embarque pour le Sri Lanka et un job dans un hôtel de Negombo, sur la côte ouest du pays. L’expérience dure sept mois. Et c’est une jeune femme assagie qui s’installe à Paris. Les années se suivent, les dessins et les images s’accumulent. Louise Tilleke dessine et filme à tout va. « Au départ, je me contentais de faire des images contemplatives, puis je me suis initiée au montage et j’ai commencé à réaliser des choses plus narratives. Le travail vidéo est très important parce qu’il dit la même chose que mes peintures, mais dans une langue différente, sur un autre rythme. » Pour vivre, elle enchaîne les jobs de vendeuse, serveuse, hôtesse, baby-sitter… n’imaginant pas qu’un grand bouleversement se prépare. « Un jour à la pause déjeuner, mon petit ami de l’époque, qui s’intéressait à l’art, est arrivé avec deux planches de bois, l’une carrée, l’autre rectangulaire, et des tubes de couleurs primaires. » Romain lui dit : « Tiens, c’est pour toi. Essaye ! »

Vue de l’exposition de Louise Tilleke à la galerie RX, à Paris.

Sceptique de prime abord, elle y passe l’après-midi. Ce qui était inimaginable devient une évidence. La peinture la porte. Un ami, Charles Delaporte, lui propose de participer à une exposition que son père organise au Rotary de Clermont-de-l’Oise. Elle arrive avec 17 toiles et repart avec deux. « La chance du débutant ! » Certes, le prix des toiles n’était pas très élevé, mais cette adhésion du public ne peut que lui donner envie de poursuivre. D’autant plus qu’elle se voit proposer deux commandes par le directeur de l’hôpital psychiatrique de la ville. Stimulée par cette expérience, Louise prend son courage à deux mains et montre son travail à Catherine Houard, qui possède une galerie juste en bas de chez elle et tombe sous le charme de cette peinture très en matière, utilisant comme des couleurs plâtre, sable, enduit, laque et autres matériaux de construction. La galeriste lui propose de participer à une exposition collective et vend un grand format qui partira pour New York. S’ensuivent plusieurs années d’une belle collaboration, jusqu’à ce que les nouvelles orientations de la galerie les séparent. Une succession de rencontres vont alors marquer le parcours de l’artiste. Notamment, celle avec Jean-Louis Coste. L’homme d’affaires, connu pour avoir renouvelé les codes de l’hôtellerie parisienne, lui propose d’investir le chantier de 1800 m2 du Lotti durant le temps de la Fiac. Il faut composer avec le lieu et ses contraintes. « Le mur blanc était loin ! Je voulais une exposition immersive. » L’expérience est intense et stimulante. L’événement permet à l’artiste de montrer son travail et de commencer à en vivre. Plus tard, elle obtient le Prix Alphonse Cellier de l’Académie des Beaux-Arts de Paris (2016) soutenue par Vladimir Velickovic, tandis que Gérard Alary lui présente Olivier Kaeppelin. Sans oublier Mathieu Toulouse-Mauvernay, qui lui permit d’investir le troisième étage inoccupé de sa champêtre demeure. A Paris, Louise n’avait que peu de place pour travailler et encore moins pour stocker. « J’ai vécu dans une chambre de bonne pendant dix ans. Aujourd’hui, j’habite un appartement aux Abbesses où je peux travailler, mais les grands formats sont toujours réalisés chez Mathieu. C’est à lui, entre autres, que je dois d’avoir pu monter mes expositions. Sa mère est peintre. Ils m’ont énormément protégé et me protègent encore. »

Table N°1, Louise Tilleke.

Pendant que Louise Tilleke égraine ses souvenirs, Olivier Kaeppelin fait son apparition, trois petits saluts et s’en va. « Quand on est autodidacte, c’est assez difficile d’avoir confiance en soi. On croit en sa peinture parce qu’elle est une nécessité. Mais le doute est très présent, car personne au début ne vous donne d’avis. Olivier Kaeppelin a dirigé la Fondation Maeght, créé Monumenta, conduit les programmes de France Culture. Son parcours est excessivement riche et dense, c’est un homme que j’admire. Son regard m’importe beaucoup. » De retour dans la salle, Olivier Kaeppelin se prépare à commenter l’exposition. Le regard accroché à chaque dessin, à chaque toile, il débute par l’histoire. « C’était dans un café… Dès les premiers dessins, je me suis dit qu’il y avait une personnalité, une force, un talent. Même si Louise développe sa pratique picturale, le nid de son art, c’est le dessin. Celui-là même qui a toujours accompagné mon rapport à l’art, non d’une manière académique mais dans ce qu’il a d’immédiat. Impossible de faire du chichi avec le dessin. Ingres disait de lui qu’il était la probité de l’art. Dans le dessin de Louise, il y a de la pensée, des formes et une volonté très forte d’expression. Il m’a tout de suite intéressé. » Devant le bistrot, Louise Tilleke interroge Olivier Kaeppelin : peut-elle continuer ? Sans aucun doute. Quelques temps et kilomètres plus tard, l’un et l’autre se retrouvent face aux toiles. « J’ai été très frappé par quatre représentations de tables qui n’étaient ni installées, ni statiques, mais prises dans un espace vibrant. Je pensais aux tables de Bacon et de Merz. De ce sujet archétypal, Louise avait fait un mouvement, tout en transparences et blancs. Ses tables vides étaient presque des fantômes. Une mouche laissait supposer la présence d’un corps. Un corps absent, mais figuré à quelques mètres de là par des centaines de mouches mortes disposées sur le matelas d’un lit en fer. Tout confirmait qu’il y avait là une œuvre, un univers, qui parlait de présence, d’absence, de mort, de souffrance, de disparition. J’ai pensé à Giacometti qui affirmait que si nous savions toutes les opérations qu’un corps et un esprit doivent faire pour se mettre debout, on ne se lèverait jamais ! L’œuvre de Louise Tilleke repose une question qui traverse l’histoire de l’art : “Comment se tenir debout ?” »

Severn Cullis-Suzuki, Louise Tilleke, 2018.

A la Galerie RX, trois grands formats installés côte à côte monopolisent l’attention (notre photo d’ouverture). A gauche un corps sans tête se présente en sous-vêtement blanc. Au centre, un homme nu se tient debout sous une douche qui cache son visage. A droite, une jeune femme apparaît comme en lévitation. Spontanément, le visiteur sent une progression. Il y a d’abord le noir qui domine, puis le gris qui le repousse et enfin le blanc qui envahit tout. Si le premier personnage apparaît sans tête, ce n’est pas qu’il a été décapité mais plutôt qu’il l’a perdue en épousant une cause terroriste. Totalement fanatisé, il n’est plus en mesure de porter un regard intègre sur le monde. Sa capacité à le voir lui a été retirée. La scène qui se déroule ensuite évoque les chambres à gaz des camps d’extermination nazis et la suivante rappelle le discours de Severn Cullis-Suzuki au sommet de la Terre à Rio de Janeiro, au Brésil, en 1992. A l’époque, la jeune fille n’a que 12 ans. Elle est venue du Canada pour alerter sur les dégâts infligés à la planète. « Je me bats pour le futur. (…) Si vous ne savez pas comment réparer tout ça, s’il vous plaît, arrêtez la casse ! », dit-elle face à 110 chefs d’état et plus de 2 400 représentants d’organisations non gouvernementales. « Les trois personnages communiquent d’une étrange façon. Par exemple, pour le premier à gauche, les bras sont derrière le dos, celui du milieu les a placés devant, et le dernier les a ouverts sur les côtés. Si l’on regarde leurs pieds, ils parcourent la même progression : ils sont d’abord rentrés, puis parallèles, puis en action. Etonnamment, les visages suivent aussi le même rythme : le premier visage est absent, le deuxième à peine perceptible, et le troisième enfin présent. Ces tableaux fonctionnent comme un triptyque, même s’ils n’ont pas été conçus en tant que tel. A quelques années de différence, ils se répondent », précise l’artiste.
De son côté, Olivier Kaeppelin, qui a décidé de les rassembler, parle de quelque chose en lien avec le drame de notre histoire. Il cite Celan et Adorno. Est-il encore possible de créer après les horreurs du XXe siècle ? Sans compter celles qui se profilent au XXIe. « Quand j’ai vu ces toiles, j’ai pensé qu’elles reposaient cette question sans aucun discours, sans aucun blabla. C’est présent, tout simplement. Petit à petit, le puzzle s’est mis en place. Il y avait quelque chose à montrer et quelque chose qui faisait face, soit à travers un corps historique ou un corps plus mystérieux. Ces personnages sont des portraits. La picturalité, la forme effacent l’exactitude des faits. J’ai oublié le nom de Cullis-Suzuki et j’ai pensé à cette petite fille vietnamienne brûlée au napalm en 1972, dont la photo a fait le tour du monde. » Sur la toile une synthèse s’opère. Les crimes contre l’humanité deviennent un.

Pape François, Louise Tilleke, 2018.

Au mur, le plaidoyer pour la Terre et les hommes se poursuit. Il y a le Pape François portant un agneau sur ses épaules tel le divin berger, auteur de l’encyclique Laudato si pour la sauvegarde de la planète, les rescapés des incendies de Californie arborant des masques, des formes plastiques flottant sur un océan mort. Si chacune de ces toiles forme un cri, le regard reste tendre. Il est avant tout question de peinture. Une peinture sociale en quelque sorte, qui parle de notre temps en s’emparant des grands thèmes de l’histoire de l’art et en s’inscrivant dans une lignée d’artistes. « Louise m’a parlé du philosophe Gabriel Tarde et de son discours sur l’imitation, sorte de somnambulisme social. La manière dont les êtres abandonnent leur libre-arbitre. C’est à rapprocher de la servitude volontaire dont parle La Boétie. Combien de temps peut durer cette répétition des choses du passé ? Combien de temps, une société peut-elle s’imiter elle-même ? Quelque chose apparaît qui n’est pas une imitation mais qui utilise les questions de l’“autre”, celles de l’histoire de l’art comme celles physiques, psychologiques, de toute personne humaine. Je n’ai jamais eu un goût immodéré pour les discours sur la table rase. Il y a cette quête dans la peinture de Louise. Par moment, elle m’évoque celle d’Egon Schiele, Ensor, de Spilliaert et, plus proche de nous, de Marlène Dumas, Vincent Corpet, Stéphane Pencréac’h ou Djamel Tatah. En regardant Queequeg, j’ai pensé à un tableau de Picasso visible au musée d’Antibes, qui est construit avec une même ligne horizontale. La peinture de Louise est tactile, sensible ; la forme est sa pensée qui se déploie devant nous. Le noir se pose, le rose s’enroule, le blanc révèle les formes. A travers elles, l’artiste délivre sa vision du monde. » La toile agit à la fois comme une métaphore et une matière. La mer est asphyxiée. Son seul et unique poisson n’est plus qu’une arête aux yeux ronds. Toute l’expo crie et l’oxygène se raréfie. Combien de temps nous reste-t-il avant l’asphyxie générale de l’air et des esprits ? « Nous avons le devoir de respecter notre Terre, et tout être vivant qui l’habite. Nous avons également le devoir urgent de changer tous ensemble nos polluantes habitudes », se justifierait presque Louise Tilleke.

Contact> 4+4, jusqu’au 21 février à la galerie RX, à Paris.
Le site de l’artiste : Louisetilleke.paris.

Crédits photos> Image d’ouverture : Vue de l’exposition de Louise Tilleke à la galerie RX ©Louise Tilleke ©Louise Tilleke, photo MLD – Table N°1 © Louise Tilleke – Severn Cullis-Suzuki ©Louise Tilleke – Pape François ©Louise Tilleke