La tendresse comme filiation esthétique

Plus que quelques jours pour découvrir Notre musée, une exposition fruit des choix d’un collectif singulier rassemblant des citoyens (femmes et hommes hébergés par des structures qui luttent contre l’exclusion ainsi que travailleurs sociaux œuvrant quotidiennement à leurs côtés), un artiste (Mohamed El Khatib) et le personnel d’un centre d’art contemporain. Ce commissariat qui inclut des personnes en situation de précarité propose une archéologie de la tendresse qui fait vibrer les œuvres de la Collection Lambert et agit comme un révélateur de notre fragilité commune. En faisant dialoguer le fonds de la collection emblématique d’Yvon Lambert avec ce que nous considérons comme le plus précieux, l’exposition révèle notre attachement aux objets et à l’histoire qu’ils charrient. A découvrir jusqu’au 29 janvier.

La Collection Lambert, à Avignon, présente Notre musée, une exposition conçue à partir de son fonds auquel se trouve associée une collection sentimentale. A partir des réflexions du collectif américain Group Material qui interrogeait en 1990 la valeur attribuée aux objets du quotidien et leur passage possible au statut d’œuvre d’art, les commissaires ont établi une relation forte entre des œuvres du musée, des artistes et des histoires intimes de participants aux groupes de travail. Cela dans la perspective d’imaginer un récit commun où les passages entre l’histoire de l’art et la singularité individuelle soient moins tranchés et plus accessibles à tous.
On peut trouver une certaine audace de la part des commissaires, à fonder leur projet sur la tendresse et le sentiment, zone peu rationnelle et omniprésente quand il s’agit d’interpréter les œuvres mais exclue le plus souvent des enjeux intellectuels. Aussi on ne manquera de noter la pertinence des choix de présenter pour la deuxième fois seulement depuis son acquisition, Sas de contamination (2000) de Thomas Hirschhorn pour ouvrir cette exposition.

Sas de contamination (2000), Thomas Hirschhorn. Vue de l’ouverture de l’exposition Notre Musée, Collection Lambert, Avignon, 2022-2023. ©Photo FC

L’installation est proposée au regard critique du visiteur en le contraignant à traverser un passage étroit de circulation entièrement fait de chaînes et de scotch d’emballage au sein duquel cohabitent objets, photographies, peintures de paysage… En en découvrant les détails, les objets enchaînés sont aussi variés que des animaux empaillés, photos de pin’up, d’enfants faméliques, bois de cerf, produits publicitaires en plastique, etc. jusqu’à se demander quel sens donner à ce sas de contamination.
Consiste-t-il à identifier ce par quoi nous devrions éviter d’être contaminés autrement dit le surplus de consommation, l’abus d’objets, la réalité à laquelle on s’habitue comme celle d’affamer des populations en les privant de leurs propres ressources ? La chaîne dit d’abord « interdit d’accès ou interdit d’emporter » mais où se situe le danger de contamination si ces objets enchaînés ne se laissent attraper ? Hirschhorm répond à cela en disant que l’art est contaminé par le réel et la réalité contamine l’art elle aussi. Il s’agit d’une longue chaîne de contamination dont les symboles emprisonnés sont susceptibles de déclencher en nous des anticorps, des défenses immunitaires ciblées et impératives, le passage étroit contraignant ne permettant aucun recul ni tentation.
Cette œuvre libère les contradictions que chacun expérimente aussi lorsque convaincu par le bienfondé de ces intentions universelles, nous nous attachons tout de même à des objets non éthiquement corrects. L’exposition qui s’ensuit nous fait comprendre alors le relais entre ces objets et la tendre justification qui les immortalise.

Pochette vinyle de 1993 de Christian Marclay associée à l’objet 25, un violon précieux pour Alice D. ©Photo FC

Organisées en plusieurs thématiques, les œuvres de la collection sont scénarisées selon « la sphère du sacré et les pratiques religieuses, les messagers de la mémoire, la représentation du paysage et de l’enfance, les rites du quotidien ou de l’archéologie de la tendresse »(1) en une combinatoire d’œuvres d’artistes, et d’objets intimes de personnes précaires ayant participé aux séances de travail collectif. Une Pochette vinyle de 1993 de Christian Marclay est ainsi associée à l’objet 25, un violon précieux pour Alice D. qui l’a utilisé pendant ses études au Conservatoire, une quantité d’objets conservés à titre sentimental, présenté à équivalence d’œuvres parmi lesquelles celles de Miquel Barcelo, Nan Goldin, Cy Twombly, Anselm Kieffer… Parfois une simple bouteille, Le flacon de ma mère, nous rappelle les écrits de Suskin pour signifier que la mémoire n’est pas seulement l’apanage de la disparition mais que la mère toujours vivante pour son enfant concentre son inéluctable disparition future dans ces quelques gouttes restantes oubliées chez sa fille. Sans compter les versions psychanalytiques possibles proches de celles des « Mythologies personnelles » (2).
Enfin cette exposition ne se contente pas d’un rapprochement délibéré entre l’histoire de l’art et la réalité ordinaire, elle est l’occasion d’une profonde réflexion sur les questions contemporaines de l’art c’est la vie, ou de l’identité particulière à accorder à ce passage sentimental de l’objet à l’œuvre, de l’histoire singulière à une valeur générale. Cette exposition montre ou démontre l’éventail grandiose que l’être humain établit dans d’infimes interstices quand il est affecté par l’absence, la douleur, la nostalgie la sacralisation…
Les nombreuses qualifications qui viennent à l’esprit dans cette traversée d’exposition s’égrènent avec insistance sur l’examen du rapport à l’intime largement exploré et mis en scène. Exposition de laquelle nous sortons enrichis par une esthétique plus humaine.

(1) Je remercie ici Corinne, médiatrice dans l’exposition qui m’a offert son propre guide de visite devenu manquant après le succès de l’événement.
(2) Mythologies personnelles – L’art contemporain et l’intime, Isabelle de Maison Rouge, Scala, 2004.

Contact> Notre musée – Une collection sentimentale, jusqu’au 29 janvier 2023, Collection Lambert, Avignon.

Image d’ouverture> Détail de Sas de contamination (2000), Thomas Hirschhorn. Vue de l’ouverture de l’exposition Notre Musée, Collection Lambert, Avignon, 2022-2023. ©Photo FC

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