Il n’est pas encore l’heure de décider de quelle a été la plus intéressante exposition de l’année 2016, toutefois en voici une qui fera, c’est certain, la course en tête ! Accrochage est visible jusqu’au 20 novembre à la Punta della Dogana, à Venise. Si vous faites le voyage, profitez-en pour découvrir, in extremis aussi, la Biennale d’architecture qui se tient dans la cité des Doges jusqu’au 27 du même mois.
Prendre le vaporetto, ligne 1, descendre à Salute. A deux pas de la basilique du même nom, la Punta della Dogana accueille actuellement Accrochage. Dans ce bâtiment restauré de manière exemplaire par Tadao Ando – chaque visite est l’occasion de redécouvrir dans le moindre détail l’élégance du travail de l’architecte japonais –, des pièces, qui n’ont pas été montrées depuis leur entrée dans la collection Pinault. « Nous avons aussi souhaité retenir des ensembles significatifs d’œuvres, issus d’un geste ou d’une pensée minimale, qui évoquent un certain sens du vide – ou de son corollaire, le plein – et qui parfois mettent en abyme un aspect ou un moment de l’histoire de l’art. Bien que très différentes, ces créations ont en commun une simplicité et une ouverture qui ont pour effet d’élargir la place de l’autre, c’est-à-dire celle du spectateur ou de la spectatrice », explique la commissaire Caroline Bourgeois dans le catalogue de la manifestation. Si le silence règne dans la plupart des salles, ce n’est pas que les visiteurs n’ont rien à se dire, mais plutôt qu’ils profitent sans mesure de la sérénité et de l’excellence de cet Accrochage. D’emblée, le regard est attiré par les six matelas dressés comme des kakemonos et signés Pier Paolo Calzolari (photo d’ouverture). Le soleil pénétrant imprime ses rayons en quelques formes géométriques quasiment à l’aplomb de chacun d’eux. La lumière du jour apprivoisée par Ando forme une architecture singulière dans cet espace serti de briques. Les œuvres magnifiées s’imposent. « L’espace vide, le temps vide n’existent pas. Il y a toujours quelque chose à voir, à écouter. Nous avons beau essayer, il nous est impossible de créer le silence », affirmait John Cage*.
A l’étage, les Weiße Bilders de Günther Uecker se mirent tant et si bien dans le plancher en béton ciré que le corps de chaque visiteur peut s’inclure dans l’œuvre, faisant ainsi écho à celui de l’artiste. Les huit tableaux blancs, contenant pour certains lames de rasoirs et clous, n’ont été réalisés ni au pinceau, ni à la brosse, mais par les mains et les pieds en mouvement du peintre allemand. Autre salle, autre peinture. Inscrites dans un immense rectangle blanc, trente toiles de petit format se serrent les unes contre les autres. Cette infime partie de la série Tag um Tag guter Tag (Jour après jour, c’est un bon jour) de Peter Dreher montre le même verre vide, posé sur une table, devant un mur clair. Si la mise en scène ne change pas, si l’objet est toujours le même, chacune de ces représentations est unique. Depuis 1974, l’artiste allemand a peint plus de 5 000 de ces variations sur le même thème. Impressionnant.
Quelques notes de musique viennent distraire de cette contemplation. Installé sur un podium lumineux, un piano mécanique joue Nuages gris de Franz Liszt. L’installation, surmontée de ballons en forme de poissons multicolores, gonflés à l’hélium, réunit des éléments appartenant à d’anciens projets de Philippe Parreno, activés par un algorithme défini par lui. L’œuvre semble respirer au rythme de la lagune dont le reflet inonde la pièce. La lumière artificielle résiste, mais le regard n’arrive pas à ignorer le paysage qui sature les fenêtres. Difficile de lutter contre le magnétisme de Venise. Une leçon complètement intégrée par l’artiste américain Dewain Valentine, dont la sculpture translucide émerveille en absorbant et restituant mystérieusement son environnement. « Si j’avais une scie magique, je découperais de gros morceaux du ciel et de l’océan. » C’est chose faite assurément.
Dans une petite salle aveugle du monde lacustre, apparaît une série de portraits. Ces drôles de visages modelés dans de la cire puis photographiés portent la marque indélébile de Thomas Schütte. L’allemand poursuit avec elle sa réflexion sur la représentation de la figure humaine, sur la capacité du visage à dévoiler la personnalité d’un individu. A propos de ces faciès effrayants, moqueurs et parfois attendrissants, l’artiste évoque son intérêt pour ces « têtes d’expression » inspirées par les travaux du théologien suisse Johann Kaspar Lavater (1741-1801), à qui l’on doit l’ouvrage L’Art de connaître les hommes par la physionomie. De visages, il est aussi question dans la dernière salle de l’exposition. Ceux fantomatiques que nous a laissés Franz West – l’artiste autrichien est décédé en 2012. Les quatre Lemurenköpfe (Têtes de Lémure), tels des gardiens du temple, introduisent les visiteurs auprès des immenses tapisseries de Goshka Macuga. Of what is, that it is ; of what is not, that it is not 1 et 2 montrent, d’une part, une foule d’Afghans attroupés devant les ruines du palais de Darulaman à Kaboul et, d’autre part, un groupe de militants et personnages du monde de l’art réunis dans les jardins de l’Orangerie, à Cassel. Si toutes les deux ont été réalisées à partir de photographies en noir et blanc, la première a été exposée dans la ville allemande pour la treizième édition de la Documenta, en 2012, la seconde dans la capitale afghane. Les deux volets de l’œuvre sont pour la première fois montrés ensemble. L’artiste polonaise, qui aime mêler dans son travail histoire, politique et sociologie, organise ici la rencontre de deux mondes. Face-à-face saisissant dominé par la présence d’un serpent disproportionné, dressé tel un point d’interrogation et dont le regard se fiche dans le nôtre. « Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos. » Puisse Nietzsche dire vrai.
* Les citations reproduites dans ce texte sont extraites du catalogue de l’exposition Accrochage.