La galerie Templon présente actuellement un ensemble d’œuvres récentes de François Rouan. Avec Odalisques et Pavanes 2009-2020, le peintre fait son grand retour. Associé dès ses débuts dans les années 1960, au mouvement Supports/Surfaces sans pour autant y être officiellement affilié, François Rouan a tracé une voie singulière, déconstruisant la structure traditionnelle du tableau pour ouvrir de nouvelles pistes dans le champ de la peinture contemporaine. A découvrir jusqu’au 13 mai.
Qui a suivi les avatars du groupe Supports/Surfaces a croisé le travail de François Rouan, réalisé cependant en parallèle des recherches effectuées par les artistes qui s’y engageaient pleinement. Après une absence de vingt ans sur ses cimaises, la galerie Templon accueille son exposition superbe en tous points. François Rouan était resté plutôt discret ces dernières années. C’était pour mieux gratifier le public de ce retour triomphant. Depuis 1965, cet artiste nous a habitués à une peinture faite de bandes de toile tissées mais aussi à des vidéos, autre type de bandes, filmiques, où le dessus/dessous du tissage se fait entre les propositions visuelles de l’artiste et notre imaginaire. J’ignore si c’est un contrepoint amené par l’habitude de la prise de vue mais nous sommes frappés en entrant dans la galerie par la sensation lumineuse qui émane des toiles, les couleurs abreuvent les lieux à la manière de retables, chaque œuvre a son rayonnement, sa dominante, et c’est dans un second temps qu’on est imprégné par la qualité du travail de cet artiste (de 80 ans), sa vitalité picturale incontestable et sa pertinence esthétique.
Dessus/dessous
Le travail de tissage des toiles débuté dès 1965 dévoile l’ampleur des expériences. Passé tour à tour par différents médiums dont l’utilisation était surtout d’expérimenter une forme plastique, Rouan n’a cessé de se préoccuper de ce que la peinture peut provoquer par sa fonction évocatrice, d’interrogations ou d’écarts imaginaires chez le spectateur. Ce deuxième tissage d’une toile, plutôt que tressage, déconstruit et reconstruit une image floutée par les croisements de couleurs et de lignes, l’effet de superposition fait naître des silhouettes, des bribes d’objets mais l’énigme demeure souvent dans l’incertitude de savoir quelle est la part du repeint, de la restauration. Certaines toiles montrent une saturation de pigments à l’endroit même où les bandes de toile se superposent, on est à peu près sûrs dans ce cas d’un repeint mais parfois, l’idée de retouche, celle d’une fabrication de sujet de seconde intention, émerge en même temps que se met à transparaître la présence d’un corps, parfois même de graphismes blancs évoquant une écriture orientale. Ce tissage très visible, à l’inverse d’une toile ordinaire, est source d’abondance de possibles, d’ajustements, de réappropriations.
En complicité avec les recherches théoriques du groupe Supports/Surfaces qui créa la revue Peintures cahiers théoriques, cet artiste accomplit une déconstruction de la toile comme support. Il n’y a plus d’évidence à inscrire sur une surface un sujet quel qu’il soit, fusse-t-il critique ou subversif, une représentation narrative telle qu’elle fut cristallisée par la classification des genres ou même s’en approchant. Il faut aussi repenser la nature de ce qui compose le sujet. Fil de tisse fil de trame sont les composantes élémentaires des supports traditionnels d’étoffe ; qu’elle soit de lin, de coton, ou autre, le principe de fabrication est essentiellement le croisement de fils. C’est cette opération qui intéresse François Rouan et qu’il a mise au service de la peinture.
Après avoir peint des toiles séparément, il les coupe en lanières pour en reconstituer une nouvelle, un tissage autre à l’échelle du châssis. Les croisements de tissu peuvent être faits selon une composition orthogonale ou en biais comme c’est le cas de certaines toiles que l’on voit chez Templon. Soigneusement montées, ces bandes plates de peinture élaborent un quadrillage très remarquable par sa spécificité dont émergent parfois des motifs. En effet la largeur des lanières ayant une épaisseur bien supérieure à un fil de tissage a de quoi signifier plus que de la couleur, elle peut aussi supporter un motif. Pour en réaliser un sur une surface avec une toile traditionnelle, il est nécessaire de disposer de liasses de fils entrecroisés, ici un seul « fil » fait déjà surface. Et cela change tout à la conception de la toile.
Il ne s’agit plus d’apposer une scène sur un support mais de rendre le support constitutif des motifs. Cette recherche aurait dû faire de François Rouan le chantre du mouvement Supports/Surfaces mais il est resté à distance de toutes les modes et a poursuivi ses explorations de supports depuis des décennies. C’est cette mer de peinture toujours recommencée que nous donne à voir cette exposition.
Organes internes
Le thème donné à l’exposition, Odalisques et Pavanes, renvoie à une sorte d’inceste entre la peinture et les formes. Les Odalisques sont une référence savante à la peinture orientaliste et plus spécifiquement à Ingres avec son tableau éponyme, pendant que Pavanes rappelle le mouvement d’un corps qui s’affale ou au contraire celui qui scande la danse de même nom. Tout en rythmes et en couleurs orchestrées par des compositions majestueuses du bord au centre des tableaux. C’est un titre de glorification du corps, de recherche sensuelle que l’on retrouve dans les toiles, en se laissant charmer par les couleurs et les petites touches qui rehaussent les carrés formés par l’entrecroisement, le mouvement vient de la discontinuité du sujet si les formes viennent à le suggérer.
Dans ces re-compositions, des corps émergent imperceptiblement du fond du tableau (Chambre Siena I, 2013-2015), ils émergent du tressage, accompagnent des détours graphiques, arrondissent les angles d’une couleur, pénètrent les entrelacs de la toile en faisant corps avec eux. Le phénomène étrange dans l’œuvre de Rouan est ce résultat du processus pictural qui défie les leçons connues des procédés visuels. Et revenons sur la formation du motif. Chaque fois qu’un événement s’est produit dans le domaine de la création plastique et si nous prenons pour exemple Monet, il y a toujours eu, même dans les conditions « révolutionnaires » de l’impressionnisme et de la division de la touche colorée, la projection d’un sujet sur une surface plane et c’est la distance entre la réalité du sujet et sa représentation qui ont créé l’événement plastique. J’entends par-là, par conséquent, que toute la peinture abstraite va remettre ce processus en question et que précisément puisqu’avec l’abstraction il n’y a pas de projection d’un sujet reconnaissable, la peinture se mettra à interroger ses propres modes de fabrication. C’est exactement la question que Supports/Surfaces a remise à l’ordre du jour mais à ceci près que Rouan malgré la proximité avec ces recherches, s’en est écarté car son défi est autre. Il ne projette aucun sujet, le sujet naît de la pratique et peut-être même de la technique, en procédant à une sorte de maïeutique picturale où l’esthétique a tout à gagner. Elle rafle les réponses du point de vue de la composition, de la couleur, des effets de couleur sur la perception, du beau, de l’harmonie, du projet (et non de la projection).
Discrète mais redoutablement rigoureuse, la peinture de François Rouan côtoie des décennies de rebords et dé-bords artistiques pendant lesquels elle s’est garée prudemment du côté du plaisir, la chair de la peinture payant en nature le contrat de l’artiste. Lorsqu’on regarde les œuvres d’origine, celles qui ont interrogé la peinture elle-même dans le mouvement Supports/Surfaces, qu’il s’agisse pour Bioulès, de bandes originales laissant à la toile le soin de décliner son fond, ou de l’éponge de Viallat, on peut dire que malgré leur assiduité à créer un nouvel espace dans le tableau, la question du motif, tout en niant celle du sujet, est restée entière. Il s’est agi de l’appliquer sur une surface pour créer du blanc et le rendre visible.
Dans cette même filiation des questions esthétiques et plastiques, Rouan a engagé une recherche sur la constitution du support, en lui restant fidèle et en se déresponsabilisant du motif qui advient presque par inadvertance esthétique. Le système plastique est auto-productif. Et le résultat est une crise de l’émotion, un tiers-œuvre comme j’ai pu l’évoquer par ailleurs à propos de l’allégorie dans la peinture[1]. Autrement dit une œuvre se crée réellement, concrètement en plus de celle qui s’élabore dans l’esprit du spectateur avec les éléments distribués çà et là dans le tableau.
L’unité de grandeur
Enfin une chose est à remarquer dans l’œuvre de François Rouan, chaque entrelacs fabrique une unité plastique, de couleurs de traits d’épaisseur, de superpositions de repentirs de bords et de saturation. On pourrait facilement isoler une unité du tout, faire un trou dans le tissage, visuellement l’œil compenserait le manque par ce que la structure générale de la toile surplombe le détail, l’engloutit. En revanche l’unité retirée et agrandie constitue à elle seule une toile dont la variété est égale au nombre d’unités géométriques formant la surface !
C’est un tableau (des tableaux) dans le tableau comme l’évoquait Daniel Arasse à propos de La Femme à la balance de Vermeer ; mais plutôt que l’admirable narration qui habite cette œuvre du XVIIe siècle, Rouan propose des centaines de tableaux dans le tableau au sein d’une même œuvre, des anecdotes allant du touché/coulé au bavé/soustrait, pour finir par invasif/débordé. Je veux citer en cela quelques lieux minuscules de la peinture, à la croisée des bandes, carrefour de pigments tantôt saturés, tantôt rectifiés par un coup de pinceau sentinelle ! Les graphismes réalisés au pinceau sur le tressage, comme cela est plus communément nommé, les phénomènes compensatoires de tout acabit jalonnent les œuvres et célèbrent à chaque fois l’œuvre unique produite par activité sérielle. Autant dire que ce sont des centaines de petites œuvres enfermées dans leurs pourtours dessus/dessous/côtés que l’on peut fabriquer pour soi-même pourvu que l’on s’approche un peu. Tableau composé de centaines de petits tableaux, vus comme un seul, rendus à l’unité auratique du tout. A la différence de Vermeer, le tableau dans le tableau n’est pas une simple juxtaposition iconique, même si le principe l’est d’une certaine manière, nécessairement, mais il contribue à une image mosaïque inextricable, non interchangeable qui renouvelle profondément la notion de détail tout en frôlant l’univers des pixels. Dans le tableau de Vermeer le jugement dernier est interchangeable quitte à prendre le risque d’un basculement de signification, d’une incidence illogique mais cette commutativité est impossible dans l’œuvre de Rouan car toute la logique interne colorée, graphique, symbolique, en serait affectée.
Et cela, sans que soit pour autant une nouveauté, puisque ce travail a l’heur d’être connu depuis longtemps ! Il dénote cependant avec une extrême acuité la fonction performative d’une pratique sans cesse renouvelée qui n’a rien à envier à la théorie des pixels. Alors que la modernité nous familiarise avec ces images fragmentées et explosives, la peinture de Rouan, tout en supportant le caractère de spatialité d’une telle comparaison, affiche sa densité, sa cohérence massive dont l’effet de profondeur n’est pas exclu non plus. C’est la richesse d’une telle pratique picturale qui distille à petites doses, par petites touches régulières, ses arrière-plans, ses ébauches de corps, suggérant à la fois des affiches lacérées, des vitraux fantomatiques (Chambre Siena III, 2013 – 2015) alors qu’il les nomme Chambre, Odalisques Flandres ou Pavanes. Pourquoi les avoir qualifiés de Flandres, est-ce pour contrer la connotation explicitement Matissienne ou pour brouiller les pistes d’une impression de Trois Grâces qui feraient penser à Pontormo ? La réponse est peut-être dans l’iconographie de la fresque italienne autant que dans l’analogie picturale avec Matisse qui, en finissant par couper dans la couleur, peut se rapprocher sans hiatus de la peinture de François Rouan. Celui-là même à qui l’éminent psychanalyste Jacques Lacan conseilla de passer au tressage à trois brins [2] !
[1] L’allégorie : Image « insue » et geste créateur, Francesca Caruana, L’allégorie visuelle, vol.33 , revue Protée, printemps 2005, pp.67-77, Université de Chicoutimi, Canada.
[2] Du tressage Rouan/Lacan, Jean-Louis Sous, revue Ligeia 2019/2 (N° 173-176), pp. 125-133.
Contact> François Rouan, Odalisques et Pavanes 2009-2020, jusqu’au 13 mai Galerie Templon Paris Grenier Saint-Lazare.
Image ouverture> Vue de l’exposition Odalisques et Pavanes 2009-2020, galerie Templon. ©Adrien Millot