La main-pensée d’Hervé Fischer

Le 24Beaubourg, à Paris, accueille actuellement, La main à l’œuvre, première exposition en France d’Hervé Fischer depuis la rétrospective que lui a consacrée le Centre Pompidou en 2017. Des grottes préhistoriques à la communication numérique et mobile, la proposition prend sa source dans le travail d’Edouard Piette, préhistorien renommé et arrière-grand-père de l’artiste-philosophe, auquel ce dernier fait référence dans Les couleurs de l’Occident. De la Préhistoire au XXIe siècle, ouvrage publié récemment aux éditions Gallimard. Le parcours explore l’utilisation de la main dans l’œuvre de Fischer, de la fin des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, donnant une large place aux œuvres les plus récentes (2021). A cette occasion, Hervé Fischer dialoguera avec l’écrivain et critique d’art Olivier Kaeppelin (le jeudi 4 novembre à 17 h 30) et avec l’anthropologue Philippe Charlier (le mercredi 10 novembre à 17 h 30). L’exposition est à découvrir jusqu’au 13 novembre.

Hervé Fischer est un artiste atypique, homme d’une Renaissance contemporaine. Philosophe, artiste, scientifique, spécialiste de l’art numérique, un temps enseignant à la Sorbonne, il est à toutes les places qui parlent et font parler de l’art. Mais il est aussi l’auteur en 2020 d’un essai « hyperhumaniste »[1], impliquant la « conscience augmentée » de chacun, comme composante d’équilibre à un tout planétaire. Manisfeste traduit en 17 langues, histoire d’utiliser autre chose que la main pour faire signe, pour nous interpeler au sein d’un monde plein à ras-bord, d’un monde où le tout-égal-à-tout fait argument. Hervé Fischer nous montre que la déclinaison est source de création, qu’elle ne s’épuise pas en un thème ni même en un sujet et que la rubrique dédiée à la transformation de la matière est source d’éternité.
L’exposition du 24Beaubourg conçue par la commissaire, journaliste et critique d’art Marie-Laure Desjardins (NDLR : fondatrice d’ArtsHebdoMédias) nous offre encore de ce travail un autre panorama. On y voit des mains partout, si bien qu’une flopée d’expressions viennent à l’esprit pour en finir très vite avec elles : haut les mains, coup de mains, main basse, jeu de main /jeu de vilain, à quatre mains, main dans la main, passer la main, etc… Et enfin, percevoir l’Hu-main au centre des préoccupations de l’artiste dont la pensée philosophique excède le simple rapport visuel à l’art. Il en fait une éthique, un mode d’être pour une transformation du social. La pléthore de signes manuels présente dans son œuvre loin d’être à l’identique de la profusion des markets places est une invite à la modification, à faire en sorte que l’art soit le vecteur de l’échange entre humains. Les contours, les orientations, les gestes, toutes les couleurs de ces menottes assistées ne nous enferment pas dans le monde corporel morcelé mais au contraire dans un monde au-delà des claques, des applaudissements, des saluts, du politique et du cynisme affiché.

Ma caverne, acrylique sur toile libre, 305 x 192 cm, 1971. ©Hervé Fischer, photo MLD

Dès les premières salles nous faisons connaissance avec son travail par des objets familiers tels que vêtements, essuie-mains, draps. Tout de suite nous sommes pris entre les graffitis et empreintes, autrement dit par la suggestion pariétale de Ma caverne (1970) et celle de la vie en groupe, Violence sociale (2011). Quarante ans de tissu plastique nourri par une vision critique de l’œuvre, de l’art et de son regardeur. Concernant les essuie-mains par exemple, il y imprime des mains négatives pour salir ? pour marquer ? pour faire signe ? L’essuie-main doit-il renvoyer au propre, nous pose-t-il la question de l’HYGIENE de l’art comme la posait aussi Foucault et du décrassage culturel tel qu’il le formule en 1971 ? Sommes-nous bien loin de l’art comme l’aurait dit Blaise pour Montmartre. Avec Fischer nous ne le quittons jamais, la main dans l’essuie-mains, sur le manteau, crispée ou apposée, détourée, calligraphiée, tracée. Elle est son terrain d’expression et de langages.
Si l’on doit commencer par le commencement, et dès la première empreinte, il serait bon de nous arrêter sur la gestualité car l’homme, depuis 40 000 ans, n’est pas devenu l’avatar que l’on pourrait croire. Il a timbré une paroi de son contour, il a laissé une trace… pour faire art ? Sûrement pas, qui pourrait le certifier. Pour induire un message ? lequel ? Ce qu’on ne pouvait affirmer de la pré-histoire nous pouvons le commenter dans notre actuelle histoire de l’art, de la sociologie, de l’espèce humaine. Fischer accorde à la main la force de la forme, du faire, du signal, de la métaphore, de la multiplication, de… l’anthropos… l’homme s’y reconnaît et reconnaît les autres jusqu’à l’utiliser comme tam-tam planétaire. Là aussi l’écart temporel est assumé, on pourrait même dire contracté, du geste primitif au tweet advenu par technologie avancée (Calligraphie quantique, 2020). L’artiste, en couvrant des millénaires de pratiques, raccourcit le temps, en faisant de la main le symbole du faire. S’ensuit une imposante représentation de silex peints, de faux bifaces ou faux choppers masquant leur code secret, celui que Fischer injecte dans le circuit, infos issues de l’histoire du monde à la rencontre du monde, dans un même jet. Avec la modestie qui caractérise la néanmoins grandiose entreprise de Fischer, il les qualifie d’Apps populaires. Elles le sont tout comme pouvaient l’être ces objets de transmission : atteindre leur cible pour un effet de partage, de viande ou de toute pitance. Est-ce à dire que nous consommons nos cibles ? Est-ce que l’œuvre atteint son public en échappant à la marchandisation ? ou le marché est-il la cible incontournable de tout tra-jet ? Chopper la cible avec pour pierre un jet numérique. Fischer tisse avec son public un réseau de symboles crus, familiers, mains dans le sac de notre simplicité commune et irréductible. C’est son pro-jet et il passe par l’art.

De gauche à droite : Impression quantique,  Calligraphie quantique,  La foule, La métaphore quantique, spray sur toile libre, 2020. ©Hervé Fischer, photo MLD.

Au travers des signes, Fischer interroge aussi bien le rôle du silex frotté entre deux mains, que le briquet qui deviendra son lointain équivalent, ou le tampon qui stigmatise le geste, l’action, le bénéfice de toute certification. Au-delà de ces extrapolations, il nous ramène constamment à la relation entre le peint et l’écrit, soit au sens que peut livrer la forme, et à laquelle renvoie l’écrit. Toutes ces empreintes alimentent une rhétorique qui va de l’allégorie à la métaphore en passant par la répétition, la saturation, l’unité et le tout… autant de formes rhétoriques pour nous précipiter dans l’alerte, la vigilance, le rôle qui incombe à l’artiste. Il scénographie ainsi des toiles dans la neige, histoire de provoquer une nouvelle signalétique sans figer la peinture, il la refroidit au sens propre pour que le recul sur le geste soit nécessaire et suffisant à la réflexion, sur l’utilité de l’art, sur son rôle « sociologique », là où il y a exposition au sein de la société, et là où il y a ex-position, quand le monde s’éloigne sous des contraintes plus hostiles. La signalétique va loin chez Fischer et en ce sens pour comprendre son parcours, la chronologie n’y apportera pas beaucoup ; tout dans sa démarche est inscrit dès le départ. L’art sociologique. Il est l’auteur avec Fred Forest et Jean-Paul Thénot de plusieurs manifestes de l’art sociologique de 1974 à 1976, il décline ce qu’il a à dire au travers une connexion totale entre passé/présent/futur entre l’artiste et les autres êtres humains. Sa signalétique suit en ce sens une logique interne de relations qui est allée aujourd’hui, jusqu’à intégrer le QR code comme tessère du passage d’homme à homme. Aucun marketing là-dedans si ce n’est de lui en emprunter le symbole de l’échange, voire de la consommation ! Quoi de plus implicite que de convertir en tracés codés, contraints comme le sont aussi les éléments d’un tampon, l’image qui renvoie à la pensée, ce codage qui atteste d’une abstraction tel un dessin/dessein, tout en renvoyant à une pensée qui concentre les pratiques de l’humain, esthétique comprise ?
Il faut admettre qu’en ex-posant l’œuvre de Fischer la commissaire Marie-Laure Desjardins, prend le risque du propos sur l’art. Elle s’y était déjà confronté en invitant Hervé Fischer dans les pages d’ArtsHebdoMédias en 2020 [2].  Les œuvres ne sont pas là pour la contemplation mais pour un délicieux remue-méninges, nommé aussi délectation sans pour autant que ce soit la fin de l’art. Loin de là, car la main ne cesse de désigner, de renvoyer, elle accuse, elle oriente, avec la même injonction que l’archange auto-stoppeur de Lorenzetti décrit par Daniel Arasse [3]. De la douceur dans le principe et de la détermination dans le donné à voir.
Car disons-le avec le sourire, en circulant dans les salles, nous nous sentons parfois désignés. Acculés aussi à notre propre culture. Face à a prolifération de mains, vertes rouges ou bleues, ces peintures fécondent nos pensées pour un hommage à Matisse. Fischer ne renie pas la peinture il « l’expanse », la fait durer dans une dimension relayée par toutes sortes de réalités : picturale, numérique, augmentée. Sa peinture nous raconte les clics du pinceau disparu, qui se répètent, se transmettent, interfèrent entre eux et avec nous.

Red et Rouge, spray sur bâche polyester, 2019. Art, Nature et Société 2, acrylique sur manteau de vison, 2021. ©Hervé Fischer, photo MLD

Et c’est là que sans rire, nous pouvons dire jeux de mains/ jeux de vilains, car nous n’avons pas forcément les égards nécessaires pour ce déferlement de « manuprints », nous sommes en pleine pandémie de signes de la main, celles qui contaminent, les mains qui produisent, se robotisent, tout en posant la question du « Qui suis-je ? L’artiste produit une abstraction, la répétition efface la singularité du sujet dans un brouillage graphique aussi bien primitif, matissien que savant. En effet, Fischer nous réserve encore une surprise avec une tentative de « vocabulaire » caractérisé par des silhouettes de main en aplats colorés intitulées la douleur, la victoire, la colère, oui, non, l’orateur…on serait tenté de dire ah bon ? Fischer passe la main à l’histoire de l’art en pointant du doigt à sa façon, le Traité des Passions de Charles le Brun, pour nous poser la question de la prescription possible à l’heure actuelle. Peut-on réellement caractériser la colère par un poing fermé ? Les traces politiques le laissent penser et impliquent que Fischer va jusqu’à la limite du symbole dans l’exercice de son art. C’est là l’aspect mystérieux voire contradictoire de son usage passé au crible de la fonction. Que faire de nos dix doigts ? Il a toujours su quoi faire de ses mains quitte à les faire parler.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette manière brutale de présentation, le rouleau, le crochet de boucher, les traces de pliage, et sur le luxe d’une fourrure maculée (?) d’empreintes, comme si la même main qui avait tué l’urus, en suspendait la peau et lâchait des flots de signes, graphiques, tweetés, codés, émoti-déconnants, échappés de la Bête. Tout cela encore refroidi par une des dernières œuvres de cette promenade en Fischerland, superbe main en négatif dans la neige, comme un tampon corporel d’une humanité trop grande pour le monde. En matière de jeux et avec l’immense respect dû à Wittgenstein, on aurait peut-être pu convertir ces signes fischériens en classement par familles, en enseignes de gantiers, en familles de doigts ou de mots en couleurs mais tout reste à Faire… !
Au regard de la richesse de l’œuvre d’Hervé Fischer et de son parcours artistique, il faut entrer en dialogue, en performances, chercher sa propre identité, l’index ne suffit plus, et l’oxymore qu’il nous propose est d’inscrire notre marque dans l’effacement de l’anonymat : une Chance (2020) !

Découvrez l’entretien avec Hervé Fischer mené par Marie-Laure Desjardins.

(1) Hervé Fischer, L’âge hyperhumaniste, pour une éthique planétaire, Edition de l’autre, 2019.

(2) Lire l’article Questions pour un manifeste.

(3) Daniel Arasse, Histoires de peintures, 2004, Paris, Denoël, pp. 65 à 72.

Vue de La main à l’œuvre. ©Hervé Fischer, photo MLD

Contact> Hervé Fischer – La main à l’œuvre, 24Beaubourg, à Paris, jusqu’au 13 novembre 2021. Accueil et médiation de 13 h à 19 h, le matin sur rendez-vous. Fermeture les dimanches et les lundis. Finissage le samedi 13 novembre.
Crédit de l’image d’ouverture> ©Laurence Honnorat