Questions pour un Manifeste

C’est d’un chalet situé en pleine nature québécoise qu’Hervé Fischer a décidé de lancer un appel international à signatures pour un Manifeste rédigé en dix langues. Alors que la crise liée à la pandémie de la Covid-19 n’en est qu’à ses prémices, l’artiste agacé que les artistes ne soient pas plus sollicités par les médias et que leur voix soit par conséquent inaudible a décidé de prendre le taureau par les cornes en proposant un texte. « C’est une protestation vitale, d’appel à la divergence pour sortir de l’impasse avec de nouvelles valeurs, de nouveaux objectifs correspondant aux exigences d’une nouvelle image du monde », explique l’artiste-philosophe. Avec cette initiative, Hervé Fischer réactive ses anciennes pratiques d’art sociologique où diffusion d’idées par média de masse et participation du public étaient requises. Avant que d’autres ne s’en emparent, ArtsHebdoMédias vous propose de découvrir l’intégralité du texte et en avant-propos quelques éclairages donnés par l’artiste. Sachez également qu’Orazio Maria Valastro, fondateur et directeur de la revue M@GM@, lui a confié un numéro spécial « Art versus Société », qui viendra à n’en pas douter appuyer et compléter la réflexion entamée par le Manifeste. Parution prévue à l’automne. Près d’une trentaine de sociologues, historiens, artistes et autres observateurs du monde de l’art apporteront leurs contributions en provenance d’Allemagne, d’Argentine, de Belgique, du Brésil, du Chili, de Cuba, des Etats-Unis, de France, d’Hongrie, d’Italie, de Lettonie, du Mexique et du Québec. Le livre sera également publié par Les Presses du réel, collection Al Dante.

ArtsHebdoMédias. – Comment avez-vous vécu le confinement lié à la pandémie de la Covid-19 ?

Hervé Fischer. – J’ai pensé à la planète Terre, plus que jamais, quotidiennement. Comme tout un chacun – du moins veux-je le croire –, j’ai vécu cette pandémie comme une remise en question planétaire de notre « normalité », dont nous pouvions enfin, cruellement certes, mais lucidement, constater la perversité des logiques globales. Il n’était plus permis de douter de la réalité de la mondialisation, de notre interdépendance biologique, écologique, économique planétaire, pour le pire, mais aussi pour le meilleur. Nous sommes sortis de nos hallucinations toxiques. Nous nous sommes réveillés. Et nous sommes en quête de nouvelles fabulations porteuses d’espoir. À titre personnel, j’ai vécu cette crise dans le chalet forestier des Laurentides au Québec où je vis, en osmose avec la nature hivernale, printanière et maintenant estivale, loin des dangers de contamination, sans mondanités comme toujours, et cela ne fut pas pour moi une restriction radicale dans mes habitudes de vie, comme ont pu le ressentir les citadins. Ce fût même un moment de pause intellectuelle et artistique très propice à la création. Il faut aussi souligner que l’internet m’a permis de communiquer autant que je le voulais avec tous mes amis aux quatre coins de la planète. Je dirais même, plus que jamais, pour m’assurer de leur santé, pour échanger des idées, pour partager des projets.

Quelles ont été les commentaires, les comportements, les nouveautés qui vous ont le plus étonné, marqué, interrogé… ?

L’émergence, malheureusement brutale, de la pensée planétaire nous a tous frappés. Pas avec les ailes fragiles, imperceptibles de l’effet papillon, mais comme une chape de plomb gris qui nous immobilisait, nous confinait. Au moins, elle s’est enfin imposée à nous tous, nous obligeant à nous adapter à cette nouvelle « conscience augmentée », dont je souligne l’émergence et qui nous conduit à l’« hyperhumaniste », grâce à la multiplication des hyperliens qui nous informent à l’échelle planétaire, en temps réel, avec son cortège de morts et de souffrances humaines, mais aussi de rédemptions. Comme disait Hegel, du mal peut émerger le bien : cette « conscience augmentée », catalysée par la puissance des médias numériques, constitue un immense progrès anthropologique. Elle crée une solidarité humaine, de l’empathie pour les plus vulnérables, pour ceux qui sont frappés par le malheur, de l’indignation face à ceux dont le cynisme et la désinvolture nous ont conduit au chaos, bref, enfin, à l’émergence d’une éthique planétaire. Le très bon côté de cette catastrophe, c’est l’évidence incontestable que notre « normalité », cette logique globale que nous imposait, à nos gouvernements et à nous, les maîtres transnationaux du capitalisme néolibéral, nous conduisait droit dans le mur. Même les esprits les plus conformistes, les plus soumis, les plus aliénés en ont pris conscience. Le bon sens a changé de cap. Nous cherchons des alternatives crédibles et qu’il faut rapidement mettre en œuvre. Nous sommes enfin dans l’urgence de nouvelles valeurs, de nouvelles gouvernances.

Vous qui pensez la technologie depuis des décennies, comment avez-vous analysé l’appropriation en masse des outils de communication numérique, comme la visio-conférence ?

Je suis de ceux qui croient depuis longtemps qu’il faut développer un esprit lucide, démystificateur par rapport à la magie numérique, mais qu’il faut aussi en célébrer les vertus créatrices. Je dénonce les hallucinations toxiques des trans- et posthumanismes, je ne suis pas fasciné par un avenir de cyborgs en bonne santé machiniste – disons numérique –, mais pense plutôt que la mort donne un sens à la vie, que l’homme et la nature sont aussi fragiles que puissants, et je propose donc l’alternative de l’hyperhumanisme, un technohumanisme en lien, lui aussi, avec le développement du numérique.

Les constats et idées que délivre le Manifeste ne sont pas nées pendant le confinement. Nombre de vos écrits prouvent que les préoccupations et positions énoncées ne datent pas d’hier. Pourquoi choisir la forme du manifeste pour y revenir ?

Nous sommes sous le choc du chaos planétaire qui nous a soudain mis à terre. Il s’agit de ce que j’appelle une divergence qui s’impose dans le ronronnement sociétal, comme la chute du mur de Berlin ou les attentats du 11 septembre 2001. J’ai consacré un livre à cette idée de divergence : elle est pour moi ce qui marque chaque fois les grandes étapes de notre aventure humaine. Aujourd’hui donc, chacun s’interroge, admet que la « normalité » était terriblement toxique, voire létale. Avant ce choc, on voulait encore croire à la capacité humaine de trouver toujours des solutions pour se tirer d’affaire. On ronronnait dans le gaz de voiture. On appuyait sur l’accélérateur dans une fuite en avant collective. Personne ne prêtait une grande attention aux déclarations des sonneurs d’alarme. La logique surplombante des intérêts spéculatifs, alliée à la difficulté de penser des alternatives « crédibles » dans le réalisme fabulatoire du système de pensée dominant aveuglait les maîtres et assourdissait les oreilles des masses.
Soudain, le déni se tait. On parle de mutations nécessaires, on dit que l’impensable est devenu pensable. On parle même d’urgence, de compte à rebours. Les politiques, les écologistes, les économistes, les intellectuels parlent de tout, tout le temps, dans les grands journaux, sauf les artistes : grand silence des artistes, alors que le monde artistique est devenu chaotique bien avant cette pandémie, depuis des décades. Le binôme « Market art » spéculatif et « n’importe quoi est art » capricieux y font leurs délices. Les grands journaux pensent donc sans doute que les artistes ne méritent pas qu’on leur donne la parole, ou qu’ils n’ont rien d’important à dire. Cela m’a fâché. Les artistes ont pu prendre conscience depuis longtemps de la perte de sens, de valeurs humaines, de responsabilité, dans laquelle nous tournions en rond comme dans un labyrinthe sans issue. Un manifeste naît dans un moment de saturation de la pensée conformiste en perte de légitimité. C’est une protestation vitale, d’appel à la divergence pour sortir de l’impasse avec de nouvelles valeurs, de nouveaux objectifs correspondant aux exigences d’une nouvelle image du monde. La déclaration publique du manifeste s’est imposée à moi pour prendre dans l’urgence mon droit de parole publique.

Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « nouveaux engagements artistiques » ?

Mon manifeste les expose synthétiquement ; ces engagements constituent un changement de posture de l’art dans sa fonction sociale. Le temps est passé du ronronnement ou des folies esthétiques aujourd’hui épuisées. C’est l’éthique qui s’impose. Ce que j’appelle le « market art » instrumentalisé cyniquement par le capitalisme libéral n’a plus de sens autre que spéculatif. Une marchandise, piètre chant du cygne d’un monde qui a implosé. Le drame capitaliste a tourné à la tragédie humaine apocalyptique, où l’argent même, dont nous avions fait une religion, s’évapore par centaines de milliards. Face au chaos planétaire, l’art doit se réinventer selon des questionnements philosophiques sur le sens de notre aventure humaine, moins sur notre « image du monde » aujourd’hui brisée, que sur le changement en accélération, et donc sur la direction à prendre pour construire une nouvelle image du monde, à laquelle l’humanité puisse aspirer, qui puisse nous réunir.

Vous écrivez que « la spirale verticale des philosophes postmodernes a perdu toute crédibilité », qu’entendez-vous par-là ?

Les désenchanteurs, déhumanistes postmodernes ne croyaient plus à la flèche du temps, parce que nous avons décrédibilisé le mythe du progrès linéaire dans des génocides monstrueux. Ils croient donc que l’humanité change, certes, mais en faisant du surplace quant au progrès. Ils ont remplacé la flèche du temps par la métaphore de la spirale, qui monte en puissance ou descend. Nous serions donc actuellement en décadence. D’où la crise.  Alors que nous sommes retombés dans le chaos, je suis de ceux qui croient donc encore et plus que jamais à la nécessité du progrès humain collectif, fusse-t-il utopique, pour nous en sortir.

Vous exhortez à « repenser l’art et la société » et à donner « un sens à l’art » ainsi qu’« un art au sens », la voie que vous tracez est celle de l’hyperhumanisme et de l’art philosophique. Comment pensez-vous qu’un tel programme puisse être mis en application ?

C’est une utopie. Nous ne pouvons pas vivre sans mythe, fusse-t-il Dieu, le capitalisme ou la technoscience. Mais contrairement aux fabulations trans- et posthumanistes, ou néolibérales, l’hyperhumanisme et l’éthique planétaire ne présentent aucun danger. Ils sont utopiques, certes, mais prennent en compte la fragilité humaine et celle de la nature et proposent à l’humanité de progresser vers son accomplissement, vers une transcendance humaine, plutôt que célébrer son obsolescence biologique.

Vous sentez le monde à un point de bascule mais ne cédez pas à la tentation du catastrophisme. Avec vous, il existe toujours une issue meilleure qu’une autre. D’où tenez-vous cette croyance en l’Homme ?

Oui, nous sommes à un point de bascule, celui d’un âge anthropocène qui nous expose aux plus grands des périls en exploitant et détruisant la nature au nom des droits de l’homme en quête inlassable de surpuissance apocalyptique. Il faut reprendre le contrôle au nom de ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Cet Homme est un mythe. C’est pourquoi il ne peut être qu’une croyance, comme Dieu, mais qui exalte notre liberté créatrice plutôt que notre souffrance et notre soumission. Et à qui d’autre nous en remettre ? À la providence divine ? À la sagesse de la technoscience ? Au destin ? À qui d’autre qu’à l’Homme ?

Manifeste pour un art actuel face à la crise planétaire

Les analyses abondent de tous horizons pour changer nos paradigmes, nos valeurs, nos gouvernances politiques, économiques, sociales, écologiques, culturelles, locales aussi bien que planétaires et nos comportements individuels, pour repenser nos pratiques de santé publique, d’éducation, de commerce, revaloriser la société civile face aux logiques surplombantes de nos gouvernants. Tout y passe, contradictoirement souvent. Mais force est d’entendre le silence assourdissant d’un grand absent de ce concert d’appels urgents à mutations : l’art. Pourtant dans le domaine de l’art aussi, la « normalité » qui nous a menés à une catastrophe planétaire doit être profondément repensée.

– La créativité individuelle du « n’importe quoi est art » initiée par Dada, Fluxus, le happening, les installations les plus diverses, a eu ses vertus créatives, on ne saurait le nier. Mais cette liberté extrême, qui nous libérait des poncifs de l’art et de la société, et célébrait l’alliance de l’art avec la vie, a inévitablement, comme l’avant-gardisme exacerbé des années 1960-70, atteint un degré de caprice individuel, de saturation, de non-sens et d’épuisement de ses modalités expressives, qui en détournent aujourd’hui le public élitiste, et auxquelles le grand public n’a jamais adhéré. Et c’est sans compter que le monde a considérablement changé entre temps, appelant à de nouveaux engagements artistiques.

– Quant au « market art » globalisé, trop souvent vide de sens et médiocre, sa fibre marchande l’a réduit à un simple produit financier de spéculation entre les quelques mains de collectionneurs richissimes, faiseurs et défaiseurs de côtes outrancières qui éclateront comme des bulles irisées de savon. Il n’est même plus le « supplément d’âme » du capitalisme déréglé qui l’a instrumenté, mais un vulgaire placement : faits du prince, ports francs et enchères. Cette dérive ahurissante a tué le marché traditionnel des collectionneurs et des galeries qui aimaient fidèlement les artistes qu’ils soutenaient durablement. Ceux-ci en sont réduits à devenir des artisans commerçants de redites esthétiques pour nouveaux riches ou, s’ils préfèrent demeurer des explorateurs authentiques du monde actuel, de petits autoentrepreneurs marginaux et miséreux dans un marché mondial qui les ignore et les réduit à quêter aux portes des programmes de bienfaisance des institutions culturelles gouvernementales, s’il en existe dans leur pays.

– Nous sommes aujourd’hui confrontés à un bouleversement planétaire qui ne permet plus ce laisser aller « normalisé ». La crise, avec ses paradoxes inconciliables entre l’économie, l’écologie, la santé publique et le respect de l’homme, nous a enfermés dans un labyrinthe dont nous ne trouvons plus l’issue. Il nous faut pourtant agir rapidement pour survivre dans ce vortex obscur en accélération. Face aux dangers planétaires, la spirale verticale des philosophes postmodernes a perdu toute crédibilité. Comment peuvent-ils nier, comme s’y obstinent aussi les mathématiciens en astrophysique, et alors qu’elle est démontrée en géologie et dans les sciences de la vie, la singularité puissante de la flèche du temps dans notre histoire humaine, sous tension créatrice entre entropie et néguentropie, en rupture avec la répétition, la sélection et l’adaptation darwinienne, créant des divergences irréversibles. Il faut repenser l’art et la société, l’un autant que l’autre, qui sont inséparables, pour saisir de nouvelles chances dans cette disruption mondiale.

– Tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir des fabulations porteuses d’espoir collectif et éviter les hallucinations toxiques qui nous ont conduit à cette crise mondiale qui n’en finit plus avec son cortège de souffrances humaines. Il faut donc en finir avec le cynisme de la résignation postmoderne aussi bien qu’avec l’irresponsabilité de l’aventurisme anthropocène, avec l’errance insignifiante du “n’importe quoi est art” aussi bien qu’avec la dérive triviale du « market art ». Il faut donner un sens à l’art. Il faut donner un art au sens. Certes, il n’y a pas de progrès en art, mais l’art change le monde.
-Du scandale de cette crise émerge une conscience augmentée, hyperhumaniste grâce à la multiplication des hyperliens numériques qui nous informent en temps réel à l’échelle de la planète, nous imposant l’obligation et la responsabilité d’un art philosophique en quête d’une éthique planétaire, un technohumanisme en accord avec notre temps, respectant la puissance aussi bien que la fragilité de la nature, attentive à l’équilibre homme/nature autant qu’aux droits fondamentaux universels de l’homme, inclusive de notre diversité et des populations les plus vulnérables. Si nous ne croyons pas en l’Homme, il n’y a pas de solution.
Hervé Fischer, mai 2020, Montréal.

Pour apporter votre soutien aux idées principales de ce manifeste, cliquez ici pour signer.

Crédits photos

Image d’ouverture : Quelle humanité ?, Hervé Fischer, Acrylique sur toile, 91X159cm, 2000. ©Hervé Fischer. L’autre image ©Hervé Fischer

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