La Cittadellarte ou quand l’utopie bouscule la réalité

Institution culturelle inaugurée en 1998 par Michelangelo Pistoletto à Biella, ville du nord de l’Italie qui a vu naître l’artiste en 1933, la Cittadellarte abrite, entre autres, une importante collection d’œuvres de Pistoletto, fruit de dons successifs, une école-laboratoire, des espaces d’exposition, un café-restaurant, un lieu de coworking, un centre de documentation, et le siège de plusieurs associations et projets engagés dans le dialogue et l’échange, qu’ils soient d’ordre culturel, social, écologique, économique ou encore politique. Au cœur de ses multiples expérimentations et projets, l’idée selon laquelle l’art est capable, en faisant collaborer des artistes, intellectuels, acteurs du monde de l’entreprise, du développement durable, de l’éducation, de la gastronomie ou de la mode, et participer tout un chacun, de générer de nouveaux regards et des pratiques inédites, initiateurs de changements socio-culturels bénéfiques à l’échelle d’une communauté, d’un pays, voire de la planète toute entière. Rencontre avec son directeur, l’écrivain Paolo Naldini.

A l’entrée de la Cittadellarte, à Biella.

Surplombant les eaux vives du Cervo, dont les Alpes natales se dessinent à l’horizon, un imposant édifice témoigne, comme plusieurs autres bâtiments des environs, du riche passé de Biella, haut-lieu de l’industrie textile piémontaise au XIXe siècle. Rachetée en 1991 par Michelangelo Pistoletto, l’ancienne fabrique de la famille Trombetta est devenue le quartier général de la Cittadellarte-Fondazione Pistoletto, née dans l’idée de mettre en application le manifeste Progetto Arte, ou Projet Art, publié en 1994 et à travers lequel l’artiste italien prônait la nécessité pour ses pairs d’agir concrètement et de prendre « la responsabilité de mettre en communication toutes les autres activités humaines, de l’économie à la politique, de la science à la religion, de l’éducation au comportement – bref, toutes les dimensions du tissu social », afin de générer un engagement commun destiné à développer de nouvelles pratiques sociétales et dont la devise serait « éliminer les distinctions tout en préservant les différences ». « Je crois que l’art doit retrouver son caractère universel, écrit-il encore. Le Projet Art s’appuie sur l’idée selon laquelle l’art est l’expression la plus sensible et la plus complète de la pensée humaine. »

Porte-Uffizi, Michelangelo Pistoletto, Cittadelarte et Calc, 2003-2016.

Entre 1991 et 1999, Michelangelo Pistoletto est invité à enseigner à l’Académie des beaux-arts de Vienne ; c’est avec ses étudiants qu’il établit un programme visant à mettre à bas les frontières existant entre les disciplines artistiques et entreprend ses premières tentatives pour bâtir des ponts entre le monde de l’art et les différents secteurs de la société, plus particulièrement alors ceux de l’architecture, du design, de l’alimentation et de la mode. « Dans un contexte marqué par le début de la guerre en Yougoslavie et, plus largement, par une accélération de la mondialisation, une forte croissance de la population de la planète et le développement de modes de vie de plus en plus nuisibles pour l’environnement, il y avait un besoin incroyable de nouvelles idées, de changement, analyse Paolo Naldini. La société est faite de multiples îlots ne communiquant pas les uns avec les autres. Michelangelo Pistoletto s’est mis en quête de moyens de les connecter pour développer de nouveaux possibles. Il était évident pour lui que l’art était capable de générer cette mise en communication. J’aime cette image de l’art créant du lien entre les différents secteurs de la société, opérant comme le principe permettant la mise en action d’un véritable système de vases communicants, eux-mêmes générateurs de meilleurs équilibres. Cela peut sembler naïf, mais à l’époque, il n’y avait que peu d’endroits où l’on pouvait parler de ces sujets sans passer pour des intellectuels utopistes, alors qu’aujourd’hui, ce type d’initiative semble de plus en plus pertinent, voire évident. Or, si derrière la réflexion intellectuelle et la critique, il n’y a ni suivi ni d’engagement plus avant, cela ne peut suffire. Ce dont on avait – et avons toujours – terriblement besoin, c’était de lieux où apprendre à construire et emprunter les ponts imaginés par Pistoletto. C’est pourquoi et comment la Cittadellarte est née. »

Une représentation du Troisième Paradis signée Michelangelo Pistoletto.

Dès 1999, est lancé Unidee – University of Ideas, programme de cours, de résidences d’artiste et d’encadrement de projets articulé autour du thème « Art et changement social », rebaptisé en 2019 Third Paradise Academy. Imaginé dès 2003 par Michelangelo Pistoletto, le Troisième Paradis est à la fois un symbole – un signe de l’infini augmenté en son centre d’un troisième cercle – et un concept, devenus centraux dans le travail de l’artiste et destinés à « servir de guide vers un nouveau stade de civilisation ». « Ce signe devait être tout à la fois une référence au passé, une prise en compte du présent et une projection dans l’avenir, écrit Pistoletto(1). Le signe mathématique de l’infini, composé d’une ligne continue qui dessine deux cercles, permettait cette synthèse. Dans le premier cercle s’inscrit le passé le plus lointain, le temps où l’être humain était entièrement intégré dans la nature ; l’autre cercle correspond à la seconde phase du passé, celle où l’homme s’est détaché de la nature par un processus qui a conduit au monde artificiel dans lequel nous vivons aujourd’hui. (…) Les merveilleuses conquêtes du progrès moderne ont cependant entraîné la création de conditions catastrophiques, menaçant la survie de l’humanité. A ce tournant historique critique, l’art doit assumer la responsabilité première de se faire la parabole de l’artificialité humaine. L’énorme pression qui se concentre dans le présent est due à la tension, qui a connu une croissance exponentielle au siècle dernier, entre la sphère naturelle et la sphère artificielle. J’ai éprouvé le besoin de libérer d’une telle pression le point crucial qui relie les deux cercles, en ouvrant un troisième cercle : un espace prêt à accueillir un temps futur. »

Sur le marché hebdomadaire organisé par Let Eat Bi à la Cittadellarte, en décembre 2019.

Devenu la métaphore d’un entre-deux aussi vital qu’aux multiples facettes, d’une volonté, individuelle ou collective, de transformer la société de manière responsable, ce signe a fait l’objet, ces quinze dernières années, d’innombrables installations et performances s’inscrivant dans une appréhension écologique du monde. N’importe qui étant autorisé à s’en emparer à la seule, mais obligatoire, condition que l’initiative ne soit pas une fin en soi mais participe d’un projet plus large impliquant, à l’échelle d’une communauté, différentes actions destinées à faire connaître les thématiques adressées par le symbole. Thématiques évidemment au cœur des activités menées par la Cittadellarte à Biella, ponctuées de congrès, ateliers, expositions et autres événements spéciaux, et développées dans les champs de l’art et de l’éducation, mais aussi de l’écologie, de l’économie, de la politique, de la spiritualité, de la production, du travail, de la communication, de l’architecture, de la mode et de l’alimentation. Le lieu est ainsi le siège de Let Eat Bi, projet conduit en partenariat avec des associations, coopératives, entreprises sociales et autres communautés locales, qui, à travers la plateforme Web Terreabbandonate.com, met notamment en contact des personnes disposant de terrains qu’elles n’ont pas le temps de cultiver avec d’autres dans la situation inverse – un marché des produits récoltés ou transformés dans ce cadre est organisé chaque semaine – ; il abrite également Cittadellarte Fashion B.E.S.T. (pour « Best Ethical Sustainable Trend », soit Meilleure tendance éthique et durable), un atelier-laboratoire textile placé sous le signe du développement durable, pour ne citer que ces deux exemples.

Paolo Naldini.

« Les artistes que nous accueillons à Biella ont en commun de considérer la façon dont nous vivons ensemble, et sur cette planète, comme le principal sujet d’exploration de leur pratique, parfois même comme la matière même de leur œuvre », insiste Paolo Naldini. Le directeur de la Cittadellarte reçoit ses visiteurs dans un petit bureau lumineux donnant sur la cour centrale de l’institution, encombré de livres, documents et boîtes à café recyclées en pots à crayons et autres contenants. Marié à l’une des filles de Michelangelo Pistoletto, c’est d’abord depuis Londres, où il réside dans les années 1990, qu’il suit les projets de son beau-père. Après des études en économie et en affaires, il a choisi la voie de l’écriture et, concentré sur celle-ci, résiste un temps aux appels à rejoindre l’équipe de la fondation, avant de finalement « céder », conquis par la réflexion comme l’action des premiers artistes invités à Biella, en résidence et/ou en tant que mentors. « Je me souviens plus particulièrement d’un collectif austro-espagnol, Calc, qui avait entrepris de transformer en jardin public le cœur du petit village de Las Aceñas, situé au nord de l’Espagne, occupé par les vestiges d’une tannerie fermée depuis la fin des années 1960 et devenu peu à peu une véritable décharge à ciel ouvert. Tout le projet, mené en collaboration avec les habitants et financé grâce à la vente de photographies réalisées par les artistes, s’était construit autour d’un vieil oranger s’élevant au même endroit. A la lecture de leurs engagements, qu’ils développaient sur un blog, j’ai tout simplement eu très envie de travailler avec des gens comme eux. » « Maintenant, j’écris la nuit ! », poursuit en souriant l’homme dont l’emploi du temps ne désemplit pas.

Vue aérienne du projet Row Houses développé par Rick Lowe à Houston, aux Etats-Unis.

Outre les rencontres et activités développées au sein de la Cittadellarte-Fondazione Pistoletto, Paolo Naldini est également chargé de représenter la fondation auprès de multiples interlocuteurs internationaux, dont des universités, des instituts culturels et des instances telles la Commission Economique des Nations Unies pour l’Europe ou le Parlement culturel européen – créé en 2001, il rassemble quelque 165 artistes, responsables d’institutions et personnalités du monde culturel originaires de 43 pays. Depuis l’Europe jusqu’aux Etats-Unis, en passant par l’Amérique Latine et l’Asie, ses pérégrinations lui permettent, non seulement de faire connaître l’institution italienne, mais également de découvrir des projets, artistiques ou pas, menés un peu partout dans le monde dans cette même volonté de changement et d’aspiration à une meilleure façon de vivre ensemble. « J’ai pu rencontrer de nombreux groupes de personnes qui apportaient des solutions locales à des problèmes en lien avec l’énergie, l’eau, la monnaie, etc., dans beaucoup d’endroits touchés par la crise comme par la prise de conscience croissante de la non-durabilité du système actuel. Mais si elles avaient le mérite d’exister, ces solutions n’en restaient pas moins des micro-projets. » Un constat qui pousse l’équipe de la Cittadellarte à réfléchir aux moyens de faire connaître et se rencontrer ces expériences et savoirs. L’invitation en résidence et à jouer le rôle d’intervenant dans le cadre d’Unidee est l’un d’eux. Parmi les personnalités l’ayant marqué, Paolo Naldini évoque l’artiste américain Rick Lowe, initiateur d’un projet intitulé Row Houses et développé depuis 1993 à Houston, au Texas, venu témoigner de son expérience en novembre 2017. « Il nous a raconté que dans les années 1980, il avait l’habitude d’intervenir dans une banlieue défavorisée de la ville, où il réalisait des fresques décrivant les conditions de vie difficiles des habitants, avec lesquels il organisait régulièrement des discussions publiques. Jusqu’au jour où un adolescent lui a demandé ce que son travail leur apportait, ce que ça changeait concrètement à leur vie ; et qu’il n’a su lui répondre grand-chose. Ça a été une crise énorme pour lui, car il était de bonne foi, il pensait être utile, engagé dans sa société. C’est suite à cet épisode qu’il a monté un projet de construction d’une quarantaine de petites maisons, en collaboration avec des architectes, des urbanistes, la communauté elle-même, et avec l’aide de philanthropes et de fonds publics. Ces habitations sont depuis mises à la disposition de la population et d’associations locales, gratuitement, pour des périodes plus ou moins longues. »

Les projets sélectionnés dans le cadre du Visible Award 2019 ont été défendus par huit curatrices et un curateur étudiants au CuratorLab de l’Université Konstfack (Stockholm), lors d’un parlement éphémère qui s’est tenu à l’Hôtel de ville de Paris, le 16 novembre dernier.

Autre moyen de rencontre et de diffusion mis en place dès 2009 par la Cittadellarte, mais hors ses murs, le Projet (et prix) Visible est conduit tous les deux ans en partenariat avec la Fondation Zegna. « Il entend donner de la visibilité aux territoires, pratiques et méthodes permettant aux artistes et communautés de développer des expériences qui, sans renier la fonction d’un système artistique, en étendent les frontières, les statuts, la diffusion, les dispositifs, les règles et les impacts. » Chaque édition est l’occasion de mettre en lumière une dizaine d’actions sélectionnées à travers le monde et présentées à l’occasion d’un parlement éphémère, ouvert au public et installé à chaque fois dans une ville différente. La dernière « session » en date, organisée avec Lafayette Anticipations, s’est tenue à l’Hôtel de ville de Paris le 16 novembre dernier. « L’une des phrases d’accroche du projet est “Quand l’art quitte son propre champ et devient visible en tant qu’autre chose” », rappelle Paolo Naldini pour insister de nouveau sur l’importance d’aller au-delà de la réflexion qui, de même que la critique, est nécessaire mais insuffisante. C’est dans cet esprit qu’ont été instaurées, depuis 2012 et au fil des rencontres, les « ambassades » de la Cittadellarte : un réseau de femmes et d’hommes constituant près de 170 relais disséminés un peu partout sur la planète et ayant déjà organisé quelque 1 120 expositions, performances, forums et autres événements auxquels ont participé plus de trois millions de personnes. « C’est un multiplicateur d’engagement, cela permet d’être ancré physiquement quelque part, de ne pas se cantonner au domaine de l’intellectuel », explique le directeur de l’institution, par ailleurs inventeur du concept de la Démopraxie, qui remet l’individu, en tant que membre d’un groupe, au cœur du pouvoir et de l’action démocratique.

Vue de la Cittadellarte.

« Cela fait 200 ans que l’on entend des récits mettant en avant l’individu ou, au contraire, un tout représenté par la nation ou la société ; il s’agit soit de tout le monde, ce qui veut en réalité dire personne, soit d’un seul individu, ce qui est finalement quelque chose de très artificiel, car la plupart du temps, nous faisons de fait partie d’un groupe, nous rencontrons tous les jours d’autres gens, au travail, à l’école, etc. » De ce constat simple est né le questionnement suivant : comment amener chacun à agir au sein de son organisation, quel que soit son statut ou son échelle ? « Nous avons alors imaginé d’essayer de réunir, dans différents endroits, des gens déjà porteurs de savoirs et de pratiques, mais qui ne parlaient pas ensemble, qui n’avaient pas la culture du “savoir partagé”. Parallèlement, j’ai commencé à développer cette idée de Démopraxie, nourrie de la prise de conscience de l’importance du pouvoir d’agir d’une organisation, quelle que soit son échelle, et de son impact potentiel sur un groupe ou une population donné(e). » De là est née une méthodologie s’appuyant sur les 17 objectifs de développement durable énoncés par l’Onu à l’été 2015 – « Tout le monde peut s’y reconnaître et participer » –, et consistant à identifier un ensemble d’organisations locales – jusqu’à une centaine –, d’envergure internationale, ministérielle, syndicale ou encore associative, avant de les réunir, tout d’abord dans le cadre d’une exposition les présentant au public, puis lors d’un forum destiné à échanger et bâtir ensemble des actions concrètes. Les Rebirth Forums (Forums de la Renaissance(2)) sont nés fin 2015, avec un premier événement à Cuba baptisé « Géographie du changement ». « Cette expérience initiale nous a inspiré une méthodologie, devenue centrale dans nos activités, visant à organiser et à activer des pratiques et savoirs locaux de manière efficace, réelle et pas seulement théorique. Chacun de ces forums se termine par la rédaction d’une charte listant des actions que tous les participants s’engagent à tenter de mettre en œuvre une fois retournés dans leur association, entreprise ou institution. Les résultats ou difficultés étant portés à la connaissance de tous au forum suivant. » Au cœur du concept, l’idée selon laquelle la vérité est toujours composée d’un mélange de points de vue et la nécessité de trouver des entre-deux qui seront autant de terrains d’entente pour un futur commun possible. « C’est une méthode symboliquement importante pour générer une discussion, non pas destinée à mettre tout le monde d’accord autour d’une seule idée, mais pour, à partir de conceptions différentes, créer une position et/ou proposition communes, qui tiennent compte de toutes les disparités de point de vue. Cet espace-là n’existait pas, nous l’avons créé. Et c’est pour cela que l’art est indispensable. » CQFD.

(1) Le Troisième Paradis, Michelangelo Pistoletto, publié chez Actes Sud en 2011.
(2) Le terme Renaissance fait écho au Jour de la Renaissance institué par Michelangelo Pistoletto le 21 décembre 2012, date marquant la fin des 5 125 années d’un cycle du compte long du calendrier maya, considérée par certaines croyances populaires comme celle de la fin du monde et que s’est appropriée l’artiste pour au contraire inaugurer une nouvelle ère, « célébrée » depuis chaque 21 décembre.

Contact

Cittadellarte-Fondazione Pistoletto, Via Serralunga 27, 13900 Biella, Italie. Tél. : + 39 01 52 84 00 ; email : info@cittadellarte.it ; www.cittadellarte.it.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue d’un des bâtiments du complexe abritant la Cittadellarte à Biella © Photo MLD – Entrée de la Cittadellarte © Photo MLD – Porte-Uffizi © Michelangelo Pistoletto, Cittadelarte et Calc, photo MLD – Le Troisième Paradis © Michelangelo Pistoletto, photo MLD – Le marché hebdomadaire organisé par Let Eat Bi © Photo Let Eat Bi / Cittadellarte – Portrait de Paolo Naldini © Photo courtesy Archivio Cittadellarte-Fondazione Pistoletto – Vue aérienne du projet Row Houses développé par Rick Lowe © Photo Peter Molick – Visible Award 2019 © Photo S. Deman – Vue de la Cittadellarte © Photo S. Deman – La vidéo est signée Anna Ciammitti, courtesy Cittadellarte

Print Friendly, PDF & Email