Jon Rafman et l’inconscient internautique

Jusqu’au 25 mars, la galerie londonienne Sprüth Magers accueille l’exposition Ebrah K’dabri de Jon Rafman. En véritable mythographe et psychographe d’Internet, l’artiste canadien s’est plongé dans l’abîme de notre imaginaire numérique, peuplé d’êtres mythiques et de contes surnaturels.

Après avoir parcouru les paysages néo-baroques de Second Life et répertorié les bogues incongrus de Google Maps et Streetview, John Rafman s’intéresse désormais aux légendes, mythes et récits accouchés par Internet. Les relations qui se nouent entre le langage et la création occupent une place centrale dans son travail : la parole engendre l’œuvre et, en retour, l’œuvre engendre la parole. D’où le titre de l’exposition, Ebrah K’dabri, une formule magique araméenne, plus connue sous la forme « abracadabra », qui signifie : « je créerai d’après mes paroles ». Celle-ci prend tout son sens lorsque l’on sait qu’une partie des œuvres de l’exposition ont été générées par un algorithme d’intelligence artificielle à partir d’éléments textuels (text-to-image algorithm).

Le pouvoir iconogène du langage, tel est le sujet de l’exposition. Jon Rafman explore les liens entre langage et création à travers deux types d’œuvres : d’une part, des œuvres génératives réalisées par une intelligence artificielle et, d’autre part, des œuvres narratives incorporant le vocabulaire et la poétique visuelle des sous-cultures d’Internet. L’artiste glane sur la Toile des memes, des stock images et des subredits, à partir desquels il rend visible la psyché humaine à l’ére du Web 2.0. Entre les quatre murs immaculés d’une prestigieuse galerie, soustrait à son environnement naturel, le tout-venant d’Internet apparaît sous un nouveau jour, dans toute son inquiétante étrangeté. Des œuvres anonymes et collectives du peuple des internautes aux œuvres générées par une intelligence artificielle, la question du statut de l’artiste se pose. Une œuvre d’art est-elle nécessairement le produit d’un geste et d’un esprit individuel ?

Les œuvres génératives : ressemblance et défiguration

Les œuvres génératives de Jon Rafman sont marquées par l’ambiguïté, et c’est dans ce jeu d’ambiguïté que se trouve la poésie de l’artiste. Il y a d’abord une dissonance esthétique entre le figurable et l’infigurable. Les images algorithmiques représentent des êtres et des choses que l’on croit reconnaître au premier coup d’œil, mais qui s’évanouissent dans l’informe sitôt que notre regard s’y attarde un peu trop longuement. Il y a ensuite une dissonance médiologique entre la technique de production des œuvres et leur support d’exposition. Bien que les œuvres génératives soient réalisées par un ordinateur (presque) sans intervention humaine, celles-ci sont ensuite imprimées sur des toiles grand format, selon une technique d’impression qui n’est pas sans rappeler le coup de pinceau du peintre : elles sont extirpées de leur origine immatérielle et ramenées à la matérialité du monde physique.

Vue de l’exposition Ebrah K’dabri de Jon Rafman. Club Angel II and III, 2022. ©Jon Rafman, photo Ben Westoby courtesy Sprüth Magers, London

Un algorithme n’a pas d’émotion ni d’intention. Pourtant, les œuvres génératives peuvent nous émouvoir, à condition de prendre le temps de bien les voir. Les silhouettes démoniaques de Club Angel, par exemple, nous plongent dans un état de sidération. À mesure qu’on les regarde, celles-ci se dérobent pour ne laisser plus qu’une masse informe de chairs écarlates se détachant d’une ville néonisée. Formes et couleurs rappellent à notre souvenir les œuvres d’art où s’est forgée notre sensibilité : des bœufs écorchés de Soutine aux portraits lacérés de Bacon, en passant par les êtres crépusculaires photographiés par Nan Goldin. On se souvient que notre regard, structurant et interprétant l’œuvre, se rend co-créateur de celle-ci — aux côtés d’un artiste ou d’une machine, cela n’importe pas. L’artiste, la machine et le spectateur sont inextricablement liés dans la création d’une œuvre générative. Parmi l’infinité des possibles virtuellement contenus par l’algorithme, c’est à l’artiste qu’il revient de choisir, et c’est au spectateur qu’il revient de donner sens.

Vue de l’exposition Ebrah K’dabri de Jon Rafman. Wrestlers in Wildflower Field, 2022. ©Jon Rafman, photo Ben Westoby courtesy Sprüth Magers, London

L’art génératif reconduit l’ancien mystère de la figuration. Il se joue dans la transfiguration du texte en image quelque chose du Verbe incarné. Les figures défigurées par l’algorithme sont au seuil du visible ; elles échappent aux formes de l’apparence. Prenons l’exemple de Wrestlers in Wildflower Field. À première vue, on distingue bien les lutteurs, en train de se battre dans les hautes herbes. Mais à y regarder de plus près, on se rend compte qu’ils ne sont que des corps, noués et noueux. Leurs visages, bouffés d’ecchymoses et de blessures, sont devenus des fleurs rouges qui semblent se confondre dans le champ de fleurs sauvages en arrière-plan. On se souvient alors des fleurs du jardin de L’Annonciation de Fra Angelico, longuement commentées par Georges Didi-Huberman, qui ne sont pas de simples fleurs, mais les stigmates du Christ. L’intelligence artificielle serait-elle, à son tour, capable de représenter le mystère du corps au-delà du corps, de figurer l’infigurable, et de donner une forme sensible au logos ?

Les œuvres narratives : l’artiste en mythographe d’Internet

Les œuvres narratives de Jon Rafman poursuivent l’exploration des liens entre langage et création. L’artiste raconte une série d’histoires inquiétantes à partir d’images trouvées sur Internet ou bien générées par une intelligence artificielle. Le geste de l’artiste ne consiste plus qu’à s’approprier et à présenter des objets numériques déjà existants, selon une poétique du recyclage proche du ready-made. Le triptyque Egregore est peut-être la plus duchampienne de ses œuvres. Trois écrans diffusent en boucle des images provenant de la sous-culture des cursed images, ces images virales diffusées en masse sur les réseaux sociaux et perçues comme mystérieuses et dérangeantes en raison de leur contenu ou de leur qualité. L’œuvre nous invite à reconsidérer, dans le temps long de la contemplation, la signification de ces images auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement.

Vue de l’exposition Ebrah K’dabri de Jon Rafman. Counterfeit Poast, 2022. ©Jon Rafman, photo Ben Westoby courtesy Sprüth Magers, London

Counterfeit Poast et Punctured Sky s’inscrivent dans la forme narrative plus traditionnelle du court-métrage d’animation. Ils empruntent les codes des creepypastas, ces légendes urbaines horrifiques qui circulent sur Internet, aux origines vagues ou inconnues. Dans Counterfeit Poast, on rencontre une série de personnages en proie à la solitude, à l’aliénation, au doute existentiel : un Texan, convaincu d’avoir été Somalien dans une autre vie, qui raconte avec mélancolie les souvenirs d’un ami perdu, ou encore un homme sous l’influence d’un gourou des cryptomonnaies, projeté dans un futur cyberpunk et dystopique. Toutes ces histoires, illustrées par une intelligence artificielle et racontées à la première personne — à la façon d’un horror thread publié sur Reddit — mettent à jour une passionnante mythographie des sous-cultures d’Internet, avec leurs schémas narratifs et leurs leitmotivs. Au prisme du miroir déformant de l’intelligence artificielle, l’œuvre pose un regard étrangéifié sur la fabrique et la circulation des mythes dans nos sociétés numériques.

Vue de l’exposition Ebrah K’dabri de Jon Rafman. Punctured Sky, 2022. ©Jon Rafman, photo Ben Westoby courtesy Sprüth Magers, London

Dans Punctured Sky, on s’attarde un peu plus longuement sur une histoire tout à fait étrange, celle d’un gamer qui cherche à tout prix à retrouver un jeu vidéo de son enfance, bien que celui-ci semble avoir disparu sans laisser de trace. Le film nous introduit dans la mémoire d’un personnage que nous suivons dans ses tribulations en quête d’un souvenir perdu. Au premier visionnage, tout fait obstacle à l’identification : la dimension kitsch des stock images, la nature rudimentaire de l’animation, l’incongruité de l’histoire. Pourtant, le film nous touche, parce qu’il nous renvoie à la part de solitude et de mystère qui entourent nos propres souvenirs, en particulier nos souvenirs d’enfance qui, de plus en plus étrangers à nous-mêmes, prennent la forme d’une fable. Que l’on ne s’inquiète donc pas de la menace que l’intelligence artificielle fait planer sur le monde de l’art : tant qu’il y aura des artistes comme Jon Rafman, le mystère de la figuration, de la mémoire et de l’existence restera toujours intact.

Auteur> Samuel Solé est étudiant au département Arts de l’École normale supérieure. Il prépare actuellement un projet de thèse sur la question du visage humain dans les arts numériques vis-à-vis de l’histoire et de la théorie du portrait peint et sculpté.

Contact> Ebrah K’dabri, Jon Rafman, Sprüth Magers, Londres, jusqu’au 25 mars 2023.

Image d’ouverture> Jon Rafman, Punctured Sky, 2021. 4K video, sound, 21 min. ©Jon Rafman, courtesy the artist and Sprüth Magers