La jam-session cosmique de Tomás Saraceno

« Tout mon travail a pour but d’inviter à percevoir le monde autrement* », aime souligner Tomás Saraceno. Architecte de formation, accueilli en résidence depuis 2012 au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et collaborant régulièrement avec les chercheurs de la Max Planck Society en Allemagne ou les scientifiques du Natural History Museum de Londres, pour ne citer qu’eux, l’Argentin n’a de cesse d’explorer d’autres manières de vivre (ensemble), d’apprendre et de partager. Jouant sans cesse sur les échelles micro et macroscopique des choses, s’appuyant tant sur l’ingénierie et l’astrophysique que sur la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, l’éthologie, l’architecture ou encore la musique, l’artiste développe des propositions interdisciplinaires, qui prennent souvent la forme d’installations monumentales, offrant des pistes concrètes pour repenser notre manière d’être au monde. Le Palais de Tokyo, à Paris, lui consacre actuellement une vaste exposition réunissant plusieurs de ses travaux clés comme de nouvelles productions, fruits politiques et poétiques d’un projet mûri depuis cinq ans. En voici un aperçu.

Tomás Saraceno.

« J’ai voulu que cette exposition devienne le lieu d’une expérience enrichie, où les visiteurs deviennent partie intégrante des paysages vibratoires et des œuvres, simplement en respirant et en se déplaçant, formant un ensemble de respirations, un dispositif pour une cognition élargie allant au-delà de la centralité que peut avoir le monde visuel dans notre culture… Je suis convaincu du caractère extrêmement urgent d’un tel changement et de son immense pouvoir politique. » Si l’air est de longue date l’un des éléments et axes centraux de ses recherches, les araignées, et leurs toiles – sur lesquelles l’artiste et ses collaborateurs travaillent depuis plus de dix ans –, sont à l’honneur de la manifestation parisienne. « L’une des questions qui sous-tend ce travail est de se demander comment une araignée peut saisir ce qui se passe à une échelle plus grande, voire cosmique, souligne Tomás Saraceno. Il faut les observer, s’appuyer sur leur “connaissance”. On a découvert que 500 araignées vivaient au Palais de Tokyo. Nous nous sommes dit : elles vivent ici, partageons l’espace et tendons leur un micro ! » De fait, des haut-parleurs installés ici et là diffusent le bruit des vibrations provoquées par les bêtes sur leurs toiles. Pour le plasticien argentin, installé à Berlin depuis 2012, une vibration est quelque chose qui sollicite autant l’ouïe que la vue et le toucher, « qui ouvre des canaux de communication et de socialisation qui transcendent les sens et les limites des espèces ». Et de rappeler qu’une grande majorité des araignées peuvent à peine voir et entendre, et qu’il s’agit pour le spectateur, lui aussi, de se laisser aller à une exploration de formes alternatives d’apprentissage par les sens. « Cette exposition entre davantage dans le champ d’une expérience corporelle, de synesthésie, d’un voyage, que dans celui des arts visuels. Son titre, On Air, évoque à la fois un mode de transmission et quelque chose d’invisible, qui est dans l’air à un moment donné. » « Elle vise à amplifier certaines voix habituellement inaudibles et à baisser le volume de certaines autres, précise-t-il encore. Un des plus gros malentendus dans toutes les discussions qui ont cours autour de l’Anthropocène est l’idée de l’anthropos en tant que “nous” universel. Nous sommes peut-être tous embarqués sur le même bateau, mais nous n’avons pas tous la même capacité d’agir, nous ne produisons pas tous des changements à l’échelle planétaire. »

Particular Matter(s) Jam Session, Tomás Saraceno.

Le parcours s’ouvre sur un vaste espace plongé dans le noir et parsemé de dizaines d’architectures complexes et vaporeuses (notre photo d’ouverture), mises en lumière par une série de spots disposés près du sol (Webs of At-tent(s)ion). Chaque pièce est le fruit d’un patient tissage réalisé par des araignées, issues d’espèces « qui n’auraient pas dû se rencontrer, car d’origines diverses, plus ou moins sociales. » Dans la pièce suivante, où la pénombre reste de mise, l’œil distingue un ensemble de longs fils de soie – toujours d’origine arachnéenne – traversant l’espace d’un mur à l’autre et ondulant imperceptiblement. Le visiteur est ici partie prenante de l’œuvre, son déplacement dans l’espace influençant le mouvement de l’air et, donc, des filaments dont la vibration produit une musique captée et diffusée en temps réel. Non loin, une vitrine abrite un ensemble de cartes racontant la relation complexe qui nous unit à cet animal, totem ou symbole protecteur pour les uns, figure terrifiante pour les autres, sous la forme d’un jeu invitant à ouvrir notre attention, à la porter là où l’on ne regarde pas d’habitude. « Je m’intéresse à l’entrecroisement de différentes cultures et de leurs lectures singulières du monde », précise Tomás Saraceno.
A l’entrée de la grande salle suivante, une araignée à l’œuvre attire les curieux. Derrière elle, un ballet étrange et fascinant est accompagnée par une composition sonore. Particular Matter(s) Jam Session met en scène des particules de poussière, d’origine locale, terrienne et cosmique, saisies par la lumière d’un faisceau tandis que des caméras enregistrent en temps réel leurs position et vitesse. Ce sont ces données qui sont ensuite traduites sous forme de différentes notes musicales. Une partition qui s’appuie pêle-mêle, outre sur cette poussière ambiante animée par la respiration et le mouvement des visiteurs, sur les sons des dauphins, les vibrations émises par la fracturation hydraulique en Méditerranée et celles de l’araignée citée plus haut. Ou comment faire prendre conscience de l’assemblage complexe de matière qu’est le monde, un tout dont l’humain fait inextricablement partie. « Il n’y a pas de visiteurs, mais des participants à l’exposition, insiste l’artiste. Chacun de nos mouvements peut faire varier l’œuvre. »

Aerocene Float Predictor, Tomás Saraceno.

Tout un espace est dédié aux inventions techniques nées dans le cadre de projets menés par Tomás Saraceno et son équipe, en collaboration avec des scientifiques d’horizons variés, à l’image de l’Interspecies translator (Traducteur interespèces), s’inspirant du « langage » de la particule comme d’un nouvel Esperanto, ou d’Aerocene Float Predictor (Prédicateur de vol Aérocène), un programme proposant le meilleur trajet d’un point à un autre, ainsi que le jour idéal, pour voyager dans les airs en fonction des vents prévus sur les quinze prochains jours partout sur la planète. Cette idée de pouvoir se déplacer en flottant au-dessus de la Terre, sans avoir recours à aucune énergie fossile et/ou dommageable pour l’environnement, est au cœur des recherches menées par la communauté Aérocène, initiée à Berlin par le studio Saraceno. Une pièce regorgeant de documentation lui est dédiée et est accessible au public gratuitement pendant toute la durée de l’exposition. « L’Aerocene Foundation est une initiative artistique interdisciplinaire qui cherche à imaginer de nouveaux modes de sensibilité, réactivant ainsi un imaginaire commun de façon à forger une collaboration éthique avec l’atmosphère et l’environnement, développe l’artiste. Ses activités se manifestent par l’expérimentation et la dissémination de structures plus légères que l’air, qui ne peuvent flotter que grâce à la chaleur du Soleil et aux infrarouges réfléchis par la surface de la Terre, sans énergies fossiles, ni hélium, ni hydrogène, ni panneaux solaires, ni batteries. » Parvenir à s’envoler, à flotter au-dessus des terres et des territoires, est aussi une manière d’interroger les frontières tangibles érigées par les hommes et la façon dont elles affectent, parfois de façon tragique, des sujets vulnérables, aussi bien humains qu’animaux. « L’Aérocène analyse et étend l’imaginaire autour de ces problèmes, parvient à les survoler de manière poétique. Cela nous rappelle que presque tout peut devenir tellement simple… Si simple qu’en 2009, même les gens de la Nasa ne pouvaient pas le croire lorsque nous faisions décoller une personne juste avec de l’air chauffé par le Soleil », se souvient Tomás Saraceno. Une dimension environnementale que l’on retrouve, aussi, à travers le projet en cours Museo Aero Solar, un « musée » volant prenant la forme d’un immense ballon, dans lequel le public peut pénétrer, constitué depuis 2007 avec des sacs en plastique collectés au fil d’ateliers installés ici et là dans le monde. « Chacun est invité à nourrir l’œuvre, à la faire grandir. »

Algo-R(h)i(y)thms, Tomás Saraceno.

Déployée à travers une salle cette fois baignée de lumière, Algo-R(h)i(y)thms est une installation composée d’innombrables cordes tendues dans toutes les directions et que les visiteurs, par petits groupes, sont invités à effleurer. « Nous avions envie de créer un instrument qui puisse être joué par de nombreuses personnes simultanément. Lorsque vous touchez certaines cordes, leurs vibrations sont amplifiées par des haut-parleurs et des vibreurs qui produisent des infrasons. Les cordes résonnent à différentes fréquences, certaines audibles et d’autres ressenties uniquement comme une vibration, hors de la plage de fréquence de l’audition humaine (6 hertz). Le sol se transforme alors en haut-parleur, le mieux étant de s’allonger pour que tout votre corps devienne une oreille. Dans cette salle, nous défions nos sens, nous vous invitons à sentir l’inaudible, à caresser au lieu de pincer. »
« On Air réunit une grande variété de collaborateurs, rassemblant des institutions scientifiques, des groupes de recherches, des activistes, des communautés locales, des visiteurs, des musiciens, des philosophes, des animaux non-humains, des phénomènes célestes, qui participent tous à la vie de l’exposition, résume Rebecca Lamarche-Vadel, commissaire de l’exposition. Des ateliers, des concerts, des séminaires ouverts au public enrichissent régulièrement une exposition transformée en une vaste “jam-session cosmique”, résonnant au rythme de rencontres et d’assemblées nées de nouvelles solidarités entre espèces. » Le prochain rendez-vous est donné vendredi 14 décembre en vue d’une conversation impliquant arachnologues, biologistes, historiens et philosophes, réunis autour de Tomás Saraceno. Un atelier sur la communication vibrationnelle des araignées sera suivi d’un concert, lors duquel quatre musiciens interprèteront un Concerto pour arachnides signé de la compositrice française et grande figure de la musique électroacoustique Eliane Radigue. « Nous avons besoin de jouer avec de nouvelles catégories et de nouveaux néologismes, qui nous feront passer de l’Homo economicus à l’Homo sapiens accordé avec les rythmes planétaires, conscient de vivre avec d’autres humains et non-humains, sans qu’il faille passer par une extinction de masse pour comprendre cela, estime Tomás Saraceno. Peut-être quelque chose comme un Homo sapiens flotantis qui aurait appris à flotter dans les airs et à dériver avec le vent, affranchi des frontières créées par les combustibles fossiles. »

De gauche à droite : Museo Aero Solar et vue de la salle dédiée aux projets de la communauté Aérocène, Tomás Saraceno.

* Les citations ont été recueillies auprès de l’artiste ou extraites d’un entretien conduit par Rebecca Lamarche-Vadel.

Contacts

On Air, jusqu’au 6 janvier au Palais de Tokyo, à Paris.
Le site de Tomás Saraceno : https://studiotomassaraceno.org.

Crédits photos

Image d’ouverture : Webs of At-tent(s)ion © Tomás Saraceno, photo S. Deman, courtesy galerie Esther Schipper, Andersen’s Contemporary, Pinksummer Contemporary Art, Ruth Benzacar, et Tanya Bonakdar gallery – Toutes les images sont créditées © Tomás Saraceno, photo S. Deman, courtesy galerie Esther Schipper, Andersen’s Contemporary, Pinksummer Contemporary Art, Ruth Benzacar, et Tanya Bonakdar gallery