Insolare, une traversée camarguaise au cœur des Rencontres d’Arles

Arles : la plasticienne Eva Nielsen et la curatrice Marianne Derrien*, duo lauréat du programme de mécénat BMW Art Makers, nous proposent une exposition inédite, sous la forme d’un road-trip photographique. L’exposition Insolare, qui prend source et se déploie sur les terres de Camargue, s’intègre dans la section « Géographies du Regard » des 54éditions des Rencontres d’Arles, à l’ombre du Cloître Saint-Trophime, jusqu’au 24 septembre.

Eva Nielsen, jeune plasticienne franco-danoise formée aux Beaux Arts de Paris, s’est fait connaître par une œuvre rigoureuse, flirtant depuis toujours entre photographie et peinture. Souvent l’architecture s’y mêle à des paysages incertains, donnant à voir un monde en trompe l’œil et quelque peu désincarné dans lequel l’humain semble désespérément absent. Le bâti y est sinon futuriste, industriel et presque toujours utopiste, contre point ou faire valoir d’une nature qui semble comme déjà asphyxiée, réduite à servir de décor à une présence de vie.
L’artiste aime explorer les techniques, les mixer, oser les contrarier comme en utilisant la trame de la sérigraphie en superposition de ses grandes peintures, avec derrière la tête sans doute l’idée de flouter l’image, ou peut-être de la pixelliser afin de la rendre à nos yeux « sur naturelle ». Il y a ainsi chez elle, un peu de Hubert Robert, la vision d’un monde inerte et en déconstruction qui vient se glisser dans un décor, lui encore bien vivant, afin de le viraliser tout entier. Là où le célèbre peintre paysagiste du XVIIIe siècle aimait à saisir des jardins et palais abandonnés par leurs riches propriétaires, aux effets du temps et de la nature, n’importe-t-elle pas une certaine vision de friches industrielles certes moins romantiques mais tout aussi pollueuses de nos campagnes. Il y a aussi sans aucun doute manipulation de l’espace et du temps, et une certaine façon de distinguer le sujet du support qui nous fait plonger dans une réalité augmentée mais à la fois totalement contrôlée. Peu importe le médium paraît nous déclarer l’artiste, pourvu que l’on rentre dans l’image, et qu’au-delà de la surface il nous soit possible de dépasser le champ du visible !

© Eva Nielsen, Diluvium 2023, 70 x 61 cm. Huile, acrylique, encre, sérigraphie et voilage imprimé sur toile. ©photo Maxime Turpault, BMW Art Makers

Et c’est bien d’image qu’il s’agit ici à Arles, où pour la première fois Eva Nielsen s’empare du sujet de la mutation géographique et géologique, en combinant son observation des phénomènes climatologiques à travers le territoire Camarguais avec la technique d’insolation, traditionnellement utilisée en sérigraphie (celle-ci consiste à enduire un tissu, d’une émulsion photosensible qui, en durcissant à la lumière, définira les surfaces et motifs imprimables, ndlr). Ou bien pourrait-on plutôt parler de cliché, d’état des lieux, ou « d’état de conscience » tel qu’elle le définit, quand il s’est agit de réaliser des centaines de prises de vue afin de pouvoir fixer cette sédimentation des paysages qui s’étendent aux portes d’Arles. Entre vagues de sécheresse et montée des eaux, l’artiste a considéré ces vastes surfaces sauvages, pour la plupart depuis longtemps désertées, comme un inestimable territoire d’expérimentation où puiser ses précieux échantillons d’image. C’est ensuite son habituel travail de superposition et de mixage de pratiques et de motifs qui lui a permis de nous offrir cette incroyable voyage où la géographie rencontre les traces d’une histoire contemporaine riche d’un passé industriel qui ne cesse aujourd’hui d’en fragiliser le biotope. C’est à ce titre que l’exposition s’intègre dans la section « Géographies du Regard » de cette 54éditions des Rencontres, puisqu’à côté d’autres artistes, elle révèle à sa manière un état de conscience face à la réalité des bouleversements climatiques et écologiques.

© Eva Nielsen, Insolare II 2023, taille variable, photographie reflex numérique. ©photo Maxime Turpault, BMW Art Makers

Fruit d’une résidence qui s’inscrit dans le programme L’art expérimental et visuel de tous les possibles de BMW Art Makers [1], l’exposition dépasse le simple cadre de la photographie en entremêlant les médiums, et s’intéresse à l’impact de l’activité humaine sur le vivant. La scénographie de l’exposition Insolare a notamment été pensée pour répondre aux enjeux écologiques dans la volonté d’adapter la forme au discours, et pour laquelle l’agence Ghosthouse a conçu des structures métalliques en suspension et réutilisables, à la place des habituelles cimaises. L’entièreté du dispositif créé par Marianne Derrien et Eva Nielsen, qui interagissent ensemble dans le champ de l’art depuis près de dix ans, respecte ainsi les contraintes d’un lieu réellement hors du temps (inscrit au patrimoine de l’Unesco) tout en proposant un jeu graphique et géométrique en parfaite résonance avec la matérialité des œuvres.

© vue de l’exposition Insolare Eva Nielsen et Marianne Derrien. Doline (Alluvions) 2023, 230 x 190 cm, huile, acrylique et sérigraphie sur toile. ©photo Maxime Turpault, BMW Art Makers

L’expérience qui en résulte est réussie et nous plonge selon l’intention de l’artiste dans une double pratique qu’elle aime partager entre extérieur et intérieur, allers et retours incessants entre territoire et atelier, laissant volontairement libre cours à un vaste champs d’interprétation. Les images s’entrechoquent, se bousculent, produisant par leur multiplicité une sorte de persistance rétinienne, l’impression à la fois précise et floue d’un monde définitivement voué à nous échapper, faute sans doute de n’avoir pas su bien le regarder !

[1] Le programme d’expérimentation  à l’image dédié à la création émergente,  proposé par BMW ART MAKERS choisit chaque année un duo artiste-curateur qu’il accompagne dans la réalisation d’un projet de création artistique et d’une mise en espace, devant répondre aux grands enjeux sociétaux et environnementaux, par  une  dotation de 10 000 euros pour l’artiste, 8 000 pour le curateur ou la curatrice,  et 15 000 pour la production.

* Marianne Derrien est commissaire d’exposition indépendante, critique d’art et enseignante. Après avoir été chargée de mission pour les expositions à l’Académie de France à Rome-Villa Médicis, elle collabore désormais en tant que commissaire avec des institutions et des lieux indépendants en France ainsi qu’à l’étranger. Elle enseigne la théorie des arts et les pratiques curatoriales à l’École des arts de la Sorbonne et à l’Université Paris 8. Elle publie régulièrement des textes critiques sur des artistes tant émergents que confirmés. Après avoir coordonné le programme YCI (Young Curators Invitational), elle assure la coordination générale du programme européen Curatorial Futures pour l’association française des commissaires d’exposition.

© vue de l’exposition Insolare,  Eva Nielsen et Marianne Derrien. A gauche Insula II
2023, 85 x 65 cm, acrylique, nylon, encres et sérigraphie sur toile. A droite  Lucite (They) IV 2023 190 x 140 cm, acrylique, encre et impression sur toile. ©photo Maxime Turpault, BMW Art Makers

Informations complémentaires> Insolare, une exposition de l’artiste Eva Nielsen et de la  curatrice Marianne Derrien, jusqu’au 24 septembre 2023 présentée au Cloître Saint-Trophime (où est également présentée une exposition sur le travail d’Agnès Varda) à Arles, dans le cadre des Rencontres de la Photographie d’Arles

Visuel d’ouverture > ©Vue de l’exposition Insolare d’Eva Nielsen et Marianne Derrien,  production BMW Art Makers, Cloître Saint-Trophime, Arles. ©Photo Sasha Walter.

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