S’inquiéter d’images de guerre qui se génèrent toutes seules, enfiler un casque de réalité virtuelle pour jeter des pavés dans le vide, ou bien s’asseoir face à l’écran pour voir le soleil se coucher sur Mars… Jusqu’au 15 décembre, soixante-dix propositions artistiques reposant sur les technologies numériques contemporaines sont à découvrir à Aix-en-Provence et à Marseille, où plus d’une dizaine de structures institutionnelles et/ou expérimentales, friche, galeries, chapelle, office du tourisme et hôpital psychiatrique, sont partie prenante de cette première Biennale des Imaginaires Numériques. Parallèlement, le festival des arts multimédia Gamerz, associé à l’événement, fête simultanément à la fondation Vasarely, à Aix, et à la galerie des Grands Bains Douche, à Marseille, ses 14 ans !

Si la Biennale des Imaginaires Numériques émane aujourd’hui d’une réelle volonté politique – vingt premières et dix-huit créations y sont présentées parmi lesquelles onze pièces multimédias, spectacles ou concerts audiovisuels ont fait l’objet de résidences à l’issue d’un appel à projet –, celle-ci n’est pas née d’hier. Elle résulte d’un travail de longue haleine mené par deux principaux acteurs de l’art et de la médiation des cultures numériques du sud de la France : Zinc, centre d’art fondé en 1998 et installé à La Belle de Mai à Marseille, et Seconde Nature, association basée à Aix-en-Provence et créée en 2007 à partir de la fusion de Biomix et de Terre active, dédiées aux musiques électroniques et aux arts multimédias. En septembre 2017, Zinc et Seconde Nature annonçaient déjà la mise en ligne d’une plateforme de ressources communes, Repères ; plusieurs événements artistiques ont déjà été programmés en commun dans le cadre des rendez-vous Chroniques (1). « Non seulement nous avions depuis longtemps le désir d’unir nos efforts et nos réseaux, mais nous partageons également des esthétiques communes », précise Mélanie Legas, chargée de communication à Zinc.
La première édition de la Biennale des Imaginaires Numériques d’Aix-Marseille a ainsi pris son envol le 8 novembre dernier, lors des rencontres du Miam, le Marché international de l’art numérique, qui mettait cette année le Québec à l’honneur et la ville au centre, réunissant cinq cent professionnels pour deux jours de rencontres, dans l’écrin futuriste de la Fondation Thecamp, érigé en 2017 par l’architecte Corinne Vezzoni sur un campus de sept hectares dans la campagne aixoise. L’association à but non lucratif, financée en partie par les dons de grandes entreprises privées sur le modèle d’une start-up, est résolument tournée vers le futur et entend « sauver le monde » par la recherche et l’innovation. Alors qu’elle incarne à merveille les injonctions institutionnelles actuelles, « faire du numérique l’avenir de l’entreprise culturelle de demain », les artistes, eux, ne semblent pas vivre tout à fait dans le même monde sous cloche. Changement de décor donc à la Friche la Belle de Mai, où l’eau courante n’entre pas encore dans toutes les structures !
Super visions terrestres

Alors que la ville était en deuil, on pouvait constater un bel esprit d’échange collaboratif le 9 novembre dernier aux Grands tables de la Friche à Marseille, soir de tous les vernissages, y compris celui des Instants Vidéos qui fêtaient leur 31e édition sous le mot d’ordre « Humains de tous les pays caressez-vous ! » La Biennale des Imaginaires Numériques s’ouvrait alors au public pour six semaines d’expositions sur le thème de la lévitation. Mais l’heure est grave, les artistes manquent de fuel et l’on peine à décoller : avec une forme d’ironie, d’amertume et non sans gravité – ou bien le désir de s’en extraire –, leurs œuvres s’articulent autour des drones, des sondes, des satellites et des caméras de surveillance ; autrement dit de perceptions guerrières ou de projections dystopiques sur notre monde flottant, perçu en visions subjectives. « Nous sommes tous des astronautes sur le vaisseau spatial Terre », est-il annoncé en préambule de l’exposition Supervisions. Une référence au Manuel d’instruction pour le vaisseau spatial Terre, écrit par R.B Fuller en 1969. « Nous avons changé nos perspectives de l’horizontal au regard vertical, requalifiant le paysage, précise Mathieu Vabre, directeur de Seconde Nature et codirecteur artistique des expositions avec Céline Berthoumieux, directrice de Zinc. Le parti pris que nous avons choisi tente d’identifier ces changements de paradigmes et d’embrasser la figure de la lévitation avec des propositions jouant sur des dimensions poétiques et sensibles, mais aussi politiques, scientifiques et anthropologiques. » C’est bien assumé !

Parmi les œuvres de la quinzaine d’artistes exposés, on retiendra le tapis de prière suspendu par quatre drones de Moussa Sarr, Rising Carpet (notre photo d’ouverture), bien loin de la légende des tapis volants illustrant le nomadisme des différentes tribus sahariennes qui déployaient, brodaient et coloraient leurs tapis au fur et à mesure des déplacements de la caravane. Autre vestige poétique d’un temps passé, la bande magnétique, Airborne, du Lituanien Zilvinas Kempinas : animée par une soufflerie, celle-ci forme un cercle avec lequel on aimerait jouer, sauter, danser comme dans l’enfance, à la marelle ou à la corde, sans se soucier du robot Satelliten, du collectif berlinois Quadrature, en train de noircir dans la pièce voisine les cartes des espaces géographiques survolés en temps réel par les satellites et autres débris en orbite au-dessus de nos têtes. Trackpad, la toile de lin couleur de terre, tendue sur châssis par Jean-Benoit Lallemant est immaculée, désertée : pas une trace d’encre ni de peinture quand, soudain, par intermittence, la voilà déformée, attaquée par des piques qui en repoussent la trame par l’arrière. C’est la métaphore qu’a choisie l’artiste pour signifier les frappes des drones américains qui, de façon furtive et imprévisible, impactent et tuent au Yémen et au Waziristan. Avec War zone, encore, Nicolas Maigret, du collectif Art of Failure, a reconstitué à partir de données Google Earth les trajectoires de trois missiles de guerre nous rappelant par là-même l’origine militaire des technologies de l’information.

Mais la plus impressionnante de toutes, la plus monstrueuse aussi, est sans doute l’installation d’Alain Josseau, Automatique war, constituée de maquettes de villes aux architectures démolies sur lesquelles sont projetées des vidéos de bombardements. Filmées en continu, ces petits dioramas paysagers à la mécanique autonome produisent des images illustrant des journaux télévisés, animés par des chabots aux visages de speakers parfaitement crédibles, déclamant les news en direct. Orwel, nous y sommes ! Il est temps de prendre un peu de hauteur et de rejoindre l’installation de Félicie d’Estienne d’Orves. Is there life on Mars ? se demandait l’adolescente de Bowie en quête d’un meilleur ailleurs. Pendant une heure, Continuum, réalisée par l’artiste à partir d’images de la Nasa, nous transporte sur la quatrième planète du système solaire, Mars, pour un crépuscule de ciels bleu-rose-oranger, sur une composition d’Eliane Radigue (2) inspirée par le Bardo Thödol, le Livre des morts tibétain. L’immersion est réussie, c’est une renaissance.
Vaincre la gravité

A Aix-en-Provence, la biennale se déploie au fil d’un parcours d’installations (Lévitations) au cœur de la ville – parmi elles, Le silence des particules et leurs ronds de fumée énigmatiques générés par la belle machinerie de Guillaume Cousin, comme un oracle à la chapelle de la visitation –, mais aussi au Galiffet Art Center, où des Paysages Inversés, dont la Révolution au m2 et en VR de Florian Schönerstedt, sont à expérimenter en VR, ou encore à l’hôpital psychiatrique 3Bis F, avec les rêves de colonisations spatiales évoqués par l’installation d’Hugo Deverchère, laquelle, en résonnance avec celle actuellement exposée au Fresnoy, à Tourcoing, The Crystal and the Blind, s’inspire de Biosphère 2, l’expérience avortée d’un écosystème créé sous une pyramide de verre dans les années 1990 aux Etats-Unis (3). Le Pavillon noir, fief du Ballet Preljocaj, accueillait pour le lancement des festivités une nouvelle création chorégraphique du japonais Hiroaki Umeda, toujours époustouflant, en prise avec la matière, celle de sa propre chair et de la matrice en projection 3D – tendance résille déformée – dans une vision quantique de l’espace (Median) ; au même moment, le Flamand Lawrence Malstaf réitérait sous le portique de la bibliothèque Mejanes, sa spectaculaire et déroutante performance Shrink 01995 : trois performeurs, glissés chacun dans une poche de plastique suspendue à la verticale, comme de la viande sous cellophane, repoussent à l’extrême l’idée d’adaptation à leur environnement. Alors que l’air est progressivement retiré de leur espace vital, ils se replient dans une posture fœtale, sous le regard inquiet du public. Jusqu’où peut-on aller ? Soudain, l’alarme de la Cité du livre se déclenche ! Un incident ? Une sérendipité ? Le signal alarmant n’était pas programmé dans la performance !

D’autres lieux, à Aix ou à Marseille, tels que le Frac, dont la programmation vidéo Les Mondes parallèles comprend les films de Mathilde Lavenne et Arash Nassiri, la façade de l’opéra, sur laquelle est projetée l’œuvre de Tom&Lien Dekyvere, ou encore la galerie hors les murs abritant celles d’Alexis Bellavance et Rosalie D. Gagné sont associés à la biennale jusqu’au 15 décembre, alors qu’à Gardanne, Pertuis, Pelissanne, Istres, La Ciotat, et Vitrolles, un parcours d’œuvres interactives – signées Scenocosme, Daan Brinkmann, Cache Agathe Demois, Tiny Planets et Laurent Pernot – poursuit son cours jusqu’au 25 février 2019.
Pour conclure, les organisateurs nous promettent un beau week-end de clôture « sur planète Mars » avec des ateliers et des tables rondes le 14 décembre (4), une masterclass avec le compositeur électronique Kirkor et une soirée festive le 15 décembre à La Belle de Mai : immergé dans la vie des nano-planctons d’Elio Libaude (Coccolithes), propulsé par les symétries hélicoïdales de Michela Pelusio (Spacetime Helix) ou scotché par les expérimentations surréalistes de Lucrecia Dalt et autres ébullitions rythmiques de Maya Dunietz, avec le collectif La Bande Adhésive… La soirée s’annonce également XXL au Cabaret aléatoire, avec Dopplereffekt, Sleeparchives et Randomer, de quoi décoller pour de bon !
Alors que la région Ile-de-France menace de couper les vivres de la Biennale d’art numérique Némo par une ablation de 88 % du budget d’Arcadi, plaçant les artistes, les associations, lieux de création et de diffusion dans une incertitude contre-productive, la région Sud assure la relève digitale !
(1) Lire aussi « Des machines et des hommes ».
(2) Lire aussi « Eliane Radigue : l’esprit du son ».
(3) Biosphère II, ou Biosphère 2, est un site expérimental construit pour reproduire un système écologique artificiel clos situé à Oracle, dans le désert de l’Arizona, en bordure des monts Santa Catalina. https://fr.wikipedia.org/wiki/Biosphère_II
(4) Rendez-vous est donné le 14 décembre, de 9 h 30 à 17 h, au Théâtre Joliette-Minoterie pour une journée en présence de Céline Berthoumieux, directrice de Zinc et modératrice, et de Mathieu Vabre, directeur de Seconde Nature. Des créations artistiques à réinventer ? Comment accompagner la transformation des entreprises culturelles ? Economie de la culture : quels nouveaux modèles ? Développer les publics : nouveaux publics ou nouveaux usages ? Tels seront les thèmes débattus.
