Hugues Dufour : « L’IA s’anoblit au contact de l’art »

Autre grand sujet du moment, l’intelligence artificielle (IA). Après plusieurs articles consacrés aux NFT, la série d’ArtsHebdoMédias consacrée aux technologies « chamboule-tout » de l’art contemporain s’intéresse à l’IA. Pour répondre à nos questions les plus pressantes, il fallait un pédagogue en mesure d’expliquer ce qu’est l’IA et aussi de se projeter dans les usages futurs de cet outil fascinant et controversé. Est-elle un artiste en puissance ? Menace-t-elle la créativité des humains ? Doit-on avoir peur d’elle ? Autant de questions auxquelles Hugues Dufour*, auteur de L’art face à l’IA : vers un imaginaire augmenté, publié par FYP Editions, a accepté de répondre.

ArtsHebdoMédias. – Vous évoquez la « honte prométhéenne » que l’homme ressent face aux capacités de l’IA. Cette notion introduite par le philosophe Günther Anders (1902-1992) met en lumière la peur et le rejet que de nombreuses personnes ressentent envers non seulement l’IA mais la technologie en général. Pourriez-vous revenir sur la genèse de cette « honte prométhéenne » et ses conséquences contemporaines ?

Hugues Dufour est game designer, directeur créatif et scénariste.

Hugues Dufour. – La notion de « honte prométhéenne » apparaît pour la première fois sous la plume d’Anders dans son livre L’obsolescence de l’homme, écrit en 1956. Il la définit comme « la honte qui s’empare du honteux devant l’humiliante qualité des choses qu’il [l’homme] a lui-même fabriquées ». Il fait évidemment référence au mythe de Prométhée, ce Titan qui vole le feu sacré de l’Olympe pour le donner aux hommes. Comme punition, il se retrouve enchaîné à un rocher où un aigle vient le torturer chaque jour. Avec cette notion, Anders fait montre d’une intuition visionnaire car en 1956, les technologies comme nous les connaissons aujourd’hui n’existent pas encore et elles ne provoquent pas de honte. Elles ne sont pas encore humiliantes et ne menacent pas l’intelligence humaine. Face aux critiques que ne manque pas de susciter sa notion de « honte prométhéenne », il objecte d’ailleurs qu’il n’a « jamais vu cette honte prométhéenne se manifester ». Depuis lors, elle s’est manifestée à au moins trois reprises selon moi, lors de trois confrontations directes avec la machine technologique. Car il faut qu’il y ait un test, une évaluation pour que la honte se manifeste. Un premier test a eu lieu en 1997 lorsque Kasparov s’est fait battre par l’ordinateur Deep Blue. On connaît l’état de quasi dépression dans lequel cet échec a plongé le champion. Un second test a eu lieu en 2016 avec la victoire de la machine AlphaGo au jeu de go. Lee Sedol, le champion déchu par l’IA lors de la confrontation, a même été impressionné par l’audace et la créativité de la machine. Enfin, un dernier test, plus récent, a eu lieu en 2022 lors du concours d’art numérique organisé par la Colorado State Fair. C’est une IA, nommée Midjourney, qui a gagné ce concours. Elle a créé une œuvre digitale qui a trompé le jury : celui-ci ne savait pas qu’une machine était à l’origine de l’œuvre primée. Le principe de Midjourney est simple pour l’utilisateur : il écrit en langage naturel un prompt, c’est-à-dire une instruction, une idée ou une intention, et la machine la réalise automatiquement en proposant une image. Celui qui a écrit le prompt, Jason Allen, un créateur de jeux vidéo, a ironisé sur sa victoire frauduleuse en déclarant que c’est l’homme qui avait perdu, l’IA s’étant montrée plus convaincante que lui. Qu’ont ressenti les artistes qui se sont fait battre par l’IA lors de ce concours ? Une honte, une colère, une révolte, un dégoût ? Ces trois moments historiques de confrontation directe avec la machine (victoire au jeu d’échecs, au jeu de go, au concours d’art) montrent que la vision d’Anders a fini par se réaliser. L’homme veut se faire machine, s’objectiver pour échapper à cette honte. C’est toute l’idéologie transhumaniste contemporaine avec les dérives que cela pourrait provoquer si elle parvient à maturité – s’implanter des puces dans le cerveau pour augmenter ses performances intellectuelles, devenir compétitif face à l’IA et échapper à la mort, physiquement ou en numérisant sa pensée.

Image en collaboration avec une IA. ©Aperture/PM/AHM

Vous rappelez l’omniprésence du mythe dans l’histoire de l’humanité et introduisez l’idée que contrairement aux autres mythes ceux qui entourent l’IA « concernent essentiellement son futur ». Vous écrivez même que « l’IA est au présent et au futur ». Pourriez-vous expliciter cette pensée ?

Les mythes que l’homme a inventé au cours de l’histoire ont pour rôle de trouver une explication poétique ou métaphorique sur les origines de l’humanité, tout en proposant un code moral à respecter pour que les sociétés puissent se développer. Par exemple, c’est parce que Pandore a ouvert la boîte que les maux se sont répandus sur terre, donnant une explication aux souffrances que les hommes doivent endurer tout en montrant que la curiosité est un bien vilain défaut. On trouve dans la tradition chrétienne le même genre de métaphore avec le fruit défendu et l’idée que la curiosité précipite la chute de l’homme hors du paradis. Dans le mythe germanique des Nibelungen, c’est la convoitise de l’or qui active toute une série de maux. On se rend compte qu’il y a des résurgences d’un mythe à l’autre, ce que Claude Lévi-Strauss appelle des mythèmes. Mais il s’agit toujours d’une catastrophe qui a eu lieu dans le passé et qui explique un état présent. L’IA active des mythes contemporains mais qui sont tournées, eux, vers le futur, c’est-à-dire qu’ils montrent que, si l’on n’y prend pas garde, des catastrophes arriveront dans le futur. C’est toute la problématique qu’agite la science-fiction, d’Asimov à James Cameron. La morale au présent sert à se prémunir de développements imaginaires catastrophiques qui pourrait avoir lieu dans le futur. Par exemple, le film Terminator montre bien que c’est dans le présent que peut se régler une guerre contre les machines qui aura lieu dans le futur. Le Terminator, un cyborg moitié homme, moitié machine, arrive du futur pour tuer la mère du chef de la résistance qui fera tomber le règne des machines. Ce Terminator perd peu à peu sa part humaine en se désincarnant physiquement jusqu’à devenir simple squelette technologique dans une représentation particulièrement angoissante et déshumanisante. Il a fait naître un mythe, visuel et archétypique, repris à volonté dans la culture populaire dès lors qu’il s’agit de présenter les menaces que l’IA fait peser : va-t-elle, dans le futur, faire disparaître l’homme, le remplacer ou l’anéantir ? On le voit, ce mythe est une métaphore qui ne cherche pas à expliquer le présent par un passé dans lequel une catastrophe a eu lieu, mais cherche à nous prémunir d’un futur dangereux où une catastrophe pourrait avoir lieu. Tout est dans ce conditionnel mythique, alors que les mythes classiques ne sont jamais présentés au conditionnel.

Image en collaboration avec une IA. ©Aperture/PM/AHM

Vous expliquez que l’IA offre, grâce à une production issue d’un fonctionnement en « boîte noire », tous les moyens d’apparition de la magie, donc de l’art, qu’elle possède « intrinsèquement les modalités de tension entre imaginaire et raison ». L’IA serait donc en mesure de produire de l’art. Seule demeure notre incapacité à le reconnaître ?

Il est vrai qu’il y a encore une forte réticence à reconnaître que l’IA puisse produire de l’art. On croyait, jusqu’à encore très récemment, que la créativité artistique était l’apanage de l’homme. Puis on s’est rendu compte que la machine pouvait gagner un concours d’art… Si l’on considère que l’art a quelque chose à voir avec la magie, et je pense que toute production artistique véritable possède un effet magique, alors le caractère magique de l’IA éclate au grand jour lorsqu’elle est utilisée pour produire de l’art. Il y a comme un transfert de magie : on ne comprend pas comment l’IA aboutit à tel ou tel résultat, et c’est particulièrement flagrant lorsqu’elle génère des images via des prompts, et cela confère un caractère magique à ses productions. De la même façon, l’impossibilité que nous avons de suivre minute par minute les mouvements de pinceaux, les erreurs ou les repentir de Léonard de Vinci confère à ses œuvres un caractère magique que sa technique du sfumato ne fait qu’amplifier. Dans le cas de l’IA comme dans le cas du génie de la Renaissance, nous sommes face à un produit final et définitif lorsque nous contemplons leurs œuvres. Nous ne savons pas vraiment comment l’un et l’autre sont parvenus à tel résultat. Cette ignorance fait naître un sentiment de stupéfaction et de magie, comme lorsque nous nous étonnons de la virtuosité d’un prestidigitateur. D’autre part, la tension entre imaginaire et raison existe lorsque l’artiste utilise des techniques rationnelles pour mettre en image son idée de départ, qui est une vision de son imagination qui nécessite d’être mise à jour de façon rationnelle. Cette tension existe toujours lorsque l’artiste essaye de faire naître ce qu’il a imaginé tout en essayant de conserver le mystère de sa vision. De même, l’IA conserve cet état de tension, même si elle est d’une autre nature. Par exemple, le prompt est issu de l’imaginaire de l’utilisateur d’IA, mais c’est cette dernière qui exécute un programme rationnel et technique pour générer une image. La tension a lieu au moment où l’utilisateur attend l’image : sera-t-elle conforme à ce qu’il attend de la machine ou sera-t-il surpris, inspiré, charmé ? Devra-t-il modifier son prompt pour obtenir un résultat différent et si oui comment ? On le voit, la rationalité et l’imaginaire continuent de dialoguer même lorsque l’IA est l’outil dont se sert l’artiste.

Image en collaboration avec une IA. ©Aperture/PM/AHM

Pouvez-vous expliquer en quoi la technique de reconnaissance de formes peut intéresser les arts plastiques ?

Je vois deux façons de répondre à votre question. La première considère que l’IA est un outil technique au service de l’artiste et non un sujet d’inspiration. L’IA est ainsi objectivée et non subjectivée. Reconnaître des formes dans ce contexte est donc capital puisque c’est grâce à cette reconnaissance qu’on a pu créer des outils techniques générateurs d’images. A la base il s’agit de techniques utilisant des réseaux convolutifs, j’explique de quoi il s’agit en détail dans mon livre. Ces réseaux sont capables de scanner une image pour reconnaître des motifs récurrents, des patterns, et ainsi déterminer ce qui se trouve dans l’image (un chat, un homme, un arbre, un bâtiment etc.). De la même façon qu’il faut savoir lire avant d’écrire, la machine a besoin de savoir « lire » une image avant de pouvoir en générer de nouvelles dont elle s’inspire. Le principe à l’origine de logiciels comme Midjourney, la diffusion, nécessite que de nombreuses images soient apprises par la machine, et qu’elles aient été identifiées. La machine doit d’abord reconnaître tous les éléments que contient une image pour qu’à partir d’une image composée de bruit numérique, elle puisse faire apparaître, presque magiquement, une image nouvelle qui correspond au prompt de l’utilisateur. La deuxième façon d’illustrer votre question est davantage d’ordre métaphysique que technique. De nombreux artistes s’inspirent de l’IA pour nourrir leurs travaux et l’utilisent comme thématique. C’est le cas par exemple de Trevor Paglen, artiste et géographe, qui explore de nouvelles géographies visuelles dans lesquelles la machine tient une place prépondérante. Comment nos vies sont-elles formatées par la machine ? Mais au-delà de ce questionnement, il imagine et il montre comment les humains et la nature peuvent être perçus par l’IA. C’est ainsi que son œuvre The Shape of Clouds a été conçue. Il s’agit d’une série de photos de nuages barrés de nombreuses lignes, qui viennent reproduire la vision qu’un ordinateur a de notre univers. L’artiste interroge dans le même temps notre propre perception : son point de vue est à la fois interprétatif et spéculatif car la machine ne perçoit pas comme un humain, même si les réseaux convolutifs s’inspirent de la vision humaine. Nous ne pouvons imaginer comment « voit » la machine, de la même façon que la machine ne sait pas comment nous voyons. Il ne peut s’agir que d’analogies anthropomorphiques et de spéculations. La machine ne sait pas qu’elle voit, alors que l’homme a parfaitement conscience de cette faculté.

Série The Shape of Clouds, Trevor Paglen, 2019. ©Photo MLD

Vous n’omettez jamais de présenter « qualités » et « défauts » de l’IA, ses capacités et ses faiblesses, de peser le « pour » et le « contre ». Pourriez-vous développer le constat que vous faites : l’IA « ne fait jamais le chemin de la représentation au concept » et plus loin, « qu’elle n’a pas de bon sens » ? Serait-ce là ce qui la différencie d’avec l’intelligence humaine ?

L’IA nous oblige à repenser notre définition de l’intelligence humaine. Il faut pouvoir singulariser nos capacités pour les distinguer de celles de la machine. Dans cette perspective, on pourrait se risquer à définir l’intelligence comme l’ensemble des stratégies que l’on met en œuvre pour sortir de l’ignorance. Cette définition prend en compte la volonté et l’obligation de s’adapter en permanence dans un environnement soit complexe soit hostile, ou les deux à la fois. Elle suppose que nous puissions nous servir adéquatement des connaissances que l’on ingurgite toute notre vie. Elle nous oblige, en effet, à conceptualiser notre environnement afin de faire le chemin de la représentation au concept en bâtissant des stratégies capables d’y parvenir. Je pense que cette définition est encore inaccessible à la machine. Lorsque nous voyons un nuage, nous savons que c’est un nuage et nous avons une connaissance conceptuelle de cet objet qui nous permet de savoir qu’il peut produire de la pluie, provoquer un orage, changer l’atmosphère de notre environnement, etc. Un simple nuage possède un tas de significations possibles pour nous, alors qu’il n’est qu’une simple forme géométrique pour l’IA. Celle-ci n’a pas non plus de bon sens dans la mesure où elle doit faire l’expérience des choses avant d’en tirer des conclusions. Par exemple, elle a besoin de tomber de multiples fois dans un ravin avant d’en déduire que le ravin, c’est dangereux. Un homme le sait intuitivement, un animal aussi. C’est ce qui a fait dire à Yann Le Cun, un des plus grands spécialistes du domaine, que l’IA n’a même pas encore l’intelligence d’un rat.

Image en collaboration avec une IA. ©Aperture/PM/AHM

L’arrivée d’IA dans le périmètre de la création fait grincer des dents. Au-delà de l’amusement qui consiste à abreuver les réseaux d’images improbables – un cheval galopant dans une assiette de purée, par exemple –, certains résultats sont assez bluffants. Comment et à quel point une IA peut-elle être créative ? Pensez-vous que certaines pratiques vont être bouleversées, certains métiers menacés ?

L’IA a pour le moment toujours besoin que l’homme lui fournisse une impulsion créatrice. Cette impulsion est toujours conditionnée par son imaginaire. Ensuite la machine va compiler ces informations pour générer une œuvre en fonction de ce qu’elle aura appris au préalable. Il s’agit d’une collaboration entre l’homme et la machine. Comme vous le signalez, certaines images sont vraiment bluffantes, mais elles sont conditionnées par l’intention de l’artiste. Duchamp nous a appris que l’idée primait sur la réalisation de l’œuvre. L’IA ne fait qu’entériner cette conception vieille de plus d’un siècle avec une force prodigieuse. Comme je le signale dans mon livre, l’artiste se fait technicien de l’idée. L’artiste a toujours eu besoin d’avoir des idées. La différence c’est qu’aujourd’hui, l’idée suffit, l’outil technique se chargeant de sa réalisation. Nous ne sommes plus du tout dans le même rapport temporel face à l’art et c’est ceci la grande révolution. Autrefois, et dans un passé encore très proche, il fallait des heures voire des journées pour réaliser une image ou une œuvre d’art. Aujourd’hui, quelques secondes suffisent. Ce gain de temps ne peut que satisfaire un monde où tout doit toujours aller plus vite. L’IA ne pourra vraiment être considérée comme créative que le jour où elle pourra générer des œuvres de son propre chef et influencer le monde de l’art en retour de façon autonome. Pour cela il faudra qu’elle parvienne à gérer, à générer et à comprendre ce qu’est l’ambiguïté, ce qu’elle ne sait pas faire encore. Pour l’instant elle sait être force de proposition très rapidement. Cela va forcément bouleverser les métiers de directeur artistique, de graphiste numérique, de publicitaire, etc. car ces métiers font naître un rapport étroit entre l’idée et la vitesse d’exécution de cette idée. Si l’art génératif est capable de faire cent fois plus vite le travail d’un graphiste, pourquoi l’embaucher ? Cela va être une concurrence très rude entre l’homme et la machine dès qu’un gain de temps est exigé. Il y aura un impact sur la culture populaire, qui demande une grande réactivité face à des phénomènes de mode qui changent vite. Mais il ne faut pas oublier que l’art génératif peut aussi inspirer les artistes en retour. Il faut donc trouver le juste équilibre entre temps d’exécution et action artistique pertinente, et cet équilibre est difficile à trouver.

Image en collaboration avec une IA. ©Aperture/PM/AHM

Très pédagogique, votre livre dresse à l’instant T un tableau de la relation homme/machine. Vous expliquez notamment que l’IA « n’a pas conscience d’elle-même », et, plus loin, qu’elle peut « extrapoler ou reformuler un contexte fourni, mais qu’elle ne peut ni l’expliquer ni le développer pour le rendre intelligible ». Au fil des pages, nous comprenons que vous cherchez une voie du milieu pour la relation homme/machine, une voie qui permettrait à l’intelligence humaine et à l’intelligence artificielle d’être complémentaires. Vous envisagez que cet objectif soit réalisable grâce à la médiation de l’art. Pouvez-vous exprimer ce point de vue ?

Oui, c’est même la thèse centrale du livre. Pour certains, la singularité, ce moment où l’IA surpasse l’intelligence humaine, est proche. Je ne sais pas si nous atteindrons un jour la singularité, mais avant que l’IA ne conquière conscience et autonomie, il faut apprendre à la connaître, la maîtriser, et l’apprivoiser. Pour cela il faut envisager une collaboration entre l’homme et la machine. Là où sont ses failles, nous devons lui prêter nos forces, et réciproquement. Il faut que l’IA devienne plus humaine plutôt que de faire de l’homme une machine. Et quoi de mieux que l’art pour implémenter davantage d’humanité dans l’IA ? Mon idée finale est de considérer que, dans un cadre artistique, il faut éduquer une IA qui génère de l’ambiguïté. C’est selon moi la collaboration ultime. Il ne s’agit pas de corriger nos biais humains à travers la machine, comme on le fait avec ChatGPT qui génère ainsi du texte politiquement correct, mais de corriger les émotions que génère l’IA pour lui apprendre à reconnaître un éventail de sentiments humains. De la même façon qu’elle est capable de reconnaître un chat sur une photo de chat, elle doit pouvoir reconnaître la personnalité d’un artiste au travers de ses productions pour pouvoir offrir un regard critique, par exemple sur son évolution. Ce n’est qu’à ce prix qu’on pourra parler de conscience de la machine : elle aura acquis une connaissance de l’homme plus fine et plus pertinente que ce que ChatGPT nous montre aujourd’hui dans la mesure où l’IA sera médiatisée par l’émotion de l’art plutôt que par un corpus de textes froids sans relation les uns avec les autres.

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Vous affirmez « L’art devient une information comme une autre. La façon dont on consomme de l’art aujourd’hui fait partie intégralement de notre univers communicationnel, et même finit par s’y confondre » et quelques phrases plus loin « Les techniques extrinsèques de l’art ont fini par se confondre avec l’art lui-même ». Il semblerait que vous ajoutiez une « brique » à la célèbre affirmation de McLuhan : « Le message, c’est le médium » ? Pensez-vous par exemple aux NFT ?

Pour McLuhan, l’outil communicationnel transforme le regard que l’on porte sur un contenu ou une information. L’outil c’est le médium, le message c’est le contenu. Effectivement, aujourd’hui les deux ont fini par se confondre. J’insiste même dans le livre en disant que « le message s’efface devant le messager ». Le problème c’est que depuis l’invention de la photographie, l’outil technique (que j’appelle technique extrinsèque) est devenu de plus en plus envahissant à mesure qu’il s’est perfectionné jusqu’à être ostentatoire. On ne voit plus que lui. J’irai même plus loin que McLuhan : je pense qu’il n’y a plus de message, il n’y a plus que le médium. Le médium c’est le médium dans une tautologie absurde. Depuis que l’IA envahit le domaine de l’art, en tout cas la production d’images, la question se pose de façon toujours plus précise : que dois-je admirer dans l’œuvre produite ? Le logiciel, l’auteur du prompt, les créateurs du logiciel, l’œuvre elle-même ? Tous les repères traditionnels sont brouillés comme ils l’ont été lors de l’apparition de la photographie et l’instantanéité de l’image qui fixe un moment d’éternité de manière plus précise qu’une peinture. Que restait-il comme option aux artistes de l’époque ? Renouveler leur art en fixant autre chose que la photo ne pouvait fixer. Le problème c’est qu’aujourd’hui, l’IA générative est capable de tout fixer. Il ne reste plus qu’à collaborer avec elle puisqu’elle avale tout, comme le montre l’usage intensif de l’IA appliqué au crypto-art. On peut créer une collection en moins de 5 minutes puis on la tokenise via la blockchain avant de la proposer sur des places de marché. La rareté numérique qui était l’essence même des NFT n’a plus de sens puisque l’IA rend la production illimitée. Lorsque le message se dilue complètement dans une frénésie d’images qui n’a plus de sens, le médium devient bel et bien le médium lui-même. Il s’effondre sur lui-même comme une étoile trop massive.

Image en collaboration avec une IA. ©Aperture/PM/AHM

Vous évoquez la possibilité de « désautomatiser la technologie par l’art » Quelle est cette voie ? Comment y arriver et pour quels résultats ?

La technologie souffre de ses automatismes. Il n’y a, a priori, ni incertitude ni ambiguïté lorsque la machine s’exécute. Lorsqu’on utilise la machine, elle nous transmet ses automatismes et il faut s’en libérer. Si ChatGPT fait autant parler de lui aujourd’hui, c’est parce qu’il met en évidence pour la première fois une forme d’incertitude de la machine. En effet, on peut très bien avec une même requête obtenir plusieurs résultats différents, voire inciter la machine à se corriger elle-même. Cette prouesse se retrouve avec les IA génératrices d’art : pour un même prompt de nombreuses images différentes sont générées, presqu’à l’infini. Pourtant, tout naît de calculs probabilistes. Etrangement, c’est par son versant probabiliste que l’IA nous désaliène de la technologie. Mais nous ne devons pas en rester là : l’IA doit faire l’expérience du déterminisme pour imiter l’homme plutôt que l’inverse. Nous ne pouvons pas devenir des êtres probabilistes à l’image de la machine, nous devons plutôt faire comprendre à celle-ci le côté déterministe de notre monde pour mieux la contrôler avant qu’elle ne nous contrôle. Et c’est encore une fois l’art qui doit montrer la voie, car il est l’expression la plus achevée de l’âme humaine, là où le contrôle de la machine peut s’exercer dans un rapport esthétique apaisé et fluide.

Image en collaboration avec une IA. ©Aperture/PM/AHM

Dans votre livre vous posez d’emblée la question : « L’IA peut-elle devenir noble au contact de l’art ou l’avilit-elle ? ». Pour terminer cet entretien, pourriez-vous tenter d’y répondre ?

On termine donc par la question la plus difficile mais aussi la plus ouverte. En effet, il n’existe pas de réponse définitive à cette question. D’après tout ce que j’ai dit précédemment, il y a un transfert de noblesse évident de l’art vers l’IA. L’IA s’anoblit au contact de l’art. Mais l’inverse est-il vrai ? Je n’en suis pas si certain, même si nous ne pouvons pas aller contre la technologie et tous les services qu’elle nous offre. Déjà au XXe siècle, le philosophe Walter Benjamin déplorait que l’aura des œuvres se diluait dans leur reproductibilité technique. Une œuvre que l’on contemple dans une version reproduite, par exemple La Joconde, n’a pas la même aura qu’une œuvre que l’on contemple pour de vrai. Qu’aurait-il pensé de l’IA dans l’art ? On assiste plus que jamais à une déperdition d’aura mais à un degré encore plus élevé ! En effet, le fait de pouvoir produire à l’infini des images à partir d’une même requête fait perdre toute aura à la fois à la requête et aux images produites. Si Léonard de Vinci avait produit 300 Joconde de son vivant, avec comme seule idée : « une femme au sourire énigmatique devant un paysage mystérieux », nul doute qu’aucune d’entre elles n’aurait la même aura, le même impact émotionnel que l’unique Joconde que nous connaissons. Le règne de la technique et le règne du numérique, en particulier, imposent leur puissance par leurs possibilités de duplication. Le vrai danger que l’IA fait peser sur le monde de l’art, c’est la banalisation de ses images qu’elle nous impose à profusion. Depuis quelques décennies on ne se pose plus la question qu’est que l’art ?, mais quand y a-t-il de l’art ? Cette question est plus que jamais d’actualité : s’il y a tout le temps et partout de l’art, il n’y a plus d’art nulle part. Si tout le monde peut devenir artiste en écrivant ses propres prompts, il n’y a plus d’artistes non plus. L’ère de la désacralisation de l’art vient et elle imposera une remise en question totale du fait artistique.

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* Diplômé de physique, du Conservatoire et de l’École nationale du jeu et des médias interactifs numériques (Enjmin), Hugues Dufour est game designer, directeur créatif et scénariste. Il a composé différentes œuvres symphoniques et est l’auteur de plusieurs livres dont La civilisation virtuelle : Nouvel horizon du jeu vidéo (FYP éditions, 2018) et Le langage intégral : Théorie esthétique des nouvelles technologies (L’Harmattan, 2021).

Contact> L’art face à l’IA : vers un imaginaire augmenté, Hugues Dufour, FYP éditions, 204 p., 23,90 euros.

Image d’ouverture> Images en collaboration avec une IA. ©Aperture/PM/AHM

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