Créée à l’initiative de Talan, groupe international de conseil en innovation et transformation par la technologie, Talan l’Expo est un concept qui vise à soutenir et promouvoir la création contemporaine en Tunisie. Depuis son lancement en 2014 avec Circumambulation, chaque édition investit un lieu nouveau. Actuellement, l’événement se déploie dans un espace de 2 000 m2, rénové pour l’occasion par l’agence Dzeta, grâce au soutien de Talan. Situés à Denden, dans la banlieue ouest de Tunis, ces bâtiments industriels, construits dans les années 1970, servaient de complexe lainier avec notamment une filature et une teinturerie. Un temps propriété de l’Office national de l’artisanat tunisien (ONAT), ils dépendent aujourd’hui du Centre technique du tapis et du tissage (C3T) qui, à l’issue de l’exposition Hirafen, souhaite leur offrir une nouvelle vie au service de l’artisanat. En attendant, le public peut y découvrir le travail de 19 artistes*, qui ont été conviés par Ludovic Delalande et Nadia Jelassi, commissaires d’exposition, à créer une œuvre spécifique dans le cadre d’une résidence de recherche et de production sur le territoire tunisien. A découvrir jusqu’au 20 mars.
Hirafen est un néologisme né de l’entrelacement de deux mots arabes : « artisan », qui se prononce « hirafi », et « art », qui se prononce « fen ». Tandis que les métiers traditionnels du fil et de la fibre s’exposent dans un des bâtiments de La Station, l’art investit tous les autres. Venus d’horizons différents, dix-neuf plasticiens y présentent des œuvres et installations spécialement réalisées pour l’occasion, fruits d’un savant et subtil dialogue entre pratiques artistiques contemporaines et artisanat textile tunisien. « Ces artistes d’origines et de générations différentes ont développé une approche singulière creusant les dimensions plurielles d’un patrimoine immatériel trop souvent méconnu dont l’histoire non linéaire est marquée d’évolutions, d’influences et de ruptures. Du Nord au Sud de la Tunisie, dans les villes et les campagnes, dans l’espace public des médinas et dans l’intimité des maisons, femmes et hommes ont toujours tissé, brodé et tressé le fil et la fibre en prélevant à même le paysage qui les entoure. De leurs gestes pluriséculaires naissent des objets dont la richesse et la diversité des matières, des couleurs et des motifs répondent à des savoir-faire et des techniques variés qui se sont perpétués par-delà le temps. Explorer la tradition artisanale offre aux artistes visuels un nouveau terrain d’expérimentation, mais aussi de se reconnecter au faire, au geste, à la main et plus largement, à la nature et à l’histoire », commentent les deux commissaires d’exposition, Nadia Jelassi et Ludovic Delalande. ArtsHebdoMédas vous invite à découvrir en images une sélection de pièces parmi les plus remarquables d’Hirafen. En espérant les retrouver dans une prochaine biennale… en Italie ou ailleurs !
Nostalgie d’une utopie panafricaine, Joël Andrianomearisoa. Textile, fibres végétales, matériaux divers, son Et si la main était l’histoire. Tapisserie tissée main réalisée dans les Ateliers Robert Four à Ezzahara, Tunisie, 2022-2023 (monitrice Zeineb Ouederni, tisseuses Fatma Kehouli et Rafika Mergheni). Accompagné par la voix de Clotilde Courau récitant un poème écrit par l’artiste, le visiteur découvre un vaste espace occupé au sol par des bobines de laine noire prêtes à l’emploi. Alternance de matières végétales, animales et industrielles aux teintes noir et beige, une tapisserie flotte dans l’air. Elle est composée de cent bandes de tissage dont les cinquante premières répondent à l’excellence de régularité imposée par la tradition de la basse lisse, alors que les cinquante suivantes échappent progressivement aux gestes systématiques pour accueillir la fantaisie singulière de la main qui tisse. La voix reprend : « Les mains si sales, si seules, dans la nuit… La main qui pince le crépuscule… La main, votre main… Votre main qui s’agite au loin… La main qui porte les traces de l’histoire et… et… si votre main était l’histoire. »
Ajar, Sonia Kallel. Tissage Jacquard. Tissage Stivel, Monastir, collaboration avec Haifa Ben Salem. Retrouver un savoir disparu grâce à la technologie, telle est la proposition de Sonia Kallel. Le déclin de la corporation des soyeux de Tunis et l’absence d’archives font de certaines étoffes des mystères. Près d’un an d’investigations, de recherches, de visites, de collecte de témoignages…, en Tunisie, en France, au Maroc et en Espagne, ont été nécessaires pour élucider une part de l’énigme des tissus choisis par l’artiste tunisienne. Mais seule l’intelligence artificielle guidant un métier Jacquard a permis la mise en évidence de la logique des maîtres-artisans disparus, qui signaient leurs pièces comme d’aucuns leurs tableaux.
The Blueprint to a life, Ali Tnani. Couverture en laine (battania), broderie, son. Broderie : Atelier Tilli Tanit, Mahdia (direction artistique et technique Nejib Bel Hadj avec Zahra Bel Hadj, Rachida Sfaxi, Fatma Soula, Ahlem Allaya, Wahida Ben Ottman, Lamia Haboubbi, Amina Salah, Salwa Jaafar). Comme à son habitude, Ali Tnani s’attache à l’histoire, ses traces et son effacement. Pour The Blueprint to a life, il croise deux récits celui d’une tisserande, Selma Heb Errih, et celui d’une brodeuse, Saïda Bahri. A travers la voix de sa petite fille, la première raconte son travail à la maison tandis que la seconde explique son apprentissage de la broderie ainsi que les ouvrages de commande réalisés pour des clients. D’un côté, l’asservissement des femmes au travail domestique et de l’autre une voie vers l’autonomie grâce à une activité rétribuée. Les choix de l’artiste, graphisme comme modes de tissage, renvoient à ceux difficiles de femmes en quête d’un destin choisi tout en mettant l’accent sur un point spécifique de la région de Mahdia, pour tenter, peut-être, d’en retarder l’oubli.
Na & Jommar, Mohamed Amine Hamouda. Fibres végétales issues des oasis de Gabès et des déchets oasiens dont tiges de palme, branches et écorces de palmiers, soie extraite des tiges de corète, scripus, quenouille, bananier, alfa… Assistants de production : Kays Lachheb, Mohamed Ali Saadouli, Jihen Mikari. Voici le visiteur plongé dans une drôle de forêt aux troncs sans branches ou d’architecture aux colonnes sans murs. L’installation de Mohamed Amine Hamouda utilise des matériaux naturels habituellement ignorés, sans que jamais personne n’ait eu l’idée d’explorer leur potentiel de transformation. Après plusieurs phases d’expérimentation, tiges de corète, de palme, scirpus et autres matières naturelles récupérées dans les oasis de Gabès se dressent asséchées et domptées dans l’espace de La Station comme une métaphore de la nature maîtrisée par les hommes, mais aussi comme une incitation à mieux regarder cette dernière. Pourquoi ne pas explorer plus avant ce qu’elle a à nous offrir et mieux utiliser tout ce que nous avons à portée de main ? Autant de déchets naturels qui pourraient permettre aux hommes de se protéger, de produire des artefacts utiles, somme toute, de vivre, sans pour autant menacer les écosystèmes.
Bit el Khtout, Aymen Mbarki. Vidéo d’animation, broderie, dessin. Montage vidéo : Alaeddine Aboutaleb. Broderie : Atelier Tilli Tanit, Mahdia (direction artistique et technique Nejib Bel Hadj avec Zahra Bel Hadj, Rachida Sfaxi, Fatma Soula, Ahlem Allaya, Wahida Ben Ottman, Lamia Haboubbi, Amina Salah, Salwa Jaafar). Bit el Khtout est la plus magnifiquement discrète des installations d’Hirafen mais aussi la plus enthousiasmante, de celles qui ne se laissent pas réduire à une seule image. Bref, ne vous fiez pas à celle qui est affichée ici. Elle ne rend en rien hommage à cette pièce étonnante composée de 16 carrés alignés, tantôt vidéos, tantôt broderies sur tissu, accompagnés de deux dessins muraux. Aymen Mbarki a choisi de travailler à partir du registre iconographique des tissages de la région de Gafsa, dont les motifs sont le fruit d’un agencement de rectangles, losanges et triangles capable de faire apparaître des personnages, des animaux (tortue, baleine, autruche, dromadaire…) comme des formes géométrique complexes. Entre le dessin rupestre et la frise antique, l’artiste propose d’entrer dans le processus d’épure du trait, qui caracole d’écran en écran, et tout à coup se fige en une broderie. Magique !
Boza et Ordalie, Meriem Bouderbala. Peinture, dessin, tissage, céramique, photographie, broderie. Tressage : Monjia Mouldi. Broderie : Atelier Tilli Tanit, Mahdia (direction artistique et technique Nejib Bel Hadj avec Zahra Bel Hadj, Rachida Sfaxi, Fatma Soula, Ahlem Allaya, Wahida Ben Ottman, Lamia Haboubbi, Amina Salah, Salwa Jaafar). Sept nattes mortuaires tissées, brodées, agencées différemment, mais toutes éclairées, telles des apparitions, sont suspendues dans un espace tendu de noir. Le titre renseigne l’œil. « Boza » signifie « victoire » en Bambara. Il est aussi le titre d’un documentaire de Fellah Walid sur les réfugiés, qui en Tunisie ou dans les enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla attendent de pouvoir passer de l’autre côté de la Méditerranée. L’« ordalie » ou « jugement de Dieu » était une épreuve judiciaire employée au Moyen Âge pour établir l’innocence ou la culpabilité d’un accusé. De cet étrange rapprochement sémantique le visiteur comprend que vivre ou mourir peut relever d’une décision arbitraire mais aussi que le désir de vivre peut être plus fort que la peur de mourir.
Fragments d’un papier peint tissé (Way of Life), Zineb Sedira. Papier peint, tissage, objets divers. Tissage : Zohra Benothman (Seliana), Raja Ferjani (Medenine), Mabrouka Laajari (Gabès). Changement de bâtiment pour rejoindre le salon londonien de Zineb Sedira ! Trois fauteuils, un lampadaire, une table basse sont installés sur un tapis. Des fleurs sont posées sur le manteau de la cheminée, une bibliothèque bien remplie surplombe un téléviseur, des plantes vertes habillent une table basse… Certains objets ont fait le voyage tandis que d’autres sont des motifs tissés ou reproduits sur papier peint. La reconstitution n’est pas seulement un trompe-l’œil. L’ensemble nous rétroprojette dans les années 1960, période d’utopies marquée par les mouvements de libération africains et une effervescence créatrice, période qui retient l’attention de l’artiste depuis une dizaine d’années et lui permet d’entremêler l’histoire de son pays, l’Algérie, et son histoire familiale et personnelle.
Flying archipelago, Najah Zarbout. Alfa, son. Tissage : Mahbouba, Fatma, Gouta, Mabrouka, Massouda et Meriam Hleli (Kasserine). Composition sonore : Etienne Gillet. Des formes tissées laissant échapper des tresses telles des racines flottent dans l’espace d’exposition. Par réflexe les poumons se gonflent d’air et le cerveau s’interroge : aurions-nous basculé dans un monde sous-marin ? Oui et non nous apprend le cartel. Cette géographie suspendue est le fruit de l’imaginaire insulaire de Najah Zarbout. Originaire de l’archipel de Kerkennah, l’artiste tunisienne explore les questions de l’isolement, de l’entre-deux, des limites, des racines et de la relation à l’autre. Ses îlots rêvés sont à la dérive, leurs racines exposées au vent sont désormais desséchées. La finesse et l’étrangeté de l’installation nous plongent sans aucune violence dans un monde en sursis appauvri par la modernité et ses conséquences. Inexorablement ?
*Artistes invités : Majd Abdel Hamid – Joël Andrianomearisoa – Asma Ben Aïssa – Meriem Bouderbala – Dora Dalila Cheffi – Binta Diaw – Jennifer Douzenel – Aïcha Filali – Mohamed Amine Hamouda – Sonia Kallel – Abdoulaye Konaté – Aymen Mbarki – Chalisée Naamani – Sara Ouhaddou – Zineb Sedira – Aïcha Snoussi – Moffat Takadiwa – Ali Tnani – Najah Zarbout.
Contact> Talan l’expo 2023 – Hirafen, du 4 novembre 2023 au 20 mars 2024, La Station, Centre C3T, Denden, Tunis, Tunisie. De 10 à 18 heures, du lundi au dimanche. Entrée gratuite.
Image d’ouverture> Vue de l’exposition Hirafen, Talan l’Expo, 2023. ©Photo MLD