En 2019, nous découvrions Les couleurs de l’Occident-De la Préhistoire au XXIe siècle. Cette histoire de la couleur avait des allures de roman sociologique, rebondissant au fil des noms d’historiens, de philosophes, d’écrivains, de peintres… Dans ce récit, Hervé Fischer établissait un rapport entre la mise en place des systèmes chromatiques et l’évolution des structures et idéologies sociales. La somme apparaissait comme l’œuvre d’une vie de recherche alors qu’elle n’était que la partie lisible d’une réflexion plus profonde encore que le sociologue, philosophe et artiste livre aujourd’hui à travers son nouvel opus : Mythanalyse de la couleur, paru aux éditions Gallimard dans la prestigieuse Bibliothèque des sciences humaines.
ArtsHebdoMédias. – Ce nouveau livre est beaucoup plus difficile que le premier. On le sent dès le titre où le pluriel a laissé la place au singulier. Un singulier qui nous suggère qu’il ne pourra pas y avoir autant de théories qu’il y a de couleurs, voire de teintes, et qui oblige à considérer les couleurs comme un tout. Pour quelle(s) conséquence(s) ?
Hervé Fischer. – Au-delà d’une impossible histoire encyclopédique des couleurs, ou même de l’érudition qui n’était pas mon but, je cherchais à comprendre le fonctionnement des couleurs dans la société actuelle, où j’observais le désordre chromatique d’une liberté subjective et totale, alors que dans les sociétés premières ou anciennes, je constatais que les gammes de couleurs et leurs usages symboliques et sociaux avaient toujours été strictement réglementés par des codes animistes, païens, théologiques, politiques. Comment en étions-nous historiquement arrivés à cette dérèglementation contemporaine où chacun choisit les couleurs de ses objets, de ses vêtements, de son maquillage selon son goût individuel, se sert des couleurs pour exprimer son caractère, sa différence singulière, voire ne sait plus très bien quelle couleur choisir pour un chandail, une robe, un rouge à lèvres. Ce n’était désormais plus que le marché lucratif des modes vestimentaires qui dictait à chaque saison la règle chromatique commerciale à un rythme accéléré. Fini le temps long des symbolismes qui avaient ponctué successivement l’histoire des couleurs, selon des récits mythiques, religieux et politiques. Il faut dire aussi que l’histoire des couleurs avait toujours dépendu des pigments naturels disponibles et de leur coût de production, tandis qu’au milieu du XIXe siècle la chimie a progressivement permis de fabriquer n’importe quelle teinte à prix très modéré. Il ne faut pas oublier que ce premier livre sur les couleurs est paru dans la Bibliothèque des histoires illustrées de Gallimard, car je cherchais à comprendre les variations de notre histoire occidentale à travers l’évolution de ses usages socio-chromatiques. Je comprenais assez bien les différentes étapes, inversions de gammes en relation avec les changements de régime religieux, de structures politiques, mais ça ne marchait plus pour l’époque contemporaine, parce qu’il n’y avait plus de codes chromatiques. Je m’arrêtais à l’époque des fauvistes français et des expressionnistes allemands, qui avaient été des anarchistes de la couleur ; et il semblait que nous avions davantage retenu cet individualisme provocateur, dont la liberté nous avait séduit, que les savantes distinctions de quelques peintres du Bauhaus, tel Kandinsky qui avait tenté de rétablir, suite à la fin des symbolismes socioreligieux, au moins une « grammaire » selon une « nécessité intérieure », ou une musicalité des gammes et de rapports entre les formes et les couleurs plus psychologiques qu’optiques, en fait très arbitraire, que contredisent bien d’autres discours tout aussi péremptoires qui veulent faire face au vide de raisons dans nos choix de couleurs.
J’observais aussi que la couleur, dans notre régime capitaliste, est devenue une marchandise, qu’elle fait vendre, que ce soit à travers la publicité, les colorants artificiels des aliments ou les objets en plastique aux teintes saturées, comme si nous vivions chez le marchand de couleurs. Nous consommons de la couleur, pour ne pas dire que nous en mangeons chez le pâtissier comme chez le marchand de crèmes glacées. Même la belle imagerie scientifique de l’astrophysique, qui est établie à partir de fréquences, évoque des couleurs de confiseries. Même l’architecture de béton brut de Le Corbusier et des cités pyjamas de nos grandes agglomérations a usé de la couleur, pour euphoriser ces immenses bâtiments, cacher leur monotonie, ou orchestrer une forme. Le monde numérique, quant à lui, nous offre des écrans à 16 millions de couleurs. Face à cet argument de vente, j’ai souligné l’émergence d’un « fauvisme digital », qui n’est plus une rébellion, un pot de peinture jeté à la face des bourgeois, comme on l’a dit du fauvisme des peintres de 1905, mais au contraire une soumission au capitalisme de notre société de consommation et d’information.
La multiplicité des exemples montre la complexité de votre entreprise. On imagine aisément les années passées à compiler, répertorier, analyser les usages de la couleur. Comment avez-vous procédé ? Comment interrogiez-vous chaque phénomène relevé ? Vous expliquez que votre recherche a été inspirée par celle de Durkheim sur le suicide. Si Durkheim avait pu établir les liens existants entre suicide et environnement sociétal, vous avez imaginé qu’il pourrait en être de même avec les couleurs. Vous avez alors enquêté comme un détective et convoqué toutes les approches possibles. Celles des scientifiques, des philosophes, des psychologues, des médecins, des ésotéristes, des artistes…, d’hier et d’aujourd’hui. Vous avez ratissé au plus large tous les indices. Quelles ont été vos premières conclusions ?
Il fallait lire les textes des ethnologues qui relevaient les codages symboliques des sociétés premières, des historiens de l’antiquité, des théologiens qui avaient établi les codes des vitraux, des peintures religieuses de nos cathédrales, et des vêtements sacerdotaux. Étudier ce que nous savions des évolutions chromatiques des usages vestimentaires, architecturaux, lire les décrets des papes, rois et autres chefs de guerre, interdisant l’usage de telle ou telle couleur, les débats des académies de peinture, les découvertes de Newton, la controverse que lui opposèrent Schopenhauer et Goethe. Lire beaucoup de livres, regarder beaucoup d’images, d’artefacts, d’abord, dans les années 1970, dans des bibliothèques, puis sur l’internet, à la recherche non pas de curiosités, mais au contraire de lois expliquant la convergence ou le décalage entre les crises religieuses, politiques des structures et des idéologies sociales et l’évolution des usages chromatiques, en considérant les couleurs selon leurs systèmes structurels et leurs symboliques. Oui, cela prend des années, mais c’est excitant quand on commence à établir des concordances, à comprendre des non-concordances, et donc à oser proposer des lois sociologiques de l’évolution des usages chromatiques, et même un « indice socio-chromatique ». Et très irritant, lorsqu’on arrive à l’époque actuelle et que ces lois ne marchent plus. Il faut du temps pour admettre que nous sommes dans une période de désordre, d’exception, par rapport à 3000 ou 4000 ans de régulations sociales successives, mais logiques. Et je me suis alors demandé combien de temps cette exception allait durer. Je pense qu’en ce début de XXIe siècle, elle se referme déjà avec notre société de masse, urbaine, technoscientifique, pour des raisons de contrôle, de gestion, de sécurité, de signalisation, de lecture de nos fichiers numériques. Et si je suis mon indice socio-chromatique, cela annonce une accentuation de la rigidité de nos structures sociales, de nos idéologies de masse. Ma théorie fonctionne ; je comprends l’exception, et sa brièveté – disons un siècle –, mais la nouvelle, peut-être mauvaise, c’est que nos sociétés se rigidifient à nouveau, avec des systèmes numériques de taggage, de contrôle des personnes et des idées, comme en Chine. Quel compromis trouverons-nous pour préserver notre liberté individuelle ?
Vous avez fini par établir que l’usage des couleurs ne provient pas seulement, voire pas du tout, d’une inspiration subite ou d’une créativité débridée, mais qu’il relève de mécanismes sociétaux, qu’il existe donc des « lois sociologiques de la couleur ». Parmi elles, quelle serait la plus fondamentale ?
Je me suis rendu compte que les couleurs ont toujours oscillé – au moins depuis l’Antiquité en Occident – entre raison et déraison. Ce fut toujours un langage social élémentaire intégrateur, mais aussi le langage des sectes, des rébellions, de l’ésotérisme, du mystère, qui veut échapper à cette intégration, et que précisément les sociétés veulent contrôler en établissant des codes chromatiques rigoureux et sanctionnés. Et il est important que ces deux pôles existent, le rationnel et l’irrationnel, la mode vestimentaire contraignante et la liberté singulière, le drapeau de la Nation et la bannière anarchiste, le symbolisme d’État et le langage du poète, de la subjectivité irréductible. C’est pourquoi dans ce deuxième livre, je suis passé à la mythanalyse des couleurs. La mythanalyse explore et tente de déchiffrer ces mythes actuels qui nous gouvernent, sans que nous ayons conscience que ce sont des mythes. La mythanalyse est une sociologie des imaginaires sociaux, en cela d’inspiration bien différente de la psychanalyse. Elle prétend d’ailleurs que les idées d’inconscient individuel de Freud et d’inconscient collectif de Jung sont des inventions fabulatoires qui ne fonctionnent pas. Pour reparler de Durkheim, qui m’a en effet montré le chemin, ce n’est pas par l’inconscient des suicidés que Durkheim explique leur geste intimement secret, mais par le degré d’intégration organique ou de déstructuration des sociétés où ils vivent. Les statistiques le prouvent. Moins de suicides dans les familles juives que catholiques, protestantes et a fortiori athées. Moins de suicide en temps de guerre, quand on se serre les coudes face à l’adversité, qu’en temps de paix, où la solidarité se relâche.
Et comme je construis la théorie de la mythanalyse depuis une cinquantaine d’années, je me suis attaché à étudier un cas d’espèce difficile, les usages individuels de la couleur, aujourd’hui aussi subjectifs et difficiles à cerner que le suicide, pour voir si la mythanalyse pouvait s’y appliquer globalement, sociologiquement, avant d’accomplir mon cheminement complet. J’espère ainsi être mieux capable de compléter mon prochain et dernier livre Qu’est-ce que la mythanalyse ?, à paraître d’ici deux ou trois ans.
L’exemple de la couleur est extrêmement intéressant. On se demande depuis toujours quelle est l’origine des couleurs. Nous découvrons avec Newton qu’optiquement ce sont des composantes de la lumière, qu’il décompose avec un prisme, alors qu’Aristote les concevait comme des ombres, des accidents dans la lumière. Newton commettait un sacrilège en décomposant la lumière de Dieu, bien sûr unique et non fragmentable. Tout le mystère des couleurs, qu’on peut nommer, mais pas décrire à un aveugle, a induit de grands mystères. Goethe a voulu défendre cette unité indivisible de la lumière en affirmant que les couleurs sont dans l’œil – pour preuve, frottez-vous les yeux, et vous en verrez de toutes sortes. On s’est demandé si les couleurs ne seraient pas comme une membrane qui colore les objets, sorte de pigments. On a voulu la géométriser sur un cercle, les pointes d’une étoile, en cube, en cylindre, en sphère, pour la mesurer, la maîtriser. Mais la géométrie a ses limites par rapport à la fluidité de la lumière, de sa texture, de ses reflets, de ses miroitements, des éclairages ambiants, de la vitesse, qu’elle ne peut embrasser. Regardez dans l’obscurité un bleu et un rouge : sont-ils encore là, même si nous ne les voyons plus, parce qu’ils collent aux objets, ou parce qu’ils sont des constantes du cerveau qui les reconnaîtra aussitôt quand la lumière reviendra ? Les couleurs sont-elles donc un phénomène physiologique de perception ? Des constantes neuronales ? Il a été bien établi par une équipe de chercheurs japonais que nous avons tous la même physiologie de l’œil quelles que soient les populations du monde, les mêmes cônes et bâtonnets dans la même rétine. Alors pourquoi le noir est-il la couleur du deuil en Occident et est-ce le blanc en Chine ? Finalement, il faut admettre que les couleurs sont un langage culturel, des marqueurs de nos mythes. Les mêmes fréquences chromatiques sont liées culturellement à des récits et des symboliques différentes. Si non, comment expliquer que le rouge soit la couleur tantôt de la vie, tantôt de la mort, qu’elle excite le taureau et oblige le conducteur à arrêter sa voiture, puis à repartir lorsque le vert (pourtant interprété d’autre part comme la couleur de l’apaisement) s’allume ? C’est pour cela que je conclus ma mythanalyse de la couleur en disant que les couleurs ne sont pas des fragments de la lumière, ni des excitations du nerf optique ou des constantes synaptiques du cerveau, ni la peau des objets eux-mêmes, mais un langage social très variable, celui des mythes qu’elles évoquent. C’était important pour moi de démêler cette question redoutable avec la mythanalyse. À partir de là, on comprend que leur symbolique puisse varier du tout au tout, me faire voir, vraiment voir, la présence de la nature absente, l’identité du joueur d’une équipe sportive, la croyance d’un militant d’un parti politique, l’éloignement d’un astre, le goût d’une crème glacée, un soldat ennemi, le bonheur ou le malheur. Tout dépend du récit auquel je lie ma perception.
Cette volonté de « faire science » avec l’usage de la couleur suggère que votre volonté de compréhension est inextinguible, que vous êtes un homme de raison. Préféreriez-vous que l’on qualifie votre travail de quête éperdue de rationalité ou de chasse effrénée à l’irrationnel ?
Je suis les deux à la fois, bien sûr, rationnel par nécessité, par raison, par prudence et irrationnel inévitablement, sachant que nous vivons dans un monde d’apparences, souvent trompeuses, et qu’il faut le savoir sans s’en désespérer aucunement. C’est là que se situe notre marge de liberté, dans l’entre-deux de cette tension. Ce serait l’enfer de vivre dans une stricte rationalité, par exemple conformément au programme d’un Grand Ordinateur Central ; mais ce serait un enfer aussi de vivre dans la folie, dans un monde totalement irrationnel. C’est ce que nous dit la mythanalyse de la couleur. Cette recherche que j’ai menée avec persévérance sur la couleur, sur la découverte de ses codages stricts, sur l’exception de notre époque et sur l’impossibilité de contrôler son irrationnalité, malgré les efforts des tenants de l’ordre social, m’a apaisé. Nous avons la chance, comme dans bien d’autres aspects de notre condition planétaire, de garder cette marge d’irrationnalité, de liberté. Si nous connaissions l’énigme du monde, si nous la maîtrisions, nous serions morts.
Lors de vos dernières expositions, nous avons pu admirer des toiles très colorées, mais la plus récente série est composée d’autoportraits en noir et blanc. Comment votre liberté d’artiste s’accommode-t-elle des « lois sociologiques de la couleur » ? Votre œuvre cherche-t-elle à les mettre en évidence, à s’en abstraire ou à les faire mentir ?
J’ai toujours voulu savoir pourquoi je choisissais telle ou telle couleur dans mes peintures. Dans les années 1970, lorsque j’ai engagé mon travail d’art sociologique et d’hygiène de l’art, j’ai choisi le bleu-blanc-rouge républicain pour mettre en évidence le rapport art versus société. Quand je suis revenu à la peinture en 1999, après quinze ans de recul, j’ai choisi encore l’alternance du bleu et du rouge pour peindre le code binaire, puis pour y échapper, pour souligner l’importance de la divergence, j’ai bigarré selon mon plaisir esthétique. Plus tard, pour mettre en évidence l’aspect confiserie des images numériques en couleurs saturées, la réduction des nuances de la gamme chromatique dans notre société urbaine de masse, j’ai opté pour ce que j’ai appelé un « fauvisme digital ». Lorsque je vais revenir sur mon affirmation selon laquelle tous les arts sont premiers, je reprendrai la gamme des couleurs des peintures rupestres, les bruns d’argile, ocre, terre brûlée, le noir du carbone et le blanc de la craie pour peindre une variation boursière, un smartphone, un QR code, ou un cyborg, la Terre, une fusée interplanétaire, une sonde spatiale, ces images emblématiques de nos mythes actuels.
Et dans cette série de 41 autoportraits que j’ai peints en 2022 et 2023, j’ai choisi le noir parce que le noir est devenu depuis un symbolique de respect, d’élégance et d’autorité qu’il avait à la cour de Charles Quint, depuis le dandysme, sa redécouverte par Manet, Matisse, les monochromes de Rauschenberg, les peintures d’outre-noir de Soulages, mais aussi les blousons noirs, les sous-vêtements érotiques, non plus une absence de lumière, mais une couleur primaire, comme les autres, comme le bleu, le rouge ou le jaune, disons même à l’ère du numérique, une fausse couleur comme le bleu, le rouge ou le jaune, une couleur qui s’affiche comme les autres. Dans le récit qu’il marque pour moi, le noir n’évoque plus le deuil, la mort, ni la Réforme de Luther contre les couleurs somptuaires de l’aristocratie et du haut-clergé, ni le puritanisme de la bourgeoisie du XIXe siècle, ni le drapeau noir des pirates ou du califat, ni l’érotisme, qui aime maintenant les couleurs flashy les plus artificielles. Il exprime le recul que favorise l’écriture, la pensée qui se recueille sur elle-même et tente d’élucider notre rapport à notre condition planétaire. C’est pourquoi l’écriture en calligraphie noire de ces autoportraits est tantôt anxieuse, tantôt rieuse, avec une touche de vert menthe, ou d’humour. La petite Jésua, que je porte dans mes bras comme saint Joseph pour me demander pourquoi il fallait absolument que Jésus soit un homme, ni femme, ni trans, est de couleur rose bonbon.
Infos pratiques> Mythanalyse de la couleur, éditions Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2023, 432 p., 35 euros.
Image d’ouverture> Paysage quantitatif, acrylique sur toile, 2010. ©Hervé Fischer