Ceux qui n’ont pas connu le peintre iconique de la Figuration narrative, acteur de Mai 68 et pourfendeur des intégrismes de tout poil, n’ont pu passer à côté de ses silhouettes humaines aux aplats de couleurs complémentaires, détachées du gris photographique ou de la toile blanche pour mieux s’émanciper du cadre social dont il s’inspirait. La modernité de sa peinture scotchait même les « digital natifs », qui croyaient avoir inventé la « rotoscopie »* avec l’émergence des logiciels de traitement d’image dans les années 1990 !« Un artiste qui peint la révolution sans révolutionner la peinture ne fait pas de l’art », avait un jour décrété Gérard Fromanger qui souhaitait prendre part et fonda avec d’autres artistes et affichistes l’Atelier populaire des Beaux-Arts de Paris. « Soyons impossibles demandons la réalité ! », s’amusait à scander le peintre en détournant le slogan de ses vingt ans, « Soyons réalistes demandons l‘impossible ! ». Mais « La réalité, c’est une surface plane, il faut faire avec ! » Le vendredi 18 juin, l’éternel jeune homme, auquel le Centre Pompidou avait consacré deux rétrospectives de son vivant, quittait à l’âge de 81 ans la réalité de ce monde aux valeurs inversées. La dernière fresque pérenne de Gérard Fromanger, Peinture Monde, sens dessus dessous, réalisée en 2020, est à découvrir au plafond du café des Bouffes-du-Nord : une commande du théâtre en partenariat avec le Musée national d’art moderne, qu’il aurait lui-même rapportée de son atelier de Sienne en traversant les Alpes dans sa petite voiture tandis qu’il préparait deux nouvelles expositions pour 2022.
Né en septembre 1939, à Pontchartrain dans les Yvelines, Gérard Fromanger « aura fait de la peinture son aventure de vie, alternant entre Paris et la Toscane, fasciné par les Etrusques qui ont su laisser sur les tombes de leurs morts des images représentant l’amour, l’érotisme, les banquets, la vie avec un grand V», confient avec émotion ses galeristes Véronique et Emmanuel Jaeger qui l’épaulaient encore récemment dans la préparation d’une exposition à New York, un projet pour la Fiac ainsi qu’une exposition au Musée Berardo, à Lisbonne, par Éric Corne, en février 2022. Son œuvre acquise dans les collections publiques, musées et fondations a avait déjà fait l’objet de nombreuses expositions en France et dans le monde : du Musée national d’Histoire et d’Art du Grand-Duché de Luxembourg au National Museum of Contemporary Art à Séoul, elle fut accueillie avec autant de joie au Museo Nacional de Bellas Artes de La Havane, qu’au MAMCO à Genève ou au MAM de Rio de Janeiro.
Issu d’une famille de peintres et passé par l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris, Gérard Fromanger suit les cours du soir de la ville de Paris à l’académie la Grande Chaumière en 1958 où il rencontre César qui lui prête son atelier et fréquente les frères Giacometti, ainsi que Jacques Prévert, qui décryptera ainsi sa peinture : « Celui qui regarde un tableau comme celui qui lit un livre en est toujours un peu l’auteur. » Lucide sur la vie avec « un increvable espoir d’exister » comme il aimait à le dire, il était porté par l’envie d’« arriver petit à petit à ce que l’on croit être, à ce que l’on est, lucide sur le fait que cela pouvait être dérisoire dans l’histoire de la peinture », poursuivent Véronique et Emmanuel Jaeger qui lui consacraient en 2018, à la galerie Jeanne Bucher Jaeger, rue de Seine, une belle exposition monographique, réunissant des toiles réalisées entre 1962 et 2017 à l’occasion de la parution aux éditions Gallimard, du livre de Laurent Greilsamer, Fromanger – De toutes les couleurs, Entretiens, en 2018.
Fromanger déclinait une stratégie de la couleur fondée sur la quadrichromie en conjuguant les composants de la photographie avec l’impérieuse nécessité de s’impliquer dans son époque tout en revisitant les grands maîtres et le genre pictural telles que les scènes d’histoire, les paysages, ou le portrait. Il affina son style personnel dans des séries d’affiches sérigraphiées à l’occasion des événements de Mai 68.Ce qui lui permit d’ailleurs de tourner par la suite, des films-tracts avec Jean-Luc Godard. L’humain au centre, le peintre fit de la couleur sa constante : « Elle me vient de ce sentiment plus fort de la vie que la mort, affirmait-il au micro de France Culture ». C’est « sa propre vitesse de la lumière », comme il aimait à le rappeler souvent, jusqu’à dire que « chaque couleur est un personnage ». Annoncez la couleur ! Tel était le titre d’une de ses dernières expositionsau Musée des beaux-arts de Caen. En pleine période « covidesque », Gérard Fromanger, généreux personnage que l’on abordait encore facilement au salon Drawing Now un an plus tôt- lors de son exposition personnelle Amis en 2018, présentée par l’agent d’art Caroline Smulders – avait accepté de participer pour la quatrième fois au festival Normandie impressionniste, exposant une soixantaine d’œuvres créées de 1966 à 2018 au Musée d’art moderne de Caen, dans sa région chérie, où l’oncle Eugène l’initia à la peinture pendant la guerre.
Ce sismographe des scènes de rues parisiennes et des révoltes, nourri d’amitiés philosophiques partagées avec Deleuze, Guattari et Foucault, usa volontiers de l’épiscope – un appareil de projection fixe permettant de projeter par réflexion des documents opaques photos, images ou menus objets – afin de créer des images sens dessus dessous, sans point de vue délibéré ni cadrage précis, que Michel Foucault décrira comme « une fronde à l’image ». Ironie de l’étymologie, l’épiscope, qui est un dispositif dans lequel la lumière ne traverse pas le document mais éclaire sa surface, provient du grec episkopos, le surveillant, évoquant dans la tradition chrétienne le « gardien » du dépôt de la foi.
Le Cœur fait ce qu’il veut ( le visuel ci-dessous) est issu de la série éponyme récente ) de Gérard Fromanger qui résonne aujourd’hui comme une évidence : « Gérard a rendu son ultime souffle comme si, après avoir été le sismographe d’un certain monde, de ses personnages, de son histoire et de ses couleurs qu’il n’a eu de cesse de peindre, il avait poussé son corps au-delà de ses limites vitales – vivant avec un seul poumon et un cœur fragile – intensément animé par ses opinions, batailles et amitiés philosophiques, artistiques et amicales tout autant que par ses dessins et peintures du monde », lui rendent hommage Véronique et Emmanuel Jaeger. « Gérard était bien d’avantage qu’un artiste avec lequel nous travaillions depuis des années, c’était un ami, un confident, un exemple à suivre pour son énergie légendaire, nous confie l’agent d’art Caroline Smulders qui en 2019 le représentait à Draw Art fair, le salon du dessin contemporain londonien. Mais le cœur fait ce qu’il veut et a eu raison de lui, Gérard a travaillé jusqu’au bout sans relâche pour les projets à venir et ses dernières œuvres respirent la joie de vivre ! ».
Jusqu’au 19 octobre 2021 un documentaire hommage lui est consacré sur Arte.tv en accès libre !
La rédaction d’ArtsHebdoMédias présente ses sincères condoléances à la famille, en particulier à Anna Kamp, la compagne de l’artiste, et à ses amis.
*La rotoscopie est une technique cinématographique qui consiste à relever image par image les contours d’une figure filmée en prise de vue réelle pour en transcrire la forme et les actions dans un film d’animation. Ce procédé permet de reproduire avec réalisme la dynamique des mouvements des sujets filmés.
Visuel d’ouverture : Détail de l’exposition Gérard Fromanger et Emmanuel Regent, par Caroline Smulders à Draw art fair, Londres 2019 ©photo Caroline Smulders.