Festival et académie pluridisciplinaires initiés par l’Ircam en 2012, ManiFeste entend mettre en avant l’innovation et la création émergente tout en replaçant la musique dans le concert du spectacle vivant, du théâtre, de la danse et des arts numériques. L’édition 2016 de la manifestation, qui a ouvert ses portes la semaine dernière et se tient jusqu’au 2 juillet, fait pour la première fois écho à une exposition du Centre Pompidou – intitulée Un art pauvre, elle est présentée du 8 juin au 29 août – en s’emparant de la question du matériau « pauvre » depuis les années 1960 ; dans les arts plastiques, avec l’Arte Povera, mais également dans la musique, l’architecture, le théâtre ou le cinéma expérimental. A l’occasion de cette actualité, nous mettons en ligne un entretien avec Frank Madlener réalisé dans le cadre de notre récent e-magazine dédié aux plasticités sonores contemporaines.
Musicien et diplômé en philosophie esthétique, Frank Madlener a rejoint l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) en 2004, en tant que directeur artistique, avant de prendre la tête de l’institution en janvier 2006. Il revient avec nous sur les missions de cette structure atypique, créée par Pierre Boulez en 1970, et sur les développements des dix années écoulées.
ArtsHebdoMédias. – Qu’est-ce qui vous a donné envie de rejoindre une structure comme l’Ircam ?
Frank Madlener. – Avant tout sa singularité, qui est passionnante car elle voit des scientifiques et des artistes, aux cultures hétérogènes, se partager le terrain et travailler à des projets communs. Le tout avec l’appui d’ingénieurs. Je crois en effet que la rencontre entre la science et les arts, c’est la technè, la technique. Tout change aujourd’hui dans la façon d’écouter, dans les lieux du concert, de la performance, de l’installation, dans la façon dont la musique s’expose. Evidemment, cela pose des questions technologiques. Or, l’Ircam est une maison de prototypes, à la fois techniques et artistiques, qui échappent à cette idée du progrès linéaire : le prototype existe à tout moment de l’histoire parce qu’à un instant donné, un besoin de renouveau est devenu une nécessité. Et ici, nous avons trouvé une méthode de travail – devenue une habitude –, entre l’artiste et le scientifique, qui permet de développer des projets vraiment participatifs. Comme dans le design ou dans l’architecture, où sont réunis différents métiers, compétences, matériaux et procédures de production.
Comment expliquez-vous l’attirance que l’Ircam exerce sur des artistes du monde entier ?
L’Ircam combine beaucoup de choses. Il existe des labos spécialisés – sur la logophonie, la voix, le design, etc. – un peu partout, tout comme des centres de productions artistiques et des lieux de transmission. Or, chez nous, ces trois axes que sont la recherche, la création et la transmission sont réunis ; nous sommes un lieu de production scientifique et artistique, ce qui est rare.
On associe souvent l’origine des liens entre arts plastiques et musique au manifeste L’Art des bruits (1913) de Luigi Russolo. Cela vous semble-t-il pertinent ou désuet ?
Je pense que cela date de bien avant ! Dans le cadre de ce manifeste, le lien entre arts du temps et arts visuels est très explicite, mais certains de ses termes avaient déjà été pressentis avant Russolo. Dans le champ de la composition, par exemple, Berlioz a imaginé que tout corps sonore mis en action devient un instrument, ce qui est une révolution et pourrait constituer un pré-manifeste futuriste. Même à l’époque baroque, cela participait d’une réflexion permanente : la machinerie baroque, qui agissait sur l’illusion visuelle, a par ailleurs trouvé un écho dans ce qu’a fait Rameau – qui était à la fois théoricien, compositeur et interprète – au XVIIIe siècle. Je pense également à ce qui s’est passé en Italie à la Renaissance, où on en revient une nouvelle fois au rapport du son à l’espace. Ce sont vraiment deux notions consubstantielles.
Est-ce que l’on redécouvre aujourd’hui une transdisciplinarité qui existait déjà il y a longtemps ?
Je dirais que ce qui s’est produit au XXe siècle, c’est la spécialisation. Même l’idée qu’un compositeur ne soit pas interprète est récente. Aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, le lien allait de soi. Bach était considéré comme un organiste et non comme un compositeur. Tous ses pairs étaient des praticiens. Le XXe siècle a été celui de la séparation. A partir de là, on a imaginé la pluridisciplinarité, puis la transdisciplinarité, parce qu’il fallait retrouver des jonctions.
De plus en plus d’artistes semblent s’intéresser au son. Est-ce grâce à la multiplication des outils mis à disposition ?
Oui, mais ce qu’il faut dire tout de suite derrière, c’est que l’outil n’est rien à l’affaire : il faut une intrigue. C’est-à-dire que vous aurez beau avoir votre boîte de Pandore, tout l’outillage possible, si vous n’avez pas une situation originale, poétique, c’est peine perdue. La jeune génération s’émancipe de plus en plus de la croyance en la technologie, parce que cette dernière est devenue évidente, de plus en plus intégrée à tout ce qu’on fait, mais il ne s’agit plus simplement de croire ou de ne pas croire en la technologie, il faut chercher des situations originales ou des intrigues qui intègrent toutes les composantes techniques ou technologiques.
Parmi les nombreux outils développés par l’Ircam, le logiciel Max/MSP – créé en 1974 – reste une référence, pourquoi ?
C’est sa modularité qui l’a rendu pérenne. Il y a des choses qui marquent leur époque, mais qui disparaissent avec le temps. Or là, il y a une sorte de fonctionnalité : c’est un logiciel qui aide à l’interaction ; il en existe différentes versions, des avatars, c’est un outil multifacettes.
Vous rappelez-vous quelle fut la première collaboration de l’Ircam avec un plasticien ?
Sous forme de boutade, je vous répondrais que Roaratorio – pièce réactivée par Sarkis en 2010 – a été conçue ici en 1979 par John Cage et que ce dernier n’était pas du tout un musicien, mais un plasticien ! Il me semble en tout cas avoir beaucoup plus marqué les arts plastiques que la musique.
Qu’attendez-vous des artistes venant vous solliciter ?
L’idéal, lorsqu’un artiste vient vers nous, c’est qu’il ait un rêve ou une idée fixe que nous tenterons de mettre en œuvre, en examinant comment l’ingénierie, le son, l’ordinateur ou l’avancée scientifique peuvent combler ce désir. S’il fallait définir un critère, il ne serait pas esthétique, mais lié à une maîtrise, à un métier, quel que soit le domaine. Parce que pour pouvoir servir, mettre en œuvre une idée, il faut un tout petit peu de précision. La vision, l’intuition artistique, et l’exactitude ne sont pas incompatibles – c’est l’idée même du Bauhaus –, c’est pour cela qu’on s’entend si bien avec l’architecture ou le design, parce qu’il y a un côté science dure chez nous : il y a du code, de l’acoustique. Venant de l’extérieur, des questions portées par d’autres disciplines sont par ailleurs très pertinentes pour nous, car elles alimentent notre mission de recherche.
Inversement, qu’attendent les plasticiens de vous ?
Quand nous sommes sollicités par des plasticiens, c’est plus souvent autour de la question du son comme matériau que de la musique comme écriture. En 2012, les équipes de Philippe Parreno sont, par exemple, venues nous trouver au sujet d’un projet autour de Marilyn Monroe : l’artiste voulait créer un film où l’on imagine Marilyn lisant ses carnets intimes. Il n’existait évidemment pas d’enregistrement ; nous avons travaillé à partir de bandes-son cinématographiques et avec des actrices capables d’imiter le timbre et/ou la prosodie. Ce fut tout un travail sur la métamorphose… Tania Mouraud nous a sollicités alors qu’elle préparait Ad Nauseam, magnifique installation présentée au MacVal en 2014. C’est une artiste qui fait tout elle-même, mais elle avait envie d’aller un pas plus loin dans le son : elle ne souhaitait pas se transformer en compositeur, simplement travailler plus à fond l’espace et l’aspect sonore au regard de la vidéo qu’elle réalisait. Avec Thomas Goepfer, réalisateur en informatique musicale, elle a réfléchi aux notions de diffusion, de consistance, d’épaisseur, voire de mouvement entre le son et l’image.
Les musiciens entrent-ils parfois dans le champ des arts plastiques ?
Absolument, on voit de plus en plus de musiciens et de compositeurs de la jeune génération attirés par ce qui sort du concert, de cette relation où vous êtes assis et à l’écoute. Ils ont envie d’expérimenter autre chose, de travailler avec de la vidéo, avec l’espace, de créer des installations, etc. Et puis il y a des artistes hybrides, comme Gisèle Vienne, à la fois femme de scène, maîtrisant l’art des marionnettes, également très électronique… Elle est inclassable ! Nous avons participé à la création de la pièce The Pyre, en 2013, en lui apportant une sorte de profondeur de champ qu’elle n’avait jamais atteinte et qui faisait que le son lui-même devenait un objet spatial.
On parle souvent de la musique comme d’un art du temps. Qu’en est-il de la notion d’espace ?
Je pense que c’est un art de la simultanéité. Car, dans la musique, vous pouvez entendre plusieurs échelles, plusieurs événements à la fois, comme ce qui se joue et le lieu dans lequel ça se joue. L’histoire de la musique a donc à faire avec le temps, mais également beaucoup avec l’espace. Ce serait un bon sujet de thèse ! La cathédrale Saint-Marc, à Venise, avait été, par exemple, conçue avec deux tribunes, précisément pour jouer sur des chœurs séparés ; à la fin du XVIe siècle, Gabrielli et d’autres compositeurs vénitiens ont réellement pensé la stéréo, c’est-à-dire l’effet qu’on tire d’une architecture. Cette histoire commune de l’espace et de la musique existe jusqu’à Wagner, qui fait chanter dans Parsifal « ici le temps devient espace ». Ce sont de vieilles histoires, qui ont été réactivées par la technologie. Et l’on sait aujourd’hui qu’avec le son, on peut littéralement changer l’espace ou métamorphoser la perception que l’on a d’un lieu.
La notion d’écoute visuelle signifie-t-elle quelque chose ?
On écoute en partie avec les yeux, c’est vrai. On sait très bien également que la vue influe sur ce que vous écoutez ; de nombreuses expériences l’ont montré. Mais on est bien loin de maîtriser scientifiquement le rapport entre les sens, c’est un sujet encore extrêmement ouvert. Ce qui est bien, c’est quand les artistes court-circuitent cette situation et tentent une hypothèse par une œuvre : c’est fabuleux, surtout quand elle est infondée, parce que du coup ils posent quelque chose, sans attendre des siècles de science !
Peut-on parler de « physicalité » du son ?
Oui, d’autant que l’on constate aujourd’hui une intrication croissante du matériel et de l’immatériel, du réel et du virtuel. Par exemple, nous travaillons en ce moment sur la physique même de l’instrument, notamment avec des guitares sur lesquelles on place un transducteur – on appelle ça un koala, parce que ça s’agrippe à l’instrument pour le transformer –, relié à un ordinateur. La guitare devient alors son propre haut-parleur et, d’une certaine façon, c’est l’instrumentiste qui devient l’acteur du son. On pourrait parler de « chirurgie » de l’instrument, dont le corps même, sa physicalité sont transformés. Le champ de l’électronique, purement immatériel, est immense, mais c’est aussi intéressant d’être dans la physique d’un instrument. Et je crois profondément aujourd’hui à l’importance de cet entremêlement entre la matière et ce qui est invisible.
Quels sont les grands axes de recherche de l’Ircam ?
Les programmes de recherche se font sur cinq ou dix ans. Parmi les grands axes, il y a la question de la vocalité, du devenir autre d’une voix, qui est permanente ; il y a aussi les smart instruments que l’on vient d’évoquer, à travers lesquels on change la physicalité de l’instrument. Un projet sur l’écoute binaurale arrive à échéance, associé à une notion de l’espace au casque tout à fait frappante. Nous travaillons également sur la question des formes – comment les perçoit-on, quelle mémoire en a-t-on ? –, essentielle me semble-t-il, car si beaucoup a déjà été investi sur le matériau, les échelles constituent un sujet immense encore peu exploré ; et sur la créativité artificielle. Enfin, nous nous intéressons beaucoup à l’interaction mouvement/geste/son. Le geste peut être un vecteur d’information, il peut déclencher des sons, agir sur la lumière, etc. Beaucoup d’artistes travaillent la question, les danseurs bien sûr, mais aussi des compositeurs ou encore les gens du cirque. Quelqu’un comme Thierry De Mey – cinéaste et compositeur belge –, par exemple, réfléchit le mouvement, analysant celui de danseurs pour le transférer vers la musique. C’est passionnant. En ce mois de juin, nous avons produit l’une de ses pièces, La Beauté du geste, réunissant cinq danseurs, cinq musiciens et de la vidéo.
Que peuvent s’apporter plasticiens et musiciens dans le cadre de collaborations ?
Je pense qu’ils s’apportent mutuellement une « pointe » d’ignorance, c’est-à-dire un moment qu’ils ne connaissent pas, qu’ils découvrent. Je me souviens qu’un compositeur vénitien, Mauro Lanza, avait travaillé en 2011 avec Jean-Michel Othoniel sur les verres ; ils avaient imaginé une sorte de sculpture de verre et, très vite, avec des modèles physiques, ils s’étaient trouvé un écho à l’univers de chacun. Plus généralement, je pense que c’est plutôt l’idée de complément, de la chambre d’écho, ou ce moment où l’on découvre quelque chose d’autre. Mais ce type de collaboration reste assez rare dans le cadre de ce que l’on nous demande.
Quel bilan feriez-vous de ces dix ans passés à la direction de l’Ircam ?
Je suis arrivé ici avec l’idée que l’artiste change le monde et que la science – l’intendance – va suivre. Or, cette idée est partiellement vraie et souvent fausse. Il y a de l’invention aussi en science. Le deuxième point, qui participe d’une évolution générale, c’est la miniaturisation, le devenir invisible de la technologie. C’est absolument fascinant : l’infrastructure technique est de plus en plus mobile, portable, petite, implémentée au plus profond de l’humain. La puissance de calcul s’est tellement développée que vous avez besoin de moins en moins d’espace et, entre le corps et l’information, les raccourcis n’ont jamais été aussi grands. En ce qui concerne l’Ircam, j’en revendique la valorisation industrielle : cette maison parvient aujourd’hui à passer du prototype au générique, à pénétrer l’industrie, celle du jeu vidéo notamment. C’est pour moi la vraie innovation : quand l’invention entre dans le corps social.
L’art « pauvre » à l’étude pour ManiFeste 2016
ManiFeste, qui bat son plein durant tout le mois de juin, est à la fois une académie et un festival. Le programme académique réunit notamment les compositeurs Beat Furrer, Philippe Leroux, Rebecca Saunders et Mauro Lanza, le circassien Jérôme Thomas et le percussioniste Steven Schick. « Je suis convaincu qu’il existe un art pauvre en musique, que l’on ne connaît pas, mais qui procède des mêmes grands traits identifiés par le critique d’art italien Germano Celant, c’est-à-dire l’idée de réduire le matériau, d’introduire la nature dans la salle de concert, l’organique dans l’artifice, explique Frank Madlener. Il y a des compositeurs qui ont réduit au minimum leur matériau, qui se concentrent sur le silence ou le très peu et sont très préoccupés par le fait de créer un choc presque physiologique. Curieusement, ils travaillent souvent visuellement ; Salvatore Sciarrino, par exemple, organise ses partitions comme des fenêtres de couleurs, les esquisses de ses œuvres correspondent à un tableau ! » Le festival, quant à lui, est l’occasion, entre autres, de (re)découvrir l’œuvre écrite par l’Américain Harry Partch (1901-1974) pour son Instrumentarium, reconstitué par l’ensemble allemand Musikfabrik. Delusion of the Fury sera présenté le 18 juin – une première française – à la Grande Halle de la Villette. « C’est extraordinaire, autant visuellement que sur le plan sonore. Vous faites face à des instruments-sculptures qui n’ont pas de référents et dont les instrumentistes – et leurs corps – ont dû apprendre à se servir. Ce sera un Arte Povera sonore ! »