Floryan Varennes : l’arme au corps

Floryan Varennes est un plasticien dont la transparence des objets symboliques est trompeuse : l’Hypersensibilité (titre de son solo show à la galerie Maëlle du 5 juin dernier au 16 juillet) y apparaît comme une force, une force de l’être, existentielle, qui prend le dessus sur le matérialisme, un peu comme lorsque l’on a trop bataillé ou trop aimé et que le corps est endolori, qu’il gît, dans un état presque comateux – on pourrait dire de faiblesse ou de réparation, de régénérescence – dans lequel les sens sont exacerbés et l’esprit prend de la vitesse… 

Artiste-chercheur, Floryan Varennes est un hyperactif, un pédagogue convaincu, qui initie avec ses étudiants, des workshops pour en faire émerger l’intime, ou encore des réflexions plus politiques sur l’éthique du « care », c’est-à-dire du soin et de la sollicitude, menant à la création d’une œuvre commune. Diplômé en histoire médiévale, il documente lors de séminaires, l’émergence de l’« Heroïc Fantasy »  et du médiévalisme dans l’art contemporain, prenant à rebours les idées reçues et les images d’Epinal trop longtemps véhiculées par la religion ou le patriarcat sur un Moyen Âge, qu’il définit comme pluriel et dans lequel il puise son inspiration. De la même manière que ses réflexions sur des futurs spéculatifs explorent le devenir Cyborg de Donna Haraway par ses contrairesdéjouer les atavismes semble être une constante  dans l’œuvre de Floryan Varennes, qui  « prend plaisir à se décoller des essentialismes, en bouleversant les systèmes binaires et les savoirs institutionnalisés ».        

Floryan Varennes, Portrait de dos  2022, avec Assag, 2020 masses d’armes en verre, 120 x 30 cm. ©Photo Jérome Michel

Fondée par Olivia Maëlle Breleur en 2012, la galerie Maëlle ayant pour double combat (d’émancipation) « déconstruire son corps symbolique et se réinventer face au monde », il n’est pas fortuit que ce soit dans son nouvel écrin*, que nous ayons rencontré l’artiste lors de sa première exposition monographique. Les recherches transversales de Floryan Varennes, né en 1988 à la Rochelle et diplômé des Beaux-Arts, touchent avant tout à la sculpture, mais aussi à l’installation, la parure, à l’écriture vidéographique et aux environnements olfactifs. Son œuvre, dont le FRAC Occitanie/Toulouse vient d’acquérir une des pièces emblématiques, est actuellement exposée à Hong Kong et à Prague. Pour ArtsHebdoMédias, l’artiste, qui vit entre Paris et Toulon, s’est prêté à un jeu de questions autour de son œuvre, mais pas seulement :

ArtsHebdoMédias. – Que pensez-vous du « concept de nouvelle masculinité » ? Cela vous préoccupe t-il qu’on y fasse référence dans votre travail, ou bien ?

Floryan Varennes. – C’est assez intéressant que vous émettiez ce point de vue de nouvelles masculinités sur mon travail car effectivement je traite de concepts qui sont liés à la virilité, à la violence, à la guerre à des rapports de force, des rapports de tension, qui sont de par l’histoire de l’art comme celle de l’humanité, des concepts, que l’on met généralement en association avec les hommes. Ça ne me gêne pas que mon travail puisse évoquer ce concept de nouvelles masculinités d’autant que je le contrecarre tout de suite par des visions et des antinomies assez fortes, en puisant par exemple dans le Moyen Âge pour y injecter une part plus théorique, plus historique, voire plus symbolique, sachant que le Moyen Âge est une période dense et très ambivalente – Au Moyen Âge, par exemple, on ne tue pas, on rançonne ; la guerre y est codifiée, mais j’y reviendrai.

Floryan Varennes, Assag, 2020 masses d’armes en verre, 120 x 30 cm. Courtesy Maëlle Galerie ©Photo Jérome Michel

Je contrecarre ce point de vue très masculiniste que je n’aime pas du tout, que je trouve lourd et encombrant par la notion du « care », du soin. Même si je montre des étendards, ou que je créé des systèmes de protection, ou des objets conceptuels liés au combat avec des matériaux tel que le verre – la transparence me permet de créer une antinomie avec cette hyperviolence, de la rendre plus fragile, plus vulnérable ; et d’une certaine manière de l’invisibiliser. Il y a à mon sens dans la transparence quelque chose de dangereux, de sinueux qu’on ne voit pas mais qui reste toujours latent. Et ce n’est pas non plus en employant des concepts de féminité que j’entends contrecarrer cette hyperviolence associée à la masculinité, je trouve qu’il faut dépasser ce genre de clivage même s’il existe, s’il est même bien présent et constitutif dans ses stéréotypes ; pas plus que je ne souhaite aborder le concept de troisième genre, qui ne correspond pas à mon travail.

Je donne une forme, une présence à cette violence, en la traitant par l’inverse c’est-à-dire par cette notion de soin, notamment quand je la compose par le biais d’accessoires empruntés à l’univers médical ou thérapeutique, bien connus à faire triompher les états vitaux. Je suis bien conscient que cette violence est inhérente aux hommes mais j’essaye de déconstruire cela, par l’idée de soin et de sollicitude. C’est pourquoi plutôt que de « nouvelle masculinité », qui renvoie encore une fois à l’homme, je préfère parler d’états de violence et de régénération.

Floryan Varennes, Fin’Amor 2018 / Flirt 2022. Courtesy Maëlle Galerie © photo Jérome Michel

Pouvez-vous revenir sur cette notion de transparence liée au choix du verre, et des matériaux que vous employez ?

La transparence est une référence importante dans mon travail, toujours en filigrane : elle se retrouve dans le verre, dans le PVC, dans mes étendards même si cela ne se voit pas car la transparence reflète la lumière ou met en lumière des éclats. Quand je dis qu’elle contient quelque chose de dangereux, c’est pour cet aspect désincarné, qui laisse voir à travers. C’est pour moi un ressort de vulnérabilité, qui s’exprime dans les corps, à travers les matériaux, ou comme dans Mirari, qui est une œuvre numérique mais dont l’armure du personnage semble faite de verre ; alors que cela aurait pu être de la glace ou dpolymère : l’idée était de montrer les corps et de les protéger en même temps.

Floryan Varennes, Mirari 2022 – Vidéo HD numérique 16/9 de 4’08 – réalisée avec la collaboration d’Imogen Davey et Hariet Davey pour la réalisation 3D. Courtesy Maëlle Galerie

Est-ce que d’une certaine façon votre œuvre n’est pas en train de nous suggérer d’autres figures du héros ? Ou peut-être même, un autre regard sur la mère qui serait cette figure « invisibilisée » du chevalier protecteur ?

Oui, tout à fait, une de mes héroïnes, c’est ma mère qui est infirmière, c’est une technicienne du soin, habitée depuis toujours par la question humanitaire, par l’idée de protection ou de régénération, et en cela je peux dire qu’elle est constitutive de mon travail : de cette posture tournée vers le futur, qu’il s’agisse de l’hypertechnologie dans les hôpitaux, ou de ce rapport au « care » dans lequel je baigne depuis 30 ans ! Au départ, je voulais être infirmier anesthésiste ou travailler dans les politiques culturelles, et puis j’ai bénéficié d’une résidence à l’hôpital de Chambery dans le cadre d’une mission culturelle, juste avant le covid, qui m’a vraiment mis le pied à l’étrier quant au rapport au soin. C’est peut-être là que ces nouveaux héros, ces nouvelles figures de chevalier, qui œuvrent pour les autres, pour la régénérescence, me sont apparus comme une évidence.

Floryan Varennes, Matriarche 2022, muselières, tubes médicaux, pvc médical, attaches en inox, rivets, anneaux, instruments médicaux Courtesy Maëlle Galerie, © photo Yohan Gozard
Floryan Varennes, Jouvence, 2018, minerves médicales, perles de rocaille blanches et transparentes, 60 x 110 cm, courtesy Maëlle Galerie. ©Photo Jérome Michel.

Quand et comment avez-vous fait le choix d’être artiste ?

Je n’ai pas fait le choix, d’ailleurs je ne l’envisage pas comme un métier, pour moi c’est une pluralité de métiers en un, et c’est surtout une vocation animée par une passion parfois lourde à porter, mais qui nous entraine et nous déchaîne. Dès le lycée, j’ai su que j’avais toujours voulu faire ça ! J’ai d’ailleurs suivi un cursus assez classique :  un BAC en arts plastiques, puis les Beaux-ArtsOr être « artiste contemporain » me permet aujourd’hui de réaliser d’autres passions dans la mesure où cela m’amène à être un pédagogue par exemple, qui donne des workshops, anime des conférences, mais aussi à faire de la gestion, de la prise de rendez-vous et communiquer autour de mes créations. Cela ne me dérange pas d’expliciter ma démarche, j’y consacre beaucoup de temps ; on nous sollicite aussi en tant qu’artiste pour faire de la médiation. On nous en demande beaucoup ! En ce moment par exemple, je suis en train de finaliser un programme de professionnalisation à l’égard de la jeune génération visant à « débunker » quelques zones d’ombres après l’école d’art : Que se passe-t-il pour les élèves sortant ?

Je suis un hyperactif ; historien-chercheur, je passe des heures et des heures sur Galica où toutes mes archives sont compulsées ;  je puise mon inspiration dans l’histoire de l’art médiéval et dès que je bute sur un élément d’armure, une miniature, je me déplace au musée de Cluny qui vient d’être rénové, c’est une source de réflexion inépuisable, un site fantastique, sans doute l’une des plus importantes collections sur le Moyen Âge au monde, dans un écrin incroyable… Où j’aimerais bien d’ailleurs faire une monstration de mon travail !

Floryan Varennes, vue de l’exposition « Hypersensibilité », 2022. Sursum Corda 2021, Mirari – 2022, In extremis, 2022, courtesy Maëlle Galerie. ©Photo Jérome Michel

En tant que médiéviste, qu’est-ce qui vous fascine dans cette période de l’histoire de l’humanité, et comment votre œuvre s’en inspire-t-elle ? 

C’est une période très longue qui fait mille ans et sur laquelle l’histoire contemporaine plaque généralement trois grandes périodes, or en mille ans le Moyen Âge a excessivement changé ; ce qui m’intéresse c’est aussi d’en questionner l’historiographie : l’Histoire n’est qu’un bloc occidental, écrit par des élites. J’aime, par exemple, lire les nouveaux penseurs du Moyen Âge qui ont travaillé des angles morts incroyables depuis les années 1990.

Et si le Moyen Âge n’est ni Game of Throne ni Le Seigneur des anneaux, c’est par ce biais de l’« Heroïc Fantasy » que j’y suis arrivé. J’ai ensuite explicité cette passion par un Master II en Histoire Médiévale à l’Université de Nanterre en 2020, notamment sur la figure de Jeanne d’Arc : il s’agissait d’un mémoire de 200 pages sur la rénovation de l’image de Jeanne d’Arc du 19e au 21e siècle à partir de 250 peintures témoignant du genre pictural de Jeanne d’Arc maltraité(e) par une vision hétéro-patriarcale, riche et masculiniste, créant les images d’Epinal d’une blonde élancée à forte poitrine alors qu’elle était petite brune au corps sec. Jeanne d’arc n’appartient pas à un parti politique mais elle est peut-être la sainte patronne de France la plus queer qu’il existe, en se rebiffant contre le pouvoir alors qu’elle était une femme habillée en homme.

Personnellement, je m’intéresse beaucoup au rapport de guerre, au rapport amoureux, et au soin. Il faut savoir que le Moyen Âge est une période très ambivalente qui n’est pas si noire qu’on ne le pense. Les grandes batailles avec des milliers de morts n’existent que dans les films, on y combat par petite armée de 100, 200 ou 300 âmes, où il s’agit d’abord dans les territoires occidentaux de capturer des hauts gradés ou des soldats pour demander rançon. Avec les Croisades, on va vers des rapports de domination que je ne qualifierais pas encore de coloniaux puisque ce sont des empires qui s’affrontent ; c’est à la Renaissance que la notion de colonialisme s’installe et que le Moyen Âge s’arrête pour moi… Pour autant, sans véritable rupture politique ni religieuse d’ailleurs, puisqu’on demeure dans un système hiérarchique édité par la noblesse avec un empereur ou un roi, et une parole de l’Eglise bien plus autocrate encore. Il faut savoir qu’au Moyen Âge par exemple le contrôle des corps et les interdits religieux ne prenaient pas autant qu’à la Renaissance ! Le Moyen Âge était au fond plus libre et plus lumineux qu’on ne le pense.

Floryan Varennes, In extremis, 2022, courtesy Maëlle Galerie. ©Photo Jérome Michel

Le rapport au soin, à la phytothérapie, à l’aromathérapie dans mon travail, puise son inspiration dans les jardins des simples du Moyen Âge et plus particulièrement dans le traité Physica laissé par Hildegarde von Bingen qui fut l’une des premières guérisseuses et femme de lettre sanctifiée par le catholicisme. Elle y explicite des descriptions de plus de 300 plantes et d’animaux par des observations personnelles, des usages, des traitements. Le Moyen Âge regorge de gens très intelligents ; les femmes étaient présentes partout ! C’est à la Renaissance qu’a eu lieu la chasse aux sorcières et la mise à mal des pratiques des guérisseurs et des guérisseuses.

Comment se déploient votre processus de travail et votre relation aux matériaux ?

Il faut savoir que je ne crée qu’en résidence, six mois sur douze, c’est là que je peux évoluer en équipe et faire intervenir des savoir-faire. J’ai un bureau où j’écris mes dossiers, compulse des archives, mets en branle des schémas conceptuels etc. mais je n’ai pas d’atelier.

Je m’empare de concepts, d’influences que j’ai envie d’explorer, je lis beaucoup. Pour Hypersensibilité, par exemple, je me suis intéressé aux émotions. Ensuite, je rentre dans un processus intensif où je commence à créer, seul d’abord, mais de plus en plus, je travaille en équipe avec des collaborateurs et des artisans, des spécialistes avec lesquels j’échange beaucoup – avec des aromathérapeutes ou des phytothérapeutes autour des propriétés médicinales et thérapeutiques des plantes. J’apprends aussi beaucoup par le geste, notamment sur le travail du cuir dont je connais désormais les propriétés, et plus récemment le verre, que je ne maîtrise pas du tout mais dont je connais maintenant les points de tension – je peux anticiper quand ça casse, quand ça s’allonge – et je suis de plus en plus heureux dans ce rapport très conceptuel en fait avec la manière. Le PVC, je le travaille tout seul ! La Matriarche est en polymère modulable, je l’ai réalisée seul de A à Z. Le travail numérique, la vidéo Mirari, est en revanche une collaboration, une co-création avec Imogen Davey, musicienne et compositrice contemporaine, et Hariet Davey, une spécialiste du jeu vidéo qui a mis en branle tout le travail technique en 3D et fait certains choix esthétiques même si l’idée de base reste la mienne : je voulais un autoportrait. Il n’y avait pas de corps dans mon travail bien que le corps y soit toujours suggéré – je parle d’un corps augmenté par des objets de l’ordre de l’appareillage, toujours protecteurs, qu’il s’agisse de la parure, de la minerve ou des armes. Or s’il devait y avoir un corps, de facto ce serait le mien.

Floryan Varennes, Mirari 2022 – Vidéo HD numérique 16/9 de 4’08 – réalisée avec la collaboration d’Imogen Davey et Hariet Davey. Courtesy Maëlle Galerie, capture d’écran.

Quel est votre rapport au numérique ?

De douze à vingt ans, j’ai été « hardgamer » et c’est par ce prisme que s’est nourrie une passion pour le Moyen Âge. Trois jeux vidéo sont constitutifs de mes influences, Fables, Les Elder  Scrolls et Dark Souls, qui prennent source dans le passé, mais aussi Halo, qui questionne le futur. J’ai aimé ces jeux d’action, de stratégie, de tactique et de guerre, mais aussi de futurs spéculatifs dans lesquels j’ai été initié par l’univers hospitalier. Ce sont des mondes qui s’entrechoquent et se rejoignent dans une certaine mesure, avec de plus en plus de robots chirurgicaux tels que le Da vinci qui permet d’opérer avec plusieurs bras. Mon travail fait des passerelles entre ces deux univers. Mirari est typiquement une vision de jeu vidéo dans laquelle je propose un questionnement au spectateur qui ne peut pas jouer et qui au lieu d’être happé par quelque chose de plus puissant, plus violent, plus direct, se retrouve face à un personnage qui dort, bercé par la voix mélancolique d’un poème qui n’est autre qu’une déclaration d’amour. En inversant le schéma dynamique classique du gamer, je joue ici sur les attentes du spectateur ou de la spectatrice qui se ré-ancre dans des postures plus contemplatives du jeu vidéo.

 

Floryan Varennes, Mirari 2022 – Vidéo HD numérique 16/9 de 4’08 – réalisée avec la collaboration d’Imogen Davey et Hariet Davey. Courtesy Maëlle Galerie, capture d’écran.

*En 2021 pour multiplier par cinq sa surface d’exposition la Maëlle galerie s’installe à KOMUNUMA, aux côtés d’autres belles enseignes dédiées à la création contemporaine, du Frac Ile de France et de la Fondation Fiminco à Romainville.

Compléments d’information> Floryan Varennes, Hypersensibilité, solo show du 05/07/2022 au 16/07/2022, de 14h00 à 18h00 à la Maëlle Galerie, KOMUNUMA, 29 rue de la commune de Paris, Romainville/Grand Paris.

Expositions collectives en cours> Retrograde à la Galerie du Monde à Hong Kong du 16/06/2022 au 13/08/2022 – Commissaire Cusson Cheng. Neo-Rising à la Polansky Galerie à Prague du 02/06/2022 au 16/07/2022 Commissaire Monika Čejková.

Visuel d’ouverture> Floryan Varennes, Matriarche 2022, détail – muselières, tubes médicaux, pvc médical, attaches en inox, rivets, anneaux, instruments médicaux. ©Photo Yohan Gozard. Courtesy Maëlle Galerie

 

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