Faire converger les luttes par souci de l’autre

Développant depuis près de 30 ans une programmation pluridisciplinaire ancrée dans l’expérimentation et faisant la part belle à la performance, le Centre d’art de la Ferme du Buisson, à Noisiel (77), n’aime rien tant que favoriser le dialogue entre l’art contemporain et le théâtre, la danse, le cinéma, ou encore les sciences sociales. Dans le cadre d’une saison placée sous le signe d’une réflexion approfondie autour de la notion du care – issue des théories féministes anglo-saxonnes développées dans les années 1980, elle peut se traduire par le fait de « prendre soin » ou de « se soucier de l’autre » –, il présente actuellement Take Care, une exposition coproduite avec le Centre d’art Blackwood Gallery de Toronto qui réunit, de manière inédite en France, les travaux d’une dizaine d’artistes d’origine canadienne, autochtone, britannique ou kenyane. « En autopsiant la crise du soin et ses fondements, Take Care combat à la fois le manque de visibilité du care sur la scène culturelle et l’extractivisme dominant qu’il subit, explique Christine Shaw, directrice du Centre d’art canadien Blackwood Gallery et commissaire de l’exposition. C’est à ce penchant à considérer le care et la nature comme des ressources inépuisables que le titre de ce projet fait référence. Par ailleurs, s’il a pour objectif de revaloriser le care, le projet n’en fait pas pour autant une panacée ou une solution : le care implique des relations de pouvoir qui mêlent bienveillance et contrôle, empathie et épuisement, dépendance et interdépendance, intime et systémique, responsabilités et obligations. »

In Love and Struggle: A Visual Timeline of Caregiving / Care Work in Canada, Kwentong Bayan Collective, 2017.

« Se sentir concerné », « importer à quelqu’un », « avoir de l’affection », « soin », « attention », « précaution », « souci », « inquiétude », « charge », « entretien », etc. A la fois verbe et substantif, « care » est un petit mot anglais dont la richesse sémantique fait parfaitement écho à la complexité d’une notion qui s’inscrit tant dans le champ de la médecine et du travail, que dans celui de la politique, du social, de l’économie, de la philosophie ou encore de l’écologie, ainsi qu’à la pluralité des formes revêtues par la crise en la matière que traversent nos sociétés actuelles. « Le soin ne va pas de soi, rappelle Julie Pellegrin, directrice du centre d’art de la Ferme du Buisson. Et si l’on fait face à une crise que l’on peut considérer comme mondiale, elle s’exprime évidemment de diverses manières en fonction des pays. C’était important pour moi de proposer ces perspectives différentes, en l’occurrence venues du Canada et de Grande-Bretagne, car il est parfois bien plus intéressant d’effectuer un pas de côté pour aborder certaines de nos propres questions, de s’emparer d’outils dont on n’a pas l’habitude pour appréhender nos situations singulières. » Ainsi, une danse ancestrale du Groenland, mise à l’honneur dans un travail vidéo signé Laakkuluk Williamson Bathory (My body, the land and the ice, 2016 – notre photo d’ouverture), vient par exemple proposer une autre relation à l’écologie, tandis qu’un focus sur la diaspora philippine, essentielle dans le secteur de l’aide à domicile au Canada, orchestré par le collectif Kwentong Bayan sous la forme d’une frise chronologique alliant dessin, données historiques et témoignages (In Love and Struggle: A Visual Timeline of Caregiving / Care Work in Canada, 2017), renvoie à des questions migratoires et/ou étroitement liées à la colonisation partagées par nombre de nations et populations à travers le monde. A noter une seconde œuvre ayant pour thème l’immigration philippine : Lumapit Sa Akin, Paraiso (2016) est une vidéo signée de l’artiste d’origine philippino-canadienne Stephanie Comilang qui, oscillant entre documentaire et fiction, s’intéresse à l’habitude prise par les employées de maison philippines, vivant à Hong Kong cette fois, de se retrouver chaque dimanche, au cœur du quartier financier, pour transformer l’espace public en lieu de soins éphémère où manger, se détendre, prier, danser, se coiffer ou se faire les ongles… Au-dessus d’elles, un drone, baptisé Paraiso (Paradis), s’applique à enregistrer leurs voix, photos et messages pour les transmettre à leur pays natal.

Périmètre de la prison de la Santé avec clôture de sécurité en plastique orange (797,35 mètres) et murs bleus de pénitencier, Sheena Hoszko, 2019.

Retour en France, dans la première salle d’exposition, où Sheena Hoszko, dont la démarche artistique est indissociable d’un militantisme anti-prison, présente le fruit d’un travail mené durant trois mois de résidence, entre janvier et mars derniers, à la Ferme du Buisson, rythmée par une série de visites et de rencontres avec des personnes impliquées dans des actions de soin en lien avec des établissements pénitentiaires, des centres de détentions pour migrants et des institutions psychiatriques. Elle s’est plus particulièrement intéressée à la rénovation de la prison de la Santé, dont elle a arpenté le périmètre, près de 800 mètres, avant de traduire la distance parcourue en longueur de clôture de sécurité ; celle, orange, que l’on retrouve habituellement sur les chantiers et qui est ici soigneusement enroulée autour des colonnes de la salle d’exposition. Les murs, elle les a peints d’un bleu évoquant la couleur des uniformes du personnel pénitentiaire. « Les prisons sont des espaces créés par la société pour des personnes ne “méritant” pas de soins, elles sont surtout peuplées de gens victimes de la pauvreté, du racisme ou ayant des problèmes de santé mentale et ne sont pas, à mon sens, une solution », affirme-t-elle tout en soulignant le fait qu’en France, l’Etat ne cherche pas à s’interroger sur les raisons pour lesquelles les gens sont incarcérés – à la différence du Canada qui tient des statistiques précises –, participant ainsi à les « effacer » d’autant plus de la société tandis qu’il s’applique à tenter d’améliorer les conditions de vie pour accueillir une surpopulation chronique. « Je ne cherche pas à faire du beau, ni à pousser à ressentir ce que c’est d’être en prison, mais à susciter une forme de choc. Il s’agit aussi pour moi de participer à une forme d’action éducative, d’inviter le public à réfléchir au thème de la prison. »

Under/Valued Energetic Economy (détail), Raju Rage, 2018-2019.

Une dimension pédagogique de l’art que l’on retrouve également dans le travail de Raju Rage, artiste d’origine kenyane et vivant à Londres. Dans un espace organisé autour d’une grande table de cuisine sur laquelle est disposé un ensemble d’outils (diagramme imprimé, photographies, livres, etc.), Raju Rage invite au débat, à l’échange, à la réflexion collective autour de ses interrogations, de ses opinions, mais également de ses revendications en tant que personnalité non-binaire, afin de « forger une survie créative ». Le titre de ce work in progress, Under/Valued Energetic Economy, s’inspire des écrits de la professeure et théoricienne féministe Alexis Pauline Gumbs. « Je m’intéresse à ce que cela veut dire d’être genré, “racisé”, aux économies non financières, aux savoir, à la manière dont on valorise ou dévalorise certaines connaissances, dont on en prend soin ou pas, précise l’artiste. Je réalise dans ce cadre une forme d’archivage alternatif, fait de documents divers, de vidéos, de livres, d’entretiens avec d’autres artistes qui sont autant d’ajouts de perspectives et points de vue différents sur la crise du soin. »

The Interval and the Instant, Steven Eastwood, 2018.

A travers ses projets, le plasticien et cinéaste britannique Steven Eastwood s’appuie lui aussi sur la rencontre et l’échange, le plus souvent en milieu hospitalier, pour aborder le rapport de soin, d’attention, de sollicitude entre soignants et soignés, aidants et aidés. The Interval and the Instant est une installation vidéo, proposée ici sous la forme d’un triptyque monumental, créée en 2018 suite à un appel à projet pour lequel l’artiste avait entrepris de filmer la fin de vie (sur une année) d’Alan, Jamie, Mary et Roy, quatre patients admis en soins palliatifs à l’Earl Mountbatten Hospice de Newport, sur l’île de Wight. « J’ai travaillé selon le concept du documentaire, traitant plusieurs temporalités et situations à la fois, avec pour idée initiale d’interroger notre société sur ce qu’on est censé faire, ce qui est “approprié” par rapport à la mort. » Les images, à la fois terribles et très belles, effrayantes et empreintes d’une grande tendresse, brisent ni plus ni moins le tabou qui leur est inhérent : témoigner de la mort. « On parle beaucoup de voyeurisme, de choses qu’il ne faut pas montrer, mais je pense qu’on devrait vraiment réfléchir à ce que l’on choisit de ne pas voir », glisse simplement Steven Eastwood. La question du corps, dont le cinéaste souligne entre autres le caractère périssable, traverse largement les œuvres présentées dans l’exposition.

My body, the land and the ice, Laakkuluk Williamson Bathory, 2016.

Chez Jeneen Frei Njootli, il devient même part intégrante de l’œuvre, l’artiste membre de la première Nation autochtone Gwitchin Vuntut ayant par exemple imprimé à même sa peau, par simple pression, des motifs de broderies perlées traditionnelles, réalisées par sa grand-mère, avant d’en faire un grand tirage photographique mural (Knowledge Transference III, 1985-2019). Image par la suite réduite en lambeaux, au cours d’une performance sonore exécutée début mai, à l’aide d’un grattoir à peaux habituellement utilisé pour travailler celles des caribous, animaux au destin indissociable de celui de sa communauté. Pour Jeneen Frei Njootli comme pour Laakkuluk Williamson Bathory, qui met elle aussi son corps en jeu lors d’une performance filmée d’uaajeerneg, une danse du masque groenlandaise, l’art est un moyen de mettre en lumière leurs territoires et cultures autochtones respectifs, tout en se réappropriant leur histoire, trop souvent laissée à l’interprétation de personnes extérieures, pour ne pas dire longtemps confisquée par les anciens colonisateurs.

Muscle Panic, Hazel Meyer, 2015-2019.

Avec son installation Muscle Panic, la Canadienne Hazel Mayer entend quant à elle bousculer nos suppositions – et a priori ? – relatives au genre et au corps, en particulier en ce qui concerne le sport. Sur un échafaudage se dressant à plusieurs mètres de haut au cœur de la salle d’exposition, sont accrochés ça et là des blousons, maillots, fanions, élastiques et autres objets que des performeurs seront invités à utiliser. « J’utilise beaucoup le concept du world-making, très répandu dans la communauté queer aux Etats-Unis et au Canada et qui signifie littéralement “fabriquer un monde”. A partir du moment où vous êtes dans un corps, une race, un genre qui ne vous semblent pas convenir, l’environnement dans lequel vous évoluez va être plutôt hostile. Il s’agit donc d’essayer de créer un monde qui soit plus adapté. » Hazel Meyer utilise le sport et l’athlétisme pour essayer de générer ces mondes-là. « Je m’intéresse à comment la sueur, le mouvement et le désir peuvent être considérés comme des éléments nécessaires au changement, reprend la jeune femme. Les membres de la communauté queer font du sport depuis très longtemps, mais n’ont jamais été reconnus comme tels – on est femme ou homme dans les milieux sportifs – ; il s’agit aussi de leur réinventer une forme de passé, voire de présent, qui n’existent pas… » L’installation Muscle Panic sera le théâtre d’une performance, ce samedi 25 mai, dans le cadre de la quatrième édition du rendez-vous annuel Performance Day, qu’accueille la Ferme du Buisson*. « Cinq performeurs seront présents. Ils ont tous en commun d’appartenir à la communauté LGBT, mais ne sont ni professionnels, ni athlètes. » A leur disposition, un petit guide contenant un certain nombre de chorégraphies, sans aucune obligation de s’y conformer. A l’étage du centre d’art, une seconde œuvre, co-signée avec Cait McKinney, témoigne d’une autre forme d’engagement de l’artiste : Tools for the Feminist Present prend la forme d’un panneau perforé reproduit sur papier, auquel sont « suspendus » divers outils destinés à défendre la cause féministe, tels des « ciseaux de la persistance », un « casque du refus », ou une « disquette anti-obsolescence des aînées féministes ». « Il reste des espaces ouverts pour des outils que nous espérons abriter ou que nous n’avons pas encore imaginés », glisse l’artiste dans un sourire. Entremêlant art et activisme, les recherches réunies dans le projet Take Care viennent ainsi questionner des sujets aussi divers que la précarité du travail, les institutions médicales et carcérales, le corps, la différence, l’identité, les migrations ou encore notre rapport à l’environnement. Et l’appréhension de la notion de soin de devenir le point nodal d’une multitude d’actions, de luttes, de visions d’un monde et d’un avenir communs.

De gauche à droite : Tools for the Feminist Present (détail), Hazel Meyer et Cait McKinney, 2016, et Lumapit Sa Akin, Paraiso (Viens me voir Paradis), Stephanie Comilang, 2016.

* Organisée en 2019 autour du soin, de l’attention et de l’inclusion comme principes actifs de décloisonnement des genres – entre sport, danse, lecture et théâtre, entre féminin et masculin, entre humain et non-humain, entre corps et environnement –, la journée verra l’intervention d’artistes venus d’horizons artistiques et géographiques très divers : Tery Arnold, Jane Zingale, Hugues Decointet, Emilie Renard, Béatrice Balcou, Hedwige Houben, Christophe Lemaitre, Hazel Mayer, Frédéric Nauczyciel, Lisa Revlon, Catalina Insignares, Carolina Mendonça.

Contacts

Take Care, jusqu’au 21 juillet à la Ferme du Buisson, à Noisiel.
Le site de la Blackwood Gallery : http://blackwoodgallery.ca.

Crédits photos

Image d’ouverture : My body, the land and the ice (détail), 2016 © Laakkuluk Williamson Bathory, photo S. Deman – In Love and Struggle: A Visual Timeline of Caregiving / Care Work in Canada © Kwentong Bayan Collective, photo S. Deman – Périmètre de la prison de la Santé avec clôture de sécurité en plastique orange (797,35 mètres) et murs bleus de pénitencier © Sheena Hoszko, photo S. Deman – Under/Valued Energetic Economy © Raju Rage, photo S. Deman – The Interval and the Instant © Steven Eastwood, photo S. Deman – My body, the land and the ice © Laakkuluk Williamson Bathory, photo S. Deman – Muscle Panic © Hazel Meyer, photo S. Deman – Tools for the Feminist Present  © Hazel Meyer et Cait McKinney, photo S. Deman – Lumapit Sa Akin © Stephanie Comilang, photo S. Deman

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