Jusqu’au 8 février, la Galerie Jeanne Bucher Jaeger, à Paris, accueille Origines, une rétrospective de l’artiste franco-allemande Evi Keller. D’une œuvre à l’autre, matière et lumière se conjuguent pour révéler l’osmose des éléments primordiaux.
Depuis une vingtaine d’années, Evi Keller intitule l’ensemble de ces œuvres Matière-Lumière. Mais ce titre nomme aussi un cheminement animé par le désir de retour vers les origines. « La création a pour condition sine qua non la Création » (1), affirmait l’écrivain George Steiner. Pourrions-nous voir alors les transformations des matières engagées par Evi Keller, comme des réduplications de l’instant zéro ? Quoi qu’il en soit, l’exposition à la Galerie Jeanne Bucher Jaeger ouvre un questionnement sur les cosmogonies nouvelles. Le titre Origines s’impose à l’artiste comme une évidence. Il incarne la tentative d’approcher, par l’art, le moment originel. Promesse d’un possible retour à la source. En mettant en scène les transformations continues d’une matière illuminée, les œuvres de Keller incitent à la méditation ; une réconciliation avec la lenteur des rythmes naturels et l’introspection. N’est-ce pas là, une porte ouverte vers les processus du dedans en résonance avec les forces du dehors ?
Lorsque nous franchissons la porte de la Galerie Jeanne Bucher Jaeger, une œuvre monumentale nous accueille. Si cette pièce impressionne d’emblée par sa taille, elle incarne avant tout la rencontre audacieuse entre l’eau et le feu, deux éléments fondamentaux qui traversent le travail d’Evi Keller depuis son enfance. L’œuvre se manifeste dans l’espace comme une éruption volcanique bleue ou une eau primordiale qui surgit de la matière et rend perceptible la lumière. « Le bleu d’Evi Keller n’est pas le bleu de l’océan. Aucun corps ne s’y baigne. Il est immense – chœur de formes et de lumières… », écrit le critique d’art et écrivain Olivier Kaeppelin. Approcher les pulsations de ce « cœur de formes et de lumières », c’est avant tout poursuivre une quête intérieure : « Je cherche à matérialiser la lumière et à spiritualiser la matière », confie l’artiste. Pour y parvenir, Evi Keller dialogue avec les forces invisibles qui agitent les éléments primordiaux. Avec Matière-Lumière, l’eau, l’air, le feu et la terre, nous apparaissent, comme des principes actifs d’une cosmogonie intuitive.
Ces principes se retrouvent au cœur même du processus créatif de l’artiste. Evi Keller, appréhende chaque œuvre comme une situation ouverte dans le temps. Souvent laissées en pause durant des mois, voire des années, parfois même littéralement enterrées, les œuvres finissent par décider pour elles-mêmes leur finalité spatio-temporelle. De ce point de vue, elles acquièrent une certaine autonomie, comme s’il s’agissait de phénomènes naturels évoluant dans l’espace-temps du monde. Parvenir à spiritualiser la matière exige de s’engager dans une traversée lente. Pour l’artiste, il s’agit de faire silence, d’atteindre un état d’être permettant d’accueillir l’instant fugace. Evi Keller confie à ce propos : « Quand je travaille, je ne sais jamais en avance ce que je vais réaliser. Il s’agit de me vider, d’éteindre tout ce qui me connecte au monde extérieur, pour accueillir ce qui se manifeste dans l’instant. » Ce rassemblement de l’être en son centre, et ici la condition sine qua non pour réussir à spiritualiser la matière et à matérialiser la lumière. Mais cette quête ne peut se faire au-delà du corps de l’artiste, au-delà du geste.
Ainsi, Evi Keller élabore ses œuvres souvent à même le sol ; elles sont ensuite levées, observées, puis replacées. Ces déplacements de l’œuvre entre le haut et le bas, entre terre et ciel, font écho à la célèbre formule alchimique attribuée à Hermès Trismégiste « ce qui est en haut (le macrocosme) est comme ce qui est en bas (le microcosme) ». Peindre, effacer, gratter, ajouter des couches, métamorphoser la matière, revient pour l’artiste à questionner l’ordre du monde. « Qu’un poète regarde au télescope ou au microscope, il voit toujours la même chose » (2),nous dit Bachelard. L’artiste le prend au mot. Chaque œuvre Matière-Lumière est une porte ouverte vers un monde de correspondances entre microcosme et macrocosme. En approchant la matière dans son intimité organique, elle se dévoile comme une structure quasi-cellulaire. C’est aussi par ce rapprochement extrême, par la fascination du plus petit, que l’artiste parvient à faire émerger une fenêtre ouvrant sur l’infiniment grand.
À l’image des brouillards de Turner, les œuvres d’Evi Keller semblent souvent comme éclairées du dedans. D’où vient cette lumière ? Quel est le secret de cette sensation étrange qui relève presque d’une illusion d’optique ? En jouant avec des palettes sombres et des traces lumineuses, l’artiste nous invite à percevoir, c’est-à-dire littéralement de percer pour voir, une source lumineuse jaillissante des profondeurs de la matière. Cette rencontre originaire entre matière et lumière nous entraîne dans un questionnement quasi-métaphasique : l’origine de la matière, n’est-elle pas la lumière elle-même ? Ou bien est-ce l’inverse ? Le cheminement de Keller, caresse l’idée de l’inséparabilité. Le trait d’union, entre les mots Matière et Lumière prend alors tous sons sens : il incarne l’entre-deux, à l’image de la figure du pont qui relie et sépare en même temps. L’œuvre d’Evi Keller se tisse dans cet entre-deux originel. N’est-ce pas aussi grâce à ce trait d’union entre Matière et Lumière que nous pourrions faire l’expérience du monde ?
(1) Georges Steiner, Réelles présences, Paris, Éd. Gallimard, 1990, p. 241.
(2) Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, réédition collection « Quadrige », 1989, p. 159.
Infos pratiques> Evi Keller-Origines, du 21 septembre 2024 au 8 février 2025, Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Espace Marais, Paris. Site de l’artiste.
Image d’ouverture> Evi Keller, dans l’exposition Origines. ©Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne