À l’occasion du 70e anniversaire du plasticien bulgare Stanislav Pamukchiev, la Galerie de l’Union des artistes visuels bulgares (SBH), Shipka 6, à Sofia, a présenté en avril dernier l’exposition Trajectoires parallèles. L’intention de son commissaire Peter Tchanev était de faire dialoguer, au sein d’un même espace, des catégories expressives très différentes. Ainsi, la peinture figurative, le dessin, l’installation vidéo et la sculpture dans un « champ élargi »(1) ont cohabité comme autant de trajectoires parallèles d’une même énergie artistique.
Lorsque nous franchissons la porte de la galerie Shipka 6, nous plongeons dans la pénombre d’un lieu mystérieux. Immergé dans un espace intime, le regardeur est saisi par l’appel des pièces éclairées, comme s’il s’agissait d’indices lumineux. Stanislav Pamukchiev incite les spectateurs à l’errance dans l’abime d’un inconnu. Face à la toile monumentale Procession, ce sentiment s’accroît. Des personnages, représentés sur toute la largeur du tableau, semblent déambuler au cœur des tempêtes. De quel rituel s’agit-il ? Nous ne le savons pas. Perdus dans la résistance du paysage (2), ces présences humaines évoquent étrangement celles des arbres. À l’instar de ces derniers qui recherchent la lumière solaire pour grandir, les personnages des toiles de Pamukchiev sont à la recherche d’un chemin éclairé. Ils marchent vers l’horizon du paysage, qui, par définition, ne se s’atteint jamais. Ce sont des êtres de passage. S’il s’agit manifestement d’une peinture humaniste, elle n’est pas pour autant anthropocentrique. L’humain n’est ici qu’une matière vivante parmi les autres vivants, une parcelle de nature. S’il disparaît souvent dans le paysage naturel, ce dernier poursuit ces métamorphoses. Il est un continuum.
Plus encore, nous pourrions considérer le paysage dans la peinture de Stanislav Pamukchiev comme un « personnage » en soi. Ses états évoluent à travers des toiles en relief. De ce point de vue, nous pourrions trouver certaines convergences avec la peinture d’Anselm Kiefer qui se lie également aux éléments de la nature : à la terre, à l’argile, au sable, aux cendres, au plomb, à la forêt, au ciel, etc. D’une peinture à l’autre, les présences humaines de Pamukchiev sont envisagées comme un lieu de transformation des éléments naturels. Elles semblent être traversées par le vent tourbillonnant. « Toutes les phases du vent ont leur psychologie. Le vent s’excite et se décourage. Il crie et il se plaint. Il passe de la violence à la détresse… », écrit Gaston Bachelard (3). L’être humain apparaît dans l’univers de l’artiste, comme un centre sensible en relation dynamique avec les rythmes naturels. L’ouragan, la pluie, la tempête, le vent, la terre, le feu, l’eau, le monde végétal prennent chair en tant qu’états de passage psychologiques, sensations et métamorphoses intérieures. Ici, la nature tisse l’humain de l’intérieur, elle le traverse et le dépasse… Il s’agit d’explorer la vitalité de son rythme perpétuel. Une tentative de rendre compte de l’instabilité liée à la condition humaine. Quelle soit intérieure ou liée à l’environnement naturel, cette instabilité ontologique semble être aussi à l’origine du trait vif de l’artiste. Quel lien assemble cette peinture figurative avec les installations in situ ? Au-delà du rapport à la matière brute et au champ chromatique des « couleurs de la terre », ce qui réunit toutes les catégories expressives de Stanislav Pamukchiev, c’est l’idée obsessionnelle du passage.
Comme son titre le laisse deviner, l’installation Passages ne fait pas exception. Elle donne à voir des formes creuses suspendues au plafond. Il s’agit de « conduites de vie géantes » ; celles-ci peuvent évoquer aussi bien les vaisseaux sanguins humains, que les cellules végétales devenus passages pour laisser passer la lumière. Le regard ne peut pas ne pas percevoir, – c’est-à-dire littéralement « percer » pour « voir » –, l’abime sombre de leurs ouvertures. Des portes d’entrée pour s’y perdre ? Ces Passages ont-t-ils une visée précise ? Flottants et fragiles, ils semblent exister plutôt en soi et pour soi. Promesse du présent ou souvenir lointain des chemins de traverse, ces Passages peuvent appartenir à la fois au passé et au futur. Ils indiquent des directions, de possibles temporalités corsées selon l’intention du regardeur.
L’installation Escaliers interroge, quant à elle, autrement l’idée du passage. Comment pourrait-on considérer en effet, comme simple moyen d’accès un élément architectural aussi paradoxal que l’escalier ? Lieu de montée et de descente, il incarne, par définition, la symbolique du passage. Comme en apesanteur, les Escaliers de Stanislav Pamukchiev cristallisent à eux seuls de possibles directions de passage. Là encore, nous sommes face à une « conduite de vie », par laquelle s’écoulent le flux et le reflux humain. Processus d’ascension ou de descente, les Escaliers cherchent à nous transporter vers d’insoupçonnées choix intérieurs. Si cette installation est propice à la méditation, ne cherche-t-elle pas à convoquer aussi l’éternel désir humain de progression ?
L’installation vidéo Champs transitoires, appelle également à l’immersion. Des formes mi-humaines, mi-végétales apparaissent à grande échelle de manière quasi fantomatique. Non sans rappeler les rituels vaudous, leur étrange danse lente effraie autant qu’elle fascine. L’artiste implique ses spectateurs dans un « chamanisme numérique ». Si ces figures humanoïdes sont d’abord des sculptures en plâtre et en terre cuite, avec Champs transitoires, elles se transforment en apparitions virtuelles. Présences et absences à la fois, ces apparitions fantomatiques, énoncent-elles la conscience d’habiter un monde qui se meurt et l’attente d’un monde qui ne parvient pas à advenir ? L’installation interroge ainsi le passage du matériel à l’immatériel, de la matière au mirage. Comme si les Champs transitoires de Stanislav Pamukchiev cherchaient à approcher un espace-temps de l’entre-deux. Un lieu de passage entre deux mondes, celui de la mort et celui de la vie.
(1) Les installations in situ de Stanislav Pamukchiev s’apparentent à ce que Rosalind Krauss appelait une « sculpture dans un champ élargi ». En effet, Krauss questionne les formes de sculpture apparues dans les années 1970 ; la notion de sculpture ne semble alors plus correspondre à ces nouvelles pratiques. Krauss s’appuie sur un système logique appelé « groupe de Klein » pour tenter de redéfinir la sculpture. Ce système est basé sur des oppositions. Par exemple, le paysage peut être défini comme non-architecture et l’architecture comme non-paysage. Chaque terme est en relation avec son opposé, l’ensemble forme un groupe de quatre termes : paysage, architecture, non-paysage et non-architecture. Les associations construites forment ce que Krauss désigne par « champ élargi ». Suivant cette analyse, nous pourrions définir par exemple certaines installations in situ de Pamukchiev comme une non-architecture. Rosalind Krauss, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 111-127.
(2) Allusion au titre du livre d’Alain Fleischer, La résistance du paysage, Editions Voix, Richard Meier, Elne, 2017.
(3) Gaston Bachelard, L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Librairie José Corti, 1943. 17eréimpression, Édition numérique réalisée le 22 octobre 2013 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec, 1990, p. 262.
Image d’ouverture> Stanislav Pamukchiev, Procession, 2022, huile sur toile, 200 x 270 cm. Vue de l’exposition Trajectoires parallèles à la galerie Shipka 6, Sofia, 2023.