Après l’Éclipse, exposition proposée par les Magasins Généraux jusqu’au 22 octobre, se veut lumineuse à plusieurs égards. D’abord, parce qu’elle entend mettre en lumière des récits et voix trop longtemps « éclipsées » du monde de l’art, encore souvent guidé par ses velléités institutionnelles. Et puis, aussi, parce qu’elle privilégie des signes, des messages qui irradient d’espoir, de chaleur humaine et de dynamiques collectives porteuses d’optimisme. Un élan rare dans ce même art contemporain qui s’est fait une spécialité de marchandiser la morosité et la souffrance d’autrui.
Sont ainsi réunies des œuvres souvent collectives, toujours impactantes, et débordantes de force, d’amour, de revendications… Ces bons sentiments assumés, sans édulcoration, ne sont plus à reléguer au placard des choses qui ne se disent pas ou qui n’intéressent personne, même si un grand nombre de zones d’ombre figurent encore au tableau. « On lève le voile d’invisibilité », annoncent d’une même voix les commissaires Anna Labouze et Keimis Henni.
L’une des singularités d’Après l’Éclipse est qu’elle s’accompagne d’une nouvelle naviguant entre documentaire et fiction, écrite par Horya Makhlouf. Celle-ci vise à mettre en récit l’une des entrées possibles pour aborder les œuvres des dix artistes exposés. Son titre, Ici commence votre nouvelle vie, fait explicitement référence aux politiques de « rénovation urbaine », ainsi appelées par les collectivités territoriales pour gommer l’autoritarisme des plans de relogement des populations pour la construction d’habitats neufs (et plus chers). De telles logiques ont été au cœur du renouveau culturel de la ville de Pantin, en Seine-Saint-Denis, où est aujourd’hui établi le centre d’art les Magasins Généraux, et bon nombre des artistes participants les ont vécues depuis leurs quartiers respectifs, de Paris à Marseille. Ces réalités problématiques, elles aussi, se font une place dans les travaux montrés.

Profusion de médias
Qu’essaie de nous dire les deux commissaires à travers Après l’Éclipse, si ce n’est que la jeunesse créative des milieux populaires est débordante : débordante d’idées, de désirs, d’influences, de talents… Elle déborde aussi des cadres, fait fi des frontières et normes imposées. On pense aux montages vidéos de Christelle Oyiri, aux installations multimédia de Seumboy Vrainom :€, ou encore aux bouts de textes façon slogans de Ndayé Kouagou, qui ponctuent par itérations la visite, en résonance avec d’autres œuvres. Il y a également des formes plus traditionnelles (peinture, vidéo, photographie, dessin), revisitées et égayées avec des références pop, propres à la nouvelle génération comme les mangas, la musique rap ou électronique et les réseaux sociaux.
Pour revenir sur le thème de la « rénovation urbaine » (toujours entre guillemets puisqu’il s’agit là du langage idiomatique utilisé par les administrations publiques) qui tenait à cœur à la critique d’art Horya Makhlouf, trois artistes abordent très frontalement la question. C’est d’abord Zine Andrieu, basé à Marseille et né en 1998 dans le quartier du Vignaud, en bordure de Périgueux. Dans des vidéos hybrides, entremêlant images d’archives, images filmées et design 3D (Un Monstre sans nom, 2023), l’artiste révèle la relégation des populations des classes sociales populaires dans des quartiers périphériques et leur exclusion des centres par une fiction qui tire sa matière du vécu. Partant du motif des trottinettes électriques, utilisées par les jeunes des quartiers pour se rendre en ville en un éclair, il imagine un monde où une milice anti-invasion aurait pris le contrôle des engins et surveillerait de près la circulation de ces corps indésirables dans le centre urbain. Zine Andrieu injecte des images de synthèse dans son récit et des bribes de fiction, comme s’il refusait de se soumettre au réel qui lui est hostile, à lui et à ses proches. L’art lui est utile pour reformuler l’existant, le réécrire à sa manière, et surtout par ses yeux.

Quant à Valentin Noujaïm, ce dernier s’attache à revenir sur l’histoire du Pacific club, une discothèque ouverte en 1979 dans les sous-sols de la Défense. L’endroit était réputé être le premier à accueillir les « Arabes de banlieue » nous dit l’artiste, notamment de la communauté queer, qui se faisaient claquer la porte au nez par les physionomistes partout ailleurs. Le réalisateur révèle comment des espaces de liberté naissent dans les interstices. C’est enfin Rayane Mcirdi qui donne à entendre, dans un plan fixe, l’histoire de la transformation progressive de son quartier d’enfance, les Mourinoux à Asnières-sur-Seine, et la gentrification à l’œuvre dans de nombreuses banlieues parisiennes narrées par ceux qui les subissent mais sans misérabilisme. Au contraire, ils portent au-devant de l’attention des mécanismes de solidarité porteurs d’espoir.
En faisant collectif et en unissant leurs créations multidisciplinaires comme les briques d’un grand édifice en construction, les jeunes artistes participant à Après l’Éclipse parviennent à renouer les fils d’une histoire jusque-là passée sous silence. Et en faisant collectif, entourés d’« alliés », c’est comme s’ils tiraient la force en eux-mêmes de replonger dans des épisodes intimes, parfois difficiles, pour les transcender en message radieux, témoignant que tout, de leur position, n’est pas perdu – ce n’est que le commencement (de leur destin, de leur succès, de leur réhabilitation, de la réhabilitation de leurs histoires et de leur place dans le monde).
Nouveaux peintres
Cette exposition a donc la particularité de présenter une famille d’artistes qui se connaissent, partagent des références et représentent une nouvelle scène, voire un mouvement. Ces artistes désiraient être montrés ensemble voire créer des œuvres collectivement : « C’est avant tout l’exposition d’un groupe, d’une famille qui évolue ensemble, souligne Keimis Henni, on va parler de la vie dans certains quartiers, de la diaspora, de l’histoire coloniale… » Ces voix peuvent compter et être entendues, c’est le message adressé par le lieu d’art.
Pour faire état de cette grande famille et des nouvelles formes qu’elle impulse, puisant dans des traditions existantes pour en faire un syncrétisme bien à eux, voici trois artistes peintres qui donnent la mesure de ce qui se joue. C’est-à-dire comment l’ancien, le classique peut être rejoué autrement. Ibrahim Meïté Sikely, Lassana Sarre et Neïla Czermak Ichti. Chez eux, il n’existe pas de hiérarchie entre les références ou les cultures. Toutes peuvent coexister. « Cela se ressent un peu comme un coup de poing dans certains travaux », conclut Anna Labouze.

Les archanges chimériques de Neïla Czermak Ichti
Peintre et dessinatrice, elle crée un monde peuplé de personnes de sa famille et de créatures mutantes. Celles-ci n’ont pas vocation à être effrayantes, elles sont représentées dans une certaine quiétude, en paix avec les univers qui composent leurs personnages (héros de comics, films d’horreur, souvenirs intimes et traumatismes, croyances de l’Islam, aspirations féministes…) On y croise des archanges chimériques, des scènes d’intérieur, une furie qui dévore, pour citer l’artiste, des « relous de la vie de tous les jours ». Autant de personnages retrouvés sous forme humaine et monstrueuse dans une grande installation composée de plusieurs panneaux. Il y a aussi des choses de l’ordre d’un appel à l’aide, des moments plus mélancoliques et compliqués, des tombes. En bref, tout ce qui compose la vie ancrée dans un quartier populaire et multiculturel. A Seine-Saint-Denis comme ailleurs.

Etats d’âme et gestes d’émancipation chez Lassana Sarre
Lassana Sarre est un peintre portraitiste qui s’inspire de son histoire personnelle sur la toile. Il questionne des postures qui sont aussi des sortes d’états d’âme, des conduites du corps très physiques donc, qui témoignent de vécus, d’oppressions incorporées mais aussi de gestes d’émancipation comme à travers son boxeur (Battling, 2022), symbole de force. Beaucoup de ses tableaux mélangent les figures (réelles, comme son frère jumeau, et inventées), et il y intègre chaque fois beaucoup de lui-même. « Ces personnages sont comme des infiltrés qui observeraient le cours de l’histoire », nous éclaire-t-il. Beaucoup semblent inachevés, pour signifier que quelque chose est en cours, qu’on est dans l’attente de voir advenir. Bien ou mal ? Positif ou négatif ? A l’avenir de le dire.

S’évader du réel avec Ibrahim Meïté Sikely
Dans le travail d’Ibrahim Meïté Sikely, la question de l’autobiographie est à son tour primordiale. Pour cela, l’artiste réfléchit beaucoup aux façons d’amener les représentations de son entourage dans la dignité et le respect, sans piller leur intimité. La série exposée ne comporte presque que des autoportraits réalisés sur cinq ans, comme des allers-retours entre son regard passé et actuel sur lui. Car même celle qui apparaît sous les traits de sa mère est plus que sa mère : « C’est une partie de moi », concède-t-il. Dans un tableau le représentant à 4 ans (Tête d’étoile, 2021), on le voit à l’âge où il n’avait pas encore quitté Marseille pour Pantin – dans ses souvenirs un « âge d’or », celui de l’enfance et de l’innocence. Ce portait évoque le film Akira qui est aussi un manga. Il questionne la nostalgie, et la notion de menace. « Quand on est petit, on est naïf mais on commence à subir le racisme malgré tout. À sentir cette présence sourde d’un danger ». Ibrahim Meïté Sikely confie son besoin de s’évader du réel, de son quartier, ce pour quoi on trouve beaucoup d’espaces vides dans ses œuvres, qui représentent à l’occasion des écrans noirs de game over – de fin de jeu vidéo –, des cieux ombrageux… reformulant ainsi ce qu’on appelle dans le monde pictural des lignes de fuite.
Contact> Après l’Éclipse, jusqu’au 22 octobre, Magasins Généraux, Pantin. De 14 h à 19 h. Entrée libre et gratuite.
Image d’ouverture> Installation picturale de Neïla Czermak Ichti. ©Photo Manon Schaefle.