Le 24Beaubourg profite de la semaine de l’art contemporain à Paris pour faire rayonner l’esprit de Leipzig dans la capitale française. En collaboration avec KracArt, la Galerie Philipp Anders et Saeite, le lieu propose aux amateurs d’art de découvrir la jeune garde de la création contemporaine de la ville allemande réputée pour son haut potentiel culturel. Si aucun des artistes de No Straight Lines n’a grandi à Leipzig, tous renouvellent, avec la singularité de leur médium, le riche passé culturel de la ville allemande dans laquelle aujourd’hui ils développent leurs œuvres. En invitant différentes disciplines et nationalités – les danseurs, notamment, sont originaires de Suède, des Philippines et du Brésil –, l’événement veut témoigner d’un dynamisme qui transcende les frontières entre les arts. L’exposition vise précisément à montrer combien la peinture n’est pas seule à faire briller l’horizon artistique de Leipzig, tout en en restant le cœur battant !
Peindre après. Après le Traité de Paris (1947). Après l’École de Leipzig. Après la chute du Mur de Berlin (1989). Après la Nouvelle école de Leipzig. Tel est le défi de ceux qui aujourd’hui viennent exposer à Paris. Emmenés par Gustav Sonntag, Kathrin Thiele, Sebastian Hosu et Rachel von Morgenstern suivent l’exemple de leurs prestigieux aînés et portent en France la voix d’une jeune peinture qui endosse son histoire et s’en émancipe dans un même élan.
L’histoire picturale de Leipzig est profondément marquée par son Académie des beaux-arts, la Hochschule für Grafik und Buchkunst (HGB), l’une des plus anciennes écoles d’art d’Europe. Fondée en 1764, l’institution n’a cessé de former des artistes de renom et de promouvoir une approche rigoureuse de l’art. Refuge pour la liberté d’expression artistique même sous le régime est-allemand, elle est un espace d’exploration pour ceux que les voies alternatives tentent, sans pour autant renoncer à une formation technique solide. Terreau fertile, elle est au cœur du réacteur artistique de la ville.
Mais un petit tour dans la machine à remonter le temps s’impose. Nous sommes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et Leipzig se réveille à l’Est. Un mur sépare désormais l’Europe. Réputée pour son université, son centre d’édition, et avoir su retenir Bach jusqu’à sa mort, la très culturelle Leipzig doit se plier aux règles du communisme. Sans surprise, c’est à l’Académie des beaux-arts qu’une forme de résistance s’organise. Nous sommes désormais dans les années 1960-1970, l’École de Leipzig a décidé de se faire un nom. Tout en répondant aux exigences du réalisme socialiste, des artistes, comme Bernhard Heisig, Wolfgang Mattheuer, Gerhard Kurt Müller et Werner Tübke, réussissent à établir une distance critique vis-à-vis du régime. Sous couvert d’un traitement réaliste, leurs scènes d’histoire déploient une charge symbolique et une dimension allégorique propres à camoufler bien des discours subversifs. Et, devenus enseignants, ils s’empressent de former la relève.
1989, le Mur de Berlin cède. 1990, l’Allemagne se réunifie. Leipzig revient sur le devant de la scène et confirme le peintre Arno Rink en tant que directeur de la HGB. Également professeur, il sera très influent. La nouvelle génération de peintres, non seulement ne renonce pas au savoir-faire, mais se distingue par l’affirmation d’une peinture figurative alors même que l’art conceptuel et l’installation dominent partout ailleurs. Des figures comme Neo Rauch, Matthias Weischer et Tilo Baumgärtel fusionnent les styles, intègrent des influences surréalistes, expressionnistes, et même pop, tout en maintenant une rigueur technique. En 1999, le galeriste Gerd Harry Lybke prend le pari de présenter le travail de Neo Rauch à l’Armory Show de New York. Le monde de l’art s’emballe. Les critiques évoquent Chirico et Magritte, la palette de couleurs de l’artiste surprend. Les idées reçues sur le « bloc de l’Est » tombent.
Tous les regards se tournent alors vers Leipzig et plus précisément vers la Baumwollspinnerei, une ancienne filature de coton fermée en 1992, qui abrite l’atelier de Neo Rauch comme ceux de nombreux autres artistes. Le nouveau millénaire s’annonce bien et la renommée de la Nouvelle École de Leipzig (NEL) s’envole. Les amateurs d’art se pressent désormais dans l’ancienne usine, qui abrite aujourd’hui une centaine d’ateliers, une dizaine de galeries et espaces d’exposition. La NEL n’a pas fait qu’affoler le marché de l’art, elle a rouvert la voie de la peinture figurative. Neo Rauch est désormais une « légende » de l’art contemporain, presque un classique.

Alors, que faire quand on est peintre aujourd’hui à Leipzig ? L’exposition présentée au 24Beaubourg s’aventure à proposer une réponse plurielle. Si l’on cherche à ordonner cette présentation et au-delà de la découverte de singularités fortes, Gustav Sonntag est celui qui endosse avec le plus de fermeté l’héritage de la Nouvelle École de Leipzig. Des scènes de vie ordinaire extraites d’un chaos quotidien arrêtent le regard. Tantôt usant du plan large, tantôt du plan serré, le peintre livre un récit fragmenté, décousu avec une volonté évidente de créer une narration illisible et foisonnante, projetant sur la toile un espace social éclaté aux logiques brisées. Procédant par collage, sorte de cadavre exquis de situations et de formes, Sonntag donne à voir une société du télescopage. Dans un flux incessant, situations et images entrent en collision. Les scènes se succèdent comme autant d’actions individuelles, sans liens les unes aux autres. Elles existent côte à côté, réunies par la seule volonté du peintre. Avec une grande maîtrise, tout en jouant la spontanéité du geste, il explore une foultitude d’effets visuels qui tordent l’espace-temps de la toile. Avec Sonntag, la peinture est première. Elle se sert de l’époque, plonge dans ses individualismes et ses contradictions, et en dresse un tableau aux fulgurantes accélérations.

Kathrin Thiele résout l’équation différemment. Sa peinture flirte avec une abstraction aux évocations scientifiques. Ses formidables Astraphobia flottent dans un espace aux couleurs irréelles. Tels des animaux-plantes, elles colonisent un monde d’après à l’atmosphère envoûtante et vénéneuse. Chacune d’elles porte un nom : celui d’un personnage de film ou de roman qui s’éloigne des chemins rebattus jusqu’à choisir l’inconnu au risque de s’y perdre. Métaphore peut-être de la pratique picturale exploratoire de l’artiste. L’utilisation de peinture acrylique et de vernis lui permet d’imposer des formes ciselées dans un fond au geste plus libre, au mouvement moins contenu. Sur le verre, la dynamique s’accélère et la peinture s’éloigne de la forme réfléchie pour laisser s’exprimer le rythme de la main : explosions de couleurs comme autant d’étoiles dans le cosmos. La lumière, qui sourd des profondeurs du tableau (réalisé en collaboration avec Steffen Woyth), aimante le regard. Habitées par une puissance stellaire, les formes y expriment la frénésie de l’univers. Par moment, l’œil croit reconnaître un oiseau, un insecte… comme quand il identifie un scorpion, un taureau… dans le ciel d’une nuit étoilée. Mais le sujet, né de couleurs pulvérisées et grattées, parfois cernées de noir, s’efface pour ne laisser passer qu’une énergie. Thiele en saisit un état sans pour autant jamais le fixer.

A cette volonté de courtiser l’invisible, Sebastian Hosu préfère s’astreindre à dompter la matière. Celle de la peinture, qu’il étale, aplatit et mélange par endroits, et celle des corps, qu’il charge de mouvement, d’expression et de vitalité. Ses sportifs à la discipline à peine reconnaissable sont interceptés en plein élan. Le ballet virtuose des pinceaux, racloirs, spatules et autres outils s’exécute dans les airs à un rythme endiablé. Les toiles de grands formats rapportent tant des mouvements amples et lents que des touches vives et rapides. La figure jaillit d’un répertoire de lignes plus ou moins épaisses, tourmentées, et réfléchies. De l’athlète, l’œil ne dégage pas tous les membres. Peu importe, la toile distille des sensations. Nous sommes au cœur de l’effort ou du lâcher prise. L’action éphémère par essence envahit la peinture lui offrant sa vigueur et son punch. Hosu ne choisit pas un camp pictural, il les agrège.

Tendues sur d’imposants cadres, les toiles translucides en polyester de Rachel von Morgenstern déploient un espace pastel et léger à l’instar de ceux que les pinceaux libèrent quand encore pleins de peinture l’enfant les nettoie dans l’eau. Formes évanescentes et apparitions colorées s’appuient sur une écriture noire et s’inscrivent malgré elles dans la géométrie des différents châssis qui les portent. Ces partitions étranges transforment la proposition en une succession de signes aux accents connus mais au phrasé inintelligible. Tel un jeu de mikado, les formes se tiennent entre elles. Tel un vocabulaire, elles incitent à la lecture. Tout se passe alors comme si un message émergeait à la surface de la matière et allait s’évanouir au premier détournement de regard. Le procédé utilisé par l’artiste empêche tout repentir. La première prise se doit d’être la bonne. En joueur de jazz maîtrisant ses standards, Rachel von Morgenstern mise sur l’improvisation pour les sublimer.
Tout juste diplômé de la Hochschule für Grafik und Buchkunst, Lorin Brockhaus est le plus jeune des artistes invités à célébrer l’esprit Leipzig. Ces installations sculpturales s’invitent dans l’espace tel un dessin en 3D. Imprimée sur un ruban de verre acrylique, une image sans début ni fin se déroule au gré d’une circonvolution énigmatique. Chaque figure à la drôle de géométrie est composée de plusieurs sections reliées entre elles en fonction de l’inspiration du moment ou d’un lieu. Le paysage de terre, de forêt ou de nuage se déroule, se renverse et s’échappe. Audacieuse et inventive, la série Starts, Routes, Loopings est à l’image de l’événement.
Venus de Leipzig à Paris, Gustav Sonntag, Kathrin Thiele, Sebastian Hosu, Rachel von Morgenstern et Lorin Brockhaus ne prétendent pas fonder un nouveau mouvement, seulement emprunter fièrement la voie ouverte par leurs aînés. Ils sont ceux qui créent après et prouvent que la peinture est une source inépuisable d’inspiration.

Infos pratiques> No Straight Lines, du 16 au 26 octobre 2024, vernissage le 18 octobre (13 h-23h), rencontre avec les artistes le 19 octobre, 13 h-19 h, 24Beaubourg, 24 rue Beaubourg 75003 Paris. Événement accompagné par Marie-Laure Desjardins, ArtsHebdoMédias.
Image d’ouverture> Ein Kommen und Gehen-scaled, 2024. ©Gustav Sonntag, courtesy Philipp Anders Gallery