Espace au pluriel

Le Guggenheim Bilbao propose actuellement une exposition originale sur le thème de l’espace. Inspiré par la collaboration entre le sculpteur basque Eduardo Chillida et le philosophe allemand Martin Heidegger, l’événement offre au regard plus d’une centaine d’œuvres d’artistes internationaux comme Olafur Eliasson, Isa Genzken, Pierre Huyghe, Richard Long, Bruce Nauman, Ernesto Neto ou Lee Ufan. Tant réflexion sur le dialogue établi par chaque œuvre avec son environnement que célébration de l’architecture hôte imaginée par Frank Gehry, ce voyage mène le visiteur de pièces au caractère muséal à des créations très contemporaines, de concepts pointus à l’évocation d’une vie extraterrestre. Son commissaire Manuel Cirauqui nous aide à maintenir le cap dans ce parcours à la fois savant et désarçonnant.

Language is a Virus from Outer Space, Agnieszka Kurant, 2007.

« L’espace est espace pour autant qu’il espace (essarte), libère le champ pour des alentours, des lieux et des chemins. Mais l’espace espace en tant qu’espace pour autant seulement que l’homme concède-et-aménage l’espace, accorde ce qui donne le champ-libre et s’y admet, s’y aménage et y aménage les choses, prenant ainsi en garde l’espace en tant qu’espace », énonce Martin Heidegger le 3 octobre 1964*. Ce jour-là, le philosophe allemand cite Aristote et Kant mais aussi Galilée et Newton. L’espace est envisagé tantôt comme « ce à quoi le sculpteur se confronte », tantôt comme « pure forme de l’intuition » ou comme « extension tridimensionnelle uniforme pour le mouvement de point de masse ». Pour tenter un raccourci incertain. Ce n’est que quelques années plus tard qu’Heidegger et le sculpteur Eduardo Chillida (1924-2002) entreprendront ensemble une réflexion sur le thème et noueront un dialogue qui les fera explorer les notions de lieu et de présence, ainsi que la relation entre l’art et la science. Un livre en sera témoin : L’art et l’espace. Titre qui s’offre aujourd’hui comme nom à l’exposition pensée par Manuel Cirauqui pour le Guggenheim de Bilbao. « L’idée est née quand nous avons réfléchi au programme du 20e anniversaire du musée. J’ai imaginé une proposition qui interrogerait les espaces eux-mêmes et la spatialité de l’art en lien avec l’architecture. Qu’est-ce que le bâtiment dicte aux œuvres ? Comment traduire sa dynamique spatiale dans un dialogue avec elles ? Et comment faire pour que ces dernières se parlent entre elles ? En étudiant les implications du discours sur l’espace dans l’histoire de la sculpture, et particulièrement la sculpture basque, le dialogue entre Heidegger et Chillida a retenu mon attention. Non seulement parce qu’il émane de deux personnalités importantes mais aussi parce qu’Heidegger a été invité à faire un geste plastique. » Dans les vitrines de la première salle, des pierres lithographiques témoignent du discours et de l’écriture du philosophe. Chacune d’elles ne transmet que peu de lignes. Installé au centre, le texte agit comme un écrit ancien. Pensées philosophiques ou formules magiques ? Les germanophones se prennent pour Champollion. Les autres rêvent. L’exposition démarre ainsi entre réflexion appuyée et imagination. Un fil qu’elle tend de salle en salle faisant de chaque visiteur un funambule.
« C’est à partir de cette référence que l’exposition se construit, par thème et par geste. Avec toujours l’idée qu’il n’y a pas d’œuvre montrée de façon individuelle. Toutes entretiennent diverses relations les unes avec les autres. Leur sélection s’est faite non seulement en s’intéressant aux œuvres historiques qui témoignent de la question de l’espace, mais aussi en proposant des réflexions très contemporaines comme celles d’Agnieszka Kurant, qui ont à voir avec la vitalité, le fantomatique, la spéculation », précise le commissaire. Pour Manuel Cirauqui, l’espace peut se concevoir comme un déploiement du réel, mais aussi comme la conséquence de faits virtuels ayant des répercussions sur l’environnement. Et d’évoquer à suivre le Wi-Fi, les transmissions satellitaires et aussi la physique quantique. Il explique que son exposition évoque les réflexions les plus élémentaires sur l’espace comme les plus complexes. Ce qui offre par endroit des représentations absconses et par d’autres des formes de vulgarisation scientifique, voire des approches plus populaires comme celles relevant de la science-fiction. Certaines œuvres majeures dissertent sur le plein et le vide, tandis que d’autres évoquent les trous noirs ou les objets interstellaires.

Couloir de lumière verte (Green Light Corridor), Bruce Nauman, 1970.

Les thèmes se succèdent et orientent. Après « De la reconnaissance à la remise en question de l’espace », qui autour d’une sélection de pièces signées Chillida met en évidence une multiplicité d’expressions abstraites et conceptuelles – citons entre autres Agostino Bonalumi (1935-2013), Lucio Fontana (1899-1968), Eva Hesse (1936-1970) et Jorge Oteiza (1908-2003) –, vient « L’ambiguïté du vide ». « L’intensification de la course à l’espace se produit en parallèle avec le développement du phénomène de la mondialisation. Du milieu des années 1970 jusqu’à l’ère numérique, débutant dans les années 1990, les propositions artistiques qui contestent la légitimité de l’abstraction prolifèrent sur les cinq continents. Il est difficile de savoir si parler d’une forme est parler du vide qui l’entoure et lui permet d’exister ; les œuvres ici rassemblées proposent un parcours en zigzag de l’ambiguïté élémentaire de l’espace », explique-t-on au musée. Trois pièces attirent particulièrement l’attention. Toute en tension et acier inoxydable, Suddenly, aux circonvolutions impeccables et aux extrémités peintes en rouge, est signée par le Brésilien Waltercio Caldas. A proximité l’une de l’autre, Untitled #767 de Prudencio Irazabal et Blick d’Isa Genzken sont engagées dans une conversation des contraires. La toile est aussi intensément chaude que la sculpture en béton est naturellement distante. La première irradie et attire alors que la seconde inquiète et interroge. Dans ce face-à-face de matières et de couleurs, l’espace commun est la profondeur. L’une et l’autre y cachent immanquablement quelque chose. « Ce que j’ai essayé de transmettre, c’est à quel point toute création possède une dimension sculpturale. Pour Chillida, c’est très important. Même avec le papier, il fait un travail de sculpteur. Toutes les peintures choisies pour l’exposition ont des implications tridimensionnelles. Même la toile de Rosenquist, avec ses deux panneaux réfléchissants qui la multiplient dans l’espace. C’était très important de montrer que la réflexion sur l’espace n’est pas une réflexion académique ou thématique, mais qu’elle naît de la confrontation des pièces entre elles, de leur mise en dialogue », insiste Manuel Cirauqui.
La salle suivante, intitulée « Mutations », est probablement une des plus ésotériques et des plus passionnantes du parcours. Au centre, Alyson Shotz présente Object for Reflection et non loin, au mur, Gravity Fold. L’installation, composée de drapés en aluminium et acier inoxydable, et le tableau, parcouru de fil de lin noir tendu à l’aide d’épingles, sont deux œuvres représentatives de la démarche de l’artiste américaine, qui aime à créer en tenant compte des propriétés physiques et évolutives de chaque environnement. Elle plie, froisse, déroule, tisse…, cherche à mettre en relation l’objet apparemment statique et les phénomènes en mouvement dont il procède en partie et qui l’entourent. Autant d’explorations de la gravité comme de la lumière qui provoquent de surprenante expériences sensorielles. A quelques mètres, les pièces d’Agnieszka Kurant sont comme autant d’énigmes offertes à l’étonnement. Trois météorites, noires comme de l’ébène, lévitent au-dessus d’un socle blanc. Dans le silence de cathédrale imposé par la monumentalité des lieux, Air Rights 2, 5, 6 n’ont aucun mal à s’exprimer. A droite, une plaque de cristal gravé est suspendue au-dessus du sol. Nous sommes le 15 août 1977, l’astrophysicien Jerry R. Ehman est à son poste de travail à l’université de l’Ohio quand le radiotélescope détecte un signal. 72 secondes qui emportent l’enthousiasme du scientifique. Non seulement, ce dernier entoure le passage qui pourrait être la restitution d’un signal interstellaire, mais il inscrit dans la marge l’exclamation « Wow ! », devenue depuis le nom du signal.
« Language is a Virus from Outer Space fait référence à cet événement. Nous avons à plusieurs reprises envoyé des messages dans l’espace, essayé de chercher d’autres civilisations. Et ce signal détecté en 1977 est la seule fois où nous avons reçu une réponse. Est-ce une aberration ? Ce qui est certain, c’est que la science a refusé d’accepter ce signe car il ne s’est jamais répété. Non considéré par la recherche scientifique, il n’en est pas moins entré dans l’espace du langage. La photo de cette impression a circulé autour du monde. Elle est aujourd’hui un mème devenu une sorte d’icône. Si personne n’a déchiffré ce message, les spéculations sont nombreuses. Peut-être a-t-il été envoyé par un être intelligent ? Est-ce un des nôtres qui nous revient transformé ? Avoir rejeté ce signal au prétexte qu’il ne s’est pas répété est un peu absurde au regard de l’histoire du monde. Qui peut estimer la durée acceptable entre chaque répétition ? Peut-être faudra-t-il attendre 100 ans pour recevoir le prochain ? Et peut-être qu’un jour quelqu’un saura le déchiffrer. Quand on a observé pour la première fois de l’écriture cunéiforme, personne n’en comprenait le sens. De nombreuses hypothèses courraient. Etait-ce des phrases magiques ? Religieuses ? En réalité, il s’agissait de choses très ordinaires comme le comptage d’un cheptel de vaches ! Le statut de cette écriture a changé. D’usuel, il est devenu extraordinaire et ensuite d’un intérêt purement scientifique. Cela m’intéresse de voir comment un objet peut être transformé par un changement dans la société, dans la connaissance », précise l’artiste polonaise qui partage son temps entre l’Europe et les Etats-Unis.

Gardien du temps (Timekeeper), Pierre Huyghe, 2002.

Impossible de quitter cette salle de mutations sans s’intéresser aux œuvres de Pierre Huyghe et Asier Mendizabal. La première, Agoramaquia, se montre déposée au sol alors qu’elle se dresse dans sa complétude ailleurs, tandis que la seconde, Timekeeper, creuse le mur jusqu’à l’os pour ainsi dire. A signaler à ce propos, la présence heureuse de plusieurs œuvres qui s’attaquent au mur et donc physiquement à la délimitation engendrée par l’architecture : citons Free-Space Path Loss de Nina Canell, Diagonal Section de Marcius Galan, Drain de Robert Gober et 36’’x 36’’ Removal to the Lathing or Support Wall of Plaster or Wallboard from a Wall de Lawrence Weiner. De salle en salle, ces œuvres au caractère minimal créent des correspondances sensibles et fines entre elles. Elles tissent un réseau non spectaculaire, mais essentiel, et rappellent combien la sobriété d’un geste artistique n’édulcore en rien son extraordinaire pouvoir de transformation.
« La percée comme métaphore de la pensée, la pensée percée… Le déploiement de l’exposition se fait par le biais de certaines questions qui émergent du discours d’Heidegger et de sa collaboration avec Chillida. Les thèmes proposés n’en sont pas vraiment, ce sont plutôt des légendes ou des idées qui survolent chaque salle en même temps que les dialogues s’établissent entre des concepts qui se répètent. Il y a des ritournelles : comme par exemple, la perforation. Non seulement, celle des espaces par l’œuvre mais aussi celle des œuvres elles-mêmes. Comment elles se vident ou comment elles se trouent. Citons aussi la suspension ainsi que la virtualité », commente le commissaire alors que le voyage dans L’art et l’espace n’en est même pas à la moitié.
Le parcours se poursuit avec « Entre les atomes » et l’hallucinante installation Cosmic Thing. La pièce de Damián Ortega donne le « la » de cette salle qui présente, autour des notions d’atomisation, d’expansion de la matière, d’interstitiel et d’infime, des artistes de plusieurs générations comme Nina Canell, María Elena González, Julie Mehretu, Damián Ortega ou James Rosenquist (1933-2017). « Le concept d’espace vide apparaît dans nombre de philosophies anciennes du monde entier. Celle qui a exercé la plus grande influence sur le développement de la science occidentale est probablement la doctrine de l’atomisme, défendue par les philosophes grecs Leucippe, Démocrite et Epicure. Grâce à eux apparaît dans l’imagination collective l’idée que les choses ne sont solides qu’en apparence, puisque toutes sont composées d’innombrables particules indivisibles ou atomes, séparées par du vide », précise le musée. Suit alors l’espace intitulé « Voyages immobiles » qui explore l’idée de déplacement. Deux pièces attirent particulièrement l’attention. La révolution très lunaire d’Olafur Eliasson, composition de 24 sphères de verre installées en cercle dans lesquelles se reflète plus ou moins l’environnement, et l’installation blanche et extensible d’Ernesto Neto tendue dans l’espace comme le repaire d’une araignée bienveillante. Plus loin, le cylindre et le parallélépipède noirs de Nobuo Sekine proposent une plongée dans le néant. Formes et matières sont à l’œuvre pour faire décoller l’imaginaire.
Le visiteur découvre maintenant l’espace intitulé « Lieux inépuisables ». Une atmosphère incomparable y règne, émanant assurément de l’extraordinaire Bilbao Circle de Richard Long et des toiles de l’incomparable Lee Ufan. A eux deux, ils emportent tout. Leurs œuvres s’ingénient à multiplier les chemins entre l’espace du corps et celui de l’esprit. Peut-être même pourrait-on écrire ce dernier mot au pluriel pour révéler la qualité magique de ces pièces au caractère spirituel. Leur symbolique, leur simplicité, leur rayonnement sont la conséquence d’une attention forcenée à l’âme de toutes choses. Elles pénètrent en nous et nous en elles comme par enchantement. Odes intemporelles à l’universel. Si l’on excepte l’atrium et quelques espaces extérieurs, où s’exposent notamment des sculptures d’Eduardo Chillida, il ne reste plus qu’à découvrir la salle intitulée « Du cadre au mur, l’espace fermé ». Baignée de lumière verte, elle accueille des œuvres de Peter Halley, Sol Lewitt (1928-2007), Robert Motherwell (1915-1991), Matt Mullican, Bruce Nauman et Ivan Navarro. Une fois encore, Manuel Cirauqui établit une conversation des plus foisonnantes tout en renouvelant les propositions plastiques. A retenir particulièrement, deux pièces signées par des artistes fins observateurs et critiques de la société et de ses codes : l’Untitled (World) de Mullican, qui vient s’inscrire dans un angle et se propose comme nouveau symbole pour un monde sous contrôle, et le Green Light Corridor (Couloir de lumière verte) de Nauman, qui invite chacun à le parcourir de l’intérieur, à se laisser attirer par sa source lumineuse, et l’oblige pour y parvenir à contraindre son corps, brimer sa liberté d’action. « La lumière a un rôle très fort dans l’exposition. Son souci a été constant. Si nous vivions à sa vitesse, il n’y aurait pas de mouvement. Nous verrions la totalité du monde et la totalité du temps », s’enthousiasme Manuel Cirauqui. Il était une fois la conquête de l’espace au pluriel étonnement menée au Guggenheim Bilbao.

* L’intégralité du texte de cette allocution de Martin Heidegger (1889-1976), prononcée en 1964 à l’occasion de l’inauguration d’une exposition consacrée à Bernhard Heiliger à la galerie Erker à St-Gall, est accessible sur le site www.cairn.info.

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L’art et l’espace, jusqu’au 15 avril au Guggenheim Bilbao.

Crédits photos

Image d’ouverture : A gauche, From Point (1977) de Lee Ufan, à droite, Untitled (Alabaster Room), 1993, de Cristina Iglesias et, au premier plan, Bilbao Circle (2000) de Richard Long © Lee Ufan, Cristina Iglesias, Richard Long, photo MLD – Language is a Virus from Outer Space © Agnieszka Kurant, photo MLD – Couloir de lumière verte © Bruce Nauman – Gardien du temps © Pierre Huyghe

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