En zones troubles et terriblement poétiques

Sous la direction artistique de Laurent Quénéhen, SALO fête cette année sa dixième édition. Le salon du dessin érotique, qui s’est développé en marge des circuits habituels de l’art contemporain, a su se faire une réputation et conquérir un public éclairé d’amateurs d’art. Chaque candidat retenu peut y présenter une œuvre ou plusieurs petits formats (1 m linéaire est attribué à chaque participant). Comptant parmi les fidèles de l’événement, l’artiste Maria Clark a voulu en savoir plus. Elle a interrogé Anya Belyat Giunta, Ayako David-Kawauchi et Nathalie Tacheau, trois dessinatrices qui n’en sont pas à leur première participation. A lire leurs réflexions sur l’effacement et l’érotisme. SALO X se tient du 9 au 12 juin, boulevard de Ménilmontant, à Paris.

Fin avril. La sélection tombe. Nous serons 142 artistes à exposer. Je suis d’humeur joyeuse. C’est la dixième édition du Salon. Une décennie, ça se fête. Et certains noms d’artistes présents me réjouissent. Le salon du dessin érotique SALO est maintenant un rendez-vous incontournable. Cet événement artistique annuel accueille depuis 2013 un large public et un nombre sans cesse grandissant d’univers. L’érotisme inspire. C’est croustillant, enhardi, un peu secret – juste ce qu’il faut. Un espace frontière en somme, avec lequel on peut s’amuser. Et puis, c’est comme une friandise, ça fond dans la bouche, affole les papilles et ça efface les distinctions sociales. C’est intime, généreux, plein de vie. Ce salon « est-ce qu’il y a de plus naturel au monde, de plus humain et de plus sain, précise dans son communiqué Laurent Quénéhen le commissaire de l’exposition, c’est le salon des origines de l’amour et de l’humanité. » Tout à fait d’accord avec lui.

SALO. Un mot qui fait penser à Pasolini, bien sûr, mais c’est aussi un mets en langue russe : du gras de porc très salé, qui se mange avec du pain, accompagné de vodka. Na zdorovie ! Les premières éditions (une trentaine d’artistes) ont lieu aux Salaisons, dans l’ancienne usine de charcuterie du grand-père de Laurent Quénéhen, à Romainville, en Seine-Saint-Denis. L’érotisme, c’est ça : un déploiement de tous les possibles, de la cochonnaille à la libellule. C’est instinctif et créatif, tant qu’aucun abus n’est subi par quiconque. Le tout allié à la pratique du dessin contemporain et le tour est joué. Noir et blanc, coloré, au crayon graphite, au Bic, à la peinture, en volume, les propositions sont variées et sens dessus dessous. Agencées avec égard par le commissaire d’expo dans le vaste espace d’une école d’art de Ménilmontant. Quelques places sont également données à la sculpture et à la photographie. Il y en a pour tous les goûts, du brut au kitch en passant par l’élégance, l’humour, les scènes quotidiennes, les mythologies ou les visions politiques. Parfois, c’est carrément obscène, mais où est la limite quand il est question de désir et de fantasme ? La réponse est forcément très personnelle.

Chaque année, le visiteur découvre de nouvelles pépites, ou des œuvres qui lui plaisent moins. C’est le jeu. Et puis, il y a des noms que l’on retrouve.  Connus ou pas. Laurent Quénéhen aime suivre l’évolution du travail de ceux et celles qu’il affectionne. Ayako David-Kawauchi et Nathalie Tacheau participent au salon depuis le début, par exemple. Anya Belyat Giunta y expose pour la troisième fois.

Dans ma passion du dessin contemporain, ces trois artistes-là sont de véritables coups de cœur. C’est vibratoire, épidermique ; sans mots. Mais alors que SALO X nous réunit, la pensée s’immisce : Pourquoi leurs dessins me touchent-ils ? Qu’ont-elles en commun ? Pourquoi l’érotisme ?

Ayako David-Kawauchi, Fille, fusain pierre noire et gesso, 40 x 40 m, 2008, et Couple I, fusain et pierre noire, 40 x 40 cm, 2018. ©Ayako David-Kawauchi

Ayako est japonaise. Formée à Tokyo et aux Arts déco de Paris (Ensad), elle travaille d’après modèle. Nous nous sommes croisées au début des années 2000 dans les Ateliers beaux-arts de Paris et j’ai tout de suite été fascinée par son univers. Anya est américaine d’origine russe. Les turbulences de la fin de l’ère soviétique ont contraint sa famille à l’exil : Autriche, Italie, États-Unis, France. Habitée par le dessin dès sa plus tendre enfance, influencée par les visages des icônes accrochées aux murs de la petite chambre de sa grand-mère ukrainienne orthodoxe, elle a étudié les arts plastiques à Florence, Minneapolis et Toulouse. Je l’ai découverte à le 5e édition de SALO. Nathalie est née en banlieue parisienne et passe son enfance à la campagne avant de venir étudier aux Beaux-Arts de Paris et à l’université. De l’installation au dessin, elle est passée du monumental à l’intime. « Souvent saisie par le vide, je m’entoure d’images pour combler l’espace », écrit-elle. J’avais remarqué son travail depuis quelques années, avant de la rencontrer récemment à son atelier.

Ce qu’elles ont en commun et qui me touche, ce sont des secrets qui restent collés dans un coin de notre âme, des récits qui leur échappent et qui s’offrent à l’autre, en miroir. Des impressions familières et profondes : des fragilités, des inquiétudes, des silences qui crient. Et une grande sensualité, celle du papier, mais aussi leurs teintes et matières : des noirs, blancs ou gris dominants, fantomatiques et éphémères ; des rehauts de couleurs qui renforcent les atmosphères. Leurs sujets sont des personnages, des récits existentiels et obsédants, cruels et doux ; des humains, des enfants, des animaux, des hybrides, selon.

« Qu’est-ce que je ne vois pas/qu’est ce qui reste en dessous/qui frappe sans cesse par le détour en l’autre ? » Nathalie joue avec les papiers, calque, cristal, et travaille avec des crayons gris et de couleur, des stylos, encre, colle, ciseaux, photographies. Sensible à l’environnement, elle attrape des traces, des souvenirs, se connecte à des images trouvées, les superpose, les déforme, se laisse porter par l’influence d’associations d’idées, jusqu’à ce que cet assemblage tienne comme le début d’une histoire. Anya construit également ses récits par strates. Elle dépose ses traits au graphite et crayon telle l’écriture automatique des surréalistes afin que le dessin trouve son autonomie. Sur ses papiers perforés des années 1960, un de ses supports caractéristiques, elle emploie également des matières liquides, comme des encres ou de l’aquarelle. Ayako, quant à elle, utilise principalement le fusain et la pierre noire, jouant des contrastes afin de toucher à la sensualité des formes et à leur fragilité. Et puis, il y a ce traitement que je remarque chez les trois : l’importance des espaces laissés au vide, des traits effacés, des dé-voilements, des empreintes. Comme autant de moments enfouis. Elles n’imposent rien, elles suggèrent. Mystères et boules de gomme. Je leur pose la question.

Et la gomme ? Aurais-tu quelque chose à dire sur l’effacement ?

Nathalie : La gomme révèle par l’effacement ce qui est au-dessous. La gomme estompe pour rendre possible l’égarement dans l’mage. Le contour n’existe pas ou plus.

Anya : Tu as raison, l’effacement est un aspect essentiel de mon processus. Je passe par des étapes de disparition complète qui laissent une empreinte fantôme sur mon papier. Je dessine à nouveau et je gomme parfois à plusieurs reprises. Ce qui va surgir sera surprenant, inattendu, singulier. C’est un fil, un chemin inconnu. Évidemment parfois mon espoir est faussé, le chemin se brouille et le dessin est raté. Le papier a sa limite. Cette limite dépassée, le papier ne tient plus. La gomme a la même fonction que le crayon, je dessine avec. Il m’arrive de faire vivre l’espace avec des empreintes d’une gomme mal nettoyée. J’adore les effets nébuleux de ces taches grasses.

Ayako : A une époque, j’effaçais en effet avec la gomme ou l’acrylique. Et je me suis bien amusée, je me sentais complètement libre ! Mais, à force, c’est devenu un « truc » dans ma pratique, donc j’ai décidé d’arrêter. Ça ne m’intéresse plus. Je cherche plutôt des traits justes et essentiels dans la plus grande simplicité.  Le dessin simple, c’est très difficile. Finalement les lignes de notre corps n’existent pas en soi. Nous les décidons en fonction de la lumière et les ombres.

Anya Belyat Giunta, Floralia # 13 et #26, graphite, crayon liquide, crayon de couleur, 27 x 21 cm, 2012. ©Anya Belyat Giunta

Et pourquoi l’érotisme ?

Ayako : C’est le hasard. J’ai beaucoup dessiné avec des modèles vivants. Forcément, c’est une approche de la sensualité. Toujours à fleur de peau…

Nathalie : Parce ce que je le fuis. Mais comme toutes choses que l’on fuit, ça insiste. Je ne cherche pas à dessiner l’érotisme. Mes dessins sont sexués. Leur charge sexuelle questionne le monde de l’enfance quand il se connecte à une interprétation de l’adulte.

Anya : Ce que je montre, c’est surtout la nature humaine dans son état pur avec son plus grand mystère et son étrangeté. Ce sont des sujets qui me sont chers : l’énigme de l’existence, son ambivalence. J’ouvre les champs invisibles pour donner la place à l’inconscient. En conséquence, l’érotisme a une place importante, comme le désir et le fantasme. Chacun de mes dessins montre une vision fragmentée, un cheminement dans un monde parallèle, dans de multiples mondes. Entre rêve et fantasme. Le travail que je présente cette année au Salon sont trois dessins issus de la série Cabinet Secret.  Le titre est une référence à une collection particulière qui se trouve à Naples, des œuvres de nature érotique et sexuelle, juste fascinantes. Cette collection a été censurée et même complètement interdite à diverses époques.

Laurent (dans son communiqué) : Si l’érotisme n’avait pas eu plus d’importance qu’un doigt dans l’oreille, tout serait différent. Peut-être ne porterait-on pas de culotte et qu’au lieu de passer des soirées à s’empiffrer de pâte à pizza, on ferait l’amour avec des gens de passage, naturellement. Peut-être qu’il y aurait moins de distinctions hommes-femmes, moins d’abus sexuels car le sexe serait considéré comme une activité physique et spirituelle valorisée à pratiquer en salle d’un commun accord et sur inscription, un peu comme le yoga ou le badminton. Les salons de dessins érotiques seraient légion et inscrits dans les programmes scolaires car ils ne seraient pas « transgressifs », mais artistiques et éducatifs.

On peut toujours l’imaginer. Le fantasme est une création de l’esprit libre et si personnelle. S’en mettre plein les yeux est un bon début. Rendez-vous à SALO X.

Nathalie Tacheau, Fantômes, encre sur papier, 24 x 32 cm, 2020. ©Nathalie Tacheau

Complément d’information : 

Anya Belyat Giunta est représentée par la galerie DYS, Bruxelles, Belgique Frédérique Hutter Art Concept, à Zurich, et la galerie Vachet-Delmas, Lyon/Sauve, France

Ayako David-Kawauchi est représentée par la galerie Sabine Bayasli

Nathalie Tacheau est représentée par la galerie Ségolène Brossette

Contact> Le salon du dessin érotique SALO X, du jeudi 9 au dimanche 12 juin, de 11h à 20h, au 111 bis, boulevard de Ménilmontant 75011 Paris.

Image d’ouverture> Vue de SALO. ©Laurent Quénéhen

Autrice : Maria Clark

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