Message reçu le 18 mars 2022. « C’est depuis l’Ukraine que je vous envoie cette newsletter afin de vous présenter le nouveau projet que je suis en train de réaliser là-bas auprès de la résistance civile ukrainienne. Ce projet n’a pas encore de titre mais sera constitué d’une centaine de portraits. Certains ont pris les armes, d’autres fabriquent des filets de camouflage ou des cocktails Molotov, d’autres encore sont à la logistique ou auprès des blessés… Ils sont la résistance civile ukrainienne, ceux qui ont abandonné leur vie passée pour lutter. Ce sont ceux que vous voyez sur ces images, ce sont leurs espoirs, leurs craintes… leurs visages eux resteront invisibles… pour le moment. Pour les protéger alors que beaucoup seront certainement amenés à continuer la lutte dans la clandestinité. Mais un jour ces visages apparaîtront aux yeux de tous, ces visages que j’ai photographiés pour plus tard. Ces visages apparaîtront le jour où l’Ukraine retrouvera sa souveraineté. Ce sera le jour où la résistance vaincra. » En 2018, Emeric Lhuisset nous expliquait : « L’artiste a un rôle essentiel à jouer dans la société. Non pas qu’il peut changer directement les choses mais décaler le regard des gens et ainsi influencer leur compréhension du monde. […] Je cherche toujours la manière la plus libre et pertinente pour traiter un sujet. L’art m’offre plus que n’importe quelle autre discipline de m’exprimer au plus proche de mes aspirations. » Ce texte de Francesca Caruana pour que l’artiste sache que ses messages ne sont pas envoyés dans le vide et lui assurer de notre attention.
« Effaçures » pourrait être un néologisme adapté à décrire le sens de l’activité plasticienne d’Emeric Lhuisset, les photographies naissent de leur propre disparition ou plus exactement de la disparition de leur sujet.
Photographe, traqueur contre-événementiel, globe-acteur, il traite l’événement de guerre, le reportage comme un enfant du monde : apprendre, partager, réfléchir. Il ne s’agit pas d’enfermer l’image dans un format qui inciterait le spectateur à saisir des actes de guerre commis à l’autre bout de la terre, mais d’insérer dans le corps du spectateur les éléments de sensibilité qui inoculeraient une autre approche, et de l’événement, et de l’image, et de ses sources. C’est peu dire pour rendre compte d’une déontologie que l’artiste s’impose au regard de ce qu’il perçoit et restitue ; non pas à la manière d’un compte-rendu d’où sortirait une vérité journalistique, mais d’un mot de passe qui oblige le regardeur à l’interprétation. Il va donc au-delà du reportage, de la pertinence journalistique, du cadre formel nécessaire à l’information, pour engager un dialogue entre le visible et l’intelligible.
Alors qu’au moment où cet article s’écrit, Emeric Lhuisset est reparti en Ukraine, on ne se demandera pas ce qui le motive à se rendre dans des zones de guerre car tout son travail photographique le montre, le démontre, incite à la réflexion que provoque la présence singulière de ces images qui ne témoignent en rien du visible immédiat d’un cliché photographique. Notre intérêt portera sur le genre qu’il a choisi, c’est-à-dire la photographie de guerre, telle qu’il la conçoit.
Information vs réflexion
L’enjeu esthétique de sa démarche se présente comme un aller-retour entre une ligne éthique et une réflexion sur l’utilisation de la photographie d’information. Totalement à distance des modes journalistiques de photoreportage, Emeric Lhuisset interroge l’outil qu’il utilise, à la manière d’un Jean-Luc Godard qui n’oublie jamais la présence de la caméra. Ne jamais se départir de la source technique qui n’est plus seulement un moyen mais l’ossature du message. La question primordiale de Lhuisset est de se demander comment par la photographie peut-on, non pas faire passer une information de guerre déjà contenue dans le genre (photoreportage, documentaire, fixations sur pellicule de situations misérabilistes), mais restituer en un cliché ou une installation, la cause, le fait et la réception sensible de ce fait.
Dans des œuvres à entrées multiples, intitulée Théâtre de guerre , L’autre rive, ou encore Quand les nuages parleront, il met en place plusieurs dispositifs inspirés de l’incapacité de l’image à informer implicitement. Or pas plus que la peinture, la photographie n’est pas transitive (1). Sitôt exécutée, elle fait état d’un fait perdu dans le temps. Pour la faire « parler » il faut taire le sujet. C’est l’idée à retenir pour pouvoir en comprendre le déploiement. Il décline ainsi les fondements sociologiques des faits, à l’aide de dispositifs plastiques très pertinents, performants, structurés autour d’une esthétique inattendue, celle du vide (mise en scène de scènes de guerre), de la disparition (manipulation de cartes géographiques), de la métaphore (les nuages), de la métonymie (la mer).
Un deuxième plan cognitif
Emeric Lhuisset procède à un processus d’effacement du sujet, sur lequel il insiste tant, qu’il le fait apparaître. Lorsqu’un peintre veut représenter une vitre il s’oblige à peindre un reflet pour donner une réalité à cette matière invisible, Van Gogh de son côté répétait obstinément son sujet, peignant, repeignant les tournesols, torturé par l’incertitude qu’ils ne soient suffisamment visibles, lisibles comme tels, soit une réalité restituée à force d’insistance. Et pour s’en convaincre il les nomme encore pour conjurer une imprécision qui n’aboutirait pas au sens. C’est une sorte d’inversion processuelle que donne à voir Lhuisset, qui lui aussi insiste sur le sujet mais par effacement, il n’est plus à sa place, et la photo dite de guerre montre un paysage, vide, inquiétant à force de banalité. L’objet de sa photo ne devient perceptible qu’en plusieurs plans appartenant à sa propre vie et à celle de ses clichés. En premier lieu celui du voyage, se rendre sur des lieux de guerre. Le deuxième est relatif à l’interdiction de photographier dans certaines situations critiques, ce qui engendre autre chose que la transgression d’une restitution d’événement. De cette restitution immédiate des reportages de guerre, on la sait par ailleurs autant insuffisante à la prise de conscience possible par le spectateur que l’est un reportage dans un magazine grand public, on passe tout de suite à autre chose. Pour le dernier plan, l’enjeu de cet artiste consiste à blesser le sujet, à déconstruire sa vocation illustrative, à le faire disparaître en lui conférant une existence en creux. Effacer le sujet et proposer un paysage vide, sachant qu’auparavant, les combattants photographiés ont été mis en scène par lui en conjurant le réel, en forçant l’imaginaire à la réalité de l’image et seulement de l’image. En ce sens l’artiste déconstruit le sujet, crée une image seconde, coulisses de l’événement, où le vide est donné comme matière au spectateur, non préparé à ne rien voir. Il faudra bien en déduire quelque chose…très loin de la confrontation stérile et saturante de photos de conflits qui opacifient un davantage un œil habitué. Les photos de guerre deviendraient ainsi « distractives » parce que multipliées, abondantes, sans mobiliser la moindre attention spéciale. Tout se passe à l’inverse de cet appétit de sujet déjà présent dans la Rome antique, « du pain et des jeux ! » sacrifiant de façon collatérale et systématique, la vie des gladiateurs. Emeric Lhuisset siphonne le sujet, vide l’image de ce qu’elle a de plus narratif, de plus répétitif, de plus émotionnel. Il en fait une image « sans raison », une mise en scène déportée, reconstruction d’une réalité dont il n’est plus témoin mais qu’il donne à interpréter, où se gravent dans toute mémoire, la violence de la guerre, de la mort, de la stratégie. Un contraste établi par le plasticien qui pour mieux tracer le volume d’un corps en décrypte avant tout les vides qui le délimitent.
Métaphore/métonymie
Lors de séjours en Turquie censés être une aire de repos pour le photographe, il constate que des zones sont inaccessibles, des quartiers entiers privés de circulation, « extraits » de la ville, effacés par l’interdiction d’y pénétrer, et se réduisent à une présence imaginaire, puisque convenue, sur une carte sans plus d’existence. A ce moment-là l’artiste vient pointer cette éradication en réalisant des captures aériennes de ces villes où certains quartiers ont été gommés et en dénonce la violente éviction en les faisant apparaître en blanc sur les clichés ; les quartiers retrouvent une forme d’existence par le « dire » de leur effacement. En évoquant un «urbicide » Lhuisset vise juste dans l’examen sociologique et géopolitique mais comment accéder à la photographie sans ce savoir de l’image. C’est précisément ce à quoi oblige Emeric Lhuisset, à une interrogation constante sur le soi-disant implicite de la photographie. Le savoir de l’image n’est pas donné, les images fussent-elles photographiques ne rendent pas compte du réel, elles révèlent un imaginaire convenu par les normes sociales, comprises dans le sujet (la compassion, la peur, l’horreur, etc.) et l’absence de remise en question en mortifie le sens. C’est bien à l’opposé que veut nous conduire l’artiste. Il montre qu’en allant sur le terrain, en allant à la source, la représentation d’un fait ne lui donne pas pour autant d’existence. Son outil passe par une remise en question de la capture de l‘image, qu’est-ce qu’on en fait ? Que dit-on avec ? Dans ses œuvres, il montrera aussi bien un village vieux de 12000 ans, recouvert par les eaux à la faveur déplorable d’un barrage qui en a chassé les habitants, que le port très suspect d’un vêtement par certains hommes en Turquie, le chalouar, dangereux à porter car il est le signe de ralliement aux combattants kurdes. Il décide donc de faire poser de jeunes étudiants avec ce pantalon en signe de geste politique. Tout est prétexte à dénoncer ce qu’il y a d’offensif, de répressif, pas seulement la violence factuelle d’un acte de guerre. Les déplacements du sujet revêtent plusieurs aspects, et plutôt que de se concentrer son attention sur l’arme il la déporte sur l’âme, de la situation, du spectateur-interprète. La série consacrée aux nuages Quand les nuages parleront illustre un détournement de ce que Barthes appelait au sein même d’une photo le punctum (2). Pour Lhuisset le punctum est hors champ, il est dans l’image mais devient langage, il est ce qui est devant être saisi mais pas forcément montré. Alors que le sujet est « en-dessous », la scène de guerre, il se contente d’en restituer très précisément l’état du ciel, autant dire qu’il fabrique un répertoire fragile où seule la métaphore a la capacité de porter le sujet.
Dans un autre travail intitulé L’autre rive, il reprend le dernier message envoyé par un ami kurde fuyant la guerre après avoir été un combattant vaillant, admiré par l’occident comme une figure héroïque, mais il n’arrivera jamais, son bateau surchargé coulera en mer. Il faisait un selfie devant la mer avant de les rejoindre à Lesbos, c’est une image dans l’image, envoyée à l’artiste qui nous la livre en troisième instance. Mais Emeric Lhuisset ne convoque jamais le pathos, il pointe une contradiction qu’il y à considérer une même personne sous deux angles si brusquement incompatibles. Le combattant devient un réfugié. Le héros et le paria. Il met en place alors une série de photos, des photos de mer, superbes, plates, inquiétantes de silence, puis ces images deviendront loquaces, Fouad est montré dans cette mise en abime photographique. Les indices de trois environnements s’interpénètrent, celle de l’eau infinie qui recouvre tout, engloutit tout, la mer devient la métonymie de drames, elle contient le tiers-lieu, puis le présent du photographe et celui du temps différé de notre perception. Le croisement des modes spatiaux et temporels établissent une continuité esthétique qui participe à la signification, non sans en référer à la fois aux situations tragiques vécues par les réfugiés qui périssent dans cette eau, sans retenue. La temporalité est un facteur chez Lhuisset qui sert son engagement auprès des populations. En d’autres circonstances il revient sur un lieu avec des cyanotypes enfermés dans une boîte tirés à partir de partir de figures contestataires, et va provoquer un événement lent, sans retour, gratuit, la décoloration progressive des clichés qui n’ont pas été fixés et dont le sujet-portrait disparaît progressivement à la lumière du soleil. La discrétion fait force de provocation dans un univers où le moindre signe de contestation est passible de violence. Là encore l’artiste inverse le triomphalisme de l’ex-posé au profit du sup-posé.
Les modalités de la résistance s’imposent à lui. Ces êtres-là résistaient à un régime autoritaire, voulaient parler leur langue, vivre avec une communauté de biens comme cela devrait être assigné à tout etre humain. La pratique artistique de Lhuisset a contrario met en relief l’aspect aléatoire d’une telle assignation, l’être humain devenu un accessoire social, casé, répertorié dans une catégorie non essentielle. Par quels signes indiquer que le regard fait fausse route ? Que les sociétés entrent en conflit par imitation ? Car par imitation le modèle du vainqueur est celui de l’exclusion. C’est ce rapport de force que l’artiste écrase savamment et avec élégance au travers des projets fouillés, précis qu’il se donne. Si Lhuisset contrecarre l’apparente toute-puissance de l’image, il la rend autrement accessible, il rétablit en cela un pont d’interprétations entre le visible et l’intelligible. Le vide, la disparition, l’effacement sont utilisés comme des vecteurs de significations et recomposent pour Lhuisset le matériau de ses propositions critiques, au service d’une géopolitique esthétique.
(1) Voir contribution de l’auteur La photographie, preuve de l’inexistence des choses, 2007 : actes du colloque Espaces transfigurés. A partir de l’œuvre de Georges Rousse. Textes réunis par Christine Buignet et Dominique Clévenot. Figures de l’Art n° 13, revue d’études esthétiques. Presses universitaires de Pau, pp.261 à 287.
(2) La chambre claire, R. Barthes, Paris, coll. Cahiers du cinéma, Gallimard Seuil, p. 73 à 87.
Contact> Site de l’artiste.
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Image d’ouverture> Série en cours, réalisée actuellement par Emeric Lhuisset en Ukraine. ©Emeric Lhuisset