Les 26e Rendez-vous de l’histoire ont eu lieu à Blois du 6 au 8 octobre dernier, rassemblant historiens, auteurs, acteurs de la mémoire autour du thème « Les vivants et les morts ». Situé au cœur de la ville, l’ancien cinéma Le Capitole, devenu Centre d’art visuel dédié aux formes photographiques, documentaires, plasticiennes et hybrides, présente jusqu’au 20 octobre 2023, Effacement, à l’ombre de la mémoire, une exposition de Martin Barzilai et Marc Simon. Le 7 octobre Clare Mary Puyfoulhoux, critique d’art, co-fondatrice de la revue Boum!Bang! sautait dans un train pour suivre une conversation entre Martin Barzilai, Marc Simon et Annette Becker, animée par Caroline Laurent-Simon autour de l’exposition, et d’un ouvrage photographique, Cimetière fantôme – Thessalonique, qui vient de paraître aux éditions Créaphis. Le texte qui suit est une lecture de l’ouvrage.
Deux chiens jouent, courent l’un après l’autre. L’un est un pitbull blanc arrêté dans la tension heureuse de sa vie ; l’autre, une boule de poils blanche et grise, dont on ne voit pas grand-chose – une truffe – tant son pelage, saisi par l’image, lévite dans l’instant. Le pitbull a deux colliers, on distingue un harnais sur le corps de l’autre. Aucune laisse. Le petit chien poilu est en train de descendre d’un muret sur lequel il a sauté dans sa course. Pierres plates, sombres, restes de tags difficilement déchiffrables en noir et menthe et : un fragment plus gros d’une pierre plus claire, gravée de caractères, à la base du muret.
Martin Barzilai a pendant cinq ans fréquenté Thessalonique, ville de naissance de son grand-père Léon. C’était alors une ville cosmopolite. C’était la seule ville d’Europe majoritairement juive. C’étaient des juifs installés depuis l’époque romaine, c’étaient les réfugiés de l’Inquisition. On y parlait français et ladino et grec et. C’était 1923 et le transfert de population sous l’égide de la Société des Nations (SDN) : la Grèce se peuple de revenants. C’était la Jérusalem des Balkans. C’était les trois cent mille tombes du plus grand cimetière juif d’Europe. C’était la Seconde Guerre mondiale. C’était l’Allemagne. C’était la Grèce. C’était l’antisémitisme. C’était institutionnel.
En 1942, le cimetière est confisqué avec l’aval de l’administration allemande. Des employés grecs sont payés pour s’en charger. L’université Aristote de Thessalonique occupe depuis 1950 le territoire effacé. Les pierres tombales sont brisées ou simplement incorporées ailleurs : dalles du parvis de l’Église, tables de dissection du département de médecine, matériau de construction. Partout, le corps anthropophage de Thessalonique absorbe son crime, et la mémoire que l’on veut nier devient marches, sol, briques de construction.
En 2018, Martin Barzilai arrive avec le nom de ses aïeux, avec leurs photographies. Le cimetière n’est pas cartographié. Les pierres tombales ne sont pas répertoriées. Un journal, publié dans l’ouvrage qui résulte des années passées à arpenter la ville, s’interroge sur la mémoire. Sur les vies avortées suite à la déportation, massive [1], de 1943. Comme les photographies présentées, le journal est document, témoignage, œuvre. Et comme les photographies, il retrace et accueille. Puisqu’« il n’est rien resté à Salonique » (ressasse Léon jusqu’à sa mort en 1999), il y aura Martin.
L’essentiel du travail s’articule ainsi autour de l’expérience du narrateur, photographe, juif, franco-uruguayen, de ses interactions avec les locaux, pharmacien-carte vivante des tombes, historien-traducteur, consul de France, archiviste, agent de sécurité du musée juif, directeur du musée de photographie, anarchiste, employés de gare, chiens, chats. Sa vie l’accompagne, les douleurs sentimentales, les coups de sang, le désarroi. Rien n’est occulté. Tout est là, accessible, disponible à qui veut voir.
De 2007 à 2017, Martin Barzilai avait rencontré et photographié une cinquantaine de « Refuzniks » [2], des Israéliens qui refusent, pour des raisons politiques ou morales, le passage par l’armée pourtant constitutif de leur citoyenneté. Un ouvrage, publié en coédition par Libertalia et Amnesty International, retrace ces rencontres sous forme de portraits photographiques. Il comprend aussi des transcriptions de témoignages. Thessalonique vient dans une trajectoire, dans un travail de mémoire articulé à la vie, aux luttes politiques, aux forces amies. Et il n’est pas accessoire de noter que, toujours, parallèlement à ce projet, Martin Barzilai est un photojournaliste à l’appareil braqué sur les violences policières dans les cortèges des manifestations, que ses photographies ne sont pas un style mais une technique au service de ce qui est.
Ici résonne un passage du journal où le narrateur, avec lequel le lecteur est devenu familier à force de le voir persister, de bureau en bureau, de terrain vague en terrain vague, après avoir visionné un film conceptuel avec l’un de ses amis sur place, affirme son désamour de l’expérimental. L’exigence, la radicalité, est à placer du côté de la simplicité du geste, qui n’a rien de neutre : il ne s’agit pas de prétendre à l’universalisme par une forme d’abstraction du sujet, au contraire.
Quelque part, la mer lèche le rivage. Encore des pierres tombales. On les distingue à peine, grises comme l’eau, comme le ciel. La mémoire de Salonique. Passée la sidération, passée la douleur, la colère. Passées les heures du jour, passée la lumière : pour faire du disloqué un geste, il faut le sculpter. Les photographies de Martin sont des portraits de témoins, des vues de la ville, capturent le hurlement des signes. Prises, voulues, cherchées, elles font urne : un temps retrouvé.
Mais dans ce livre, qui est d’aujourd’hui, aussi, on parle. Les historiennes Annette Becker et Kateřina Kralova arriment le travail au savoir, tandis que les récits collectés par Martin, transcrits avec la plus grande délicatesse, racontent les trajectoires liées aux tombes. Et les témoins sortant des ornières auxquelles l’Histoire et la Justice les avaient habitués, n’attestent plus tant de ce qui a été, preuve, que du « ça-a-été » Barthésien [3]. La force de l’ouvrage se noue là, photographique jusque dans ses mots. La vérité cherchée n’est pas quantifiable, n’est pas dans l’impossible du passé. « Au fond dans la brume, le mont Olympe », et puis la mer laiteuse, le doux sillage des bateaux : e pur si mueve. Et continue de tourner.
[1] Environ 54 000 juifs de Thessalonique furent exterminés, soit 96% de la population juive de la ville. [2] Refukniks, dire non à l’armée en Israël, Martin Barzilai, Préface d’Eyal Sivan, Libertalia Coédité avec Amnesty International., Couleur — 20 €, 2 novembre 2017 ISBN : 978-2-37729-019-2 [3] « […] dans la photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. Et puisque cette contrainte n’existe que pour elle, on doit la tenir, par réduction, pour l’essence même, le noème de la Photographie. Ce que j’intentionnalise dans une photo (ne parlons pas encore du cinéma), ce n’est ni l’Art, ni la Communication, c’est la Référence qui est l’ordre fondateur de la Photographie. Le nom du noème de la photographie sera donc : “Ça-a-été” […] cela que je vois s’est trouvé là, dans ce lieu qui s’étend entre l’infini et le sujet (operator ou spectator); il a été là, et cependant tout de suite séparé ; il a été absolument, irrécusablement présent, et cependant déjà différé. » La chambre claire, 1980.Informations complémentaires > Effacement, à l’ombre de la mémoire, une exposition de Martin Barzilai et Marc Simon. Curation : Odile Andrieu Verguin. Centre d’art visuel Le Capitole, les Promenades photographiques, 14 Rue des Juifs, 41000 Blois – Jusqu’au 20 octobre 2023.
Ouvrage photographique> Cimetière fantôme – Thessalonique, Martin Barzilai, Préface de Katerina Kralova, Annette Becker, éditions Créaphis, , 208 pages, parution le 10 octobre 2023.
Visuel d’ouverture> ©Martin Bazilai, Place Navarinou, dans le centre-ville de Thessalonique, derrière un emplacement de stationnement pour deux roues.