La musique et le mouvement sont au cœur de son travail qui explore, par le biais de la vidéo, l’installation, la sculpture, la photographie ou encore le dessin, les liens entre image, son et espace. D’origine albanaise, vivant entre Berlin et Paris, Anri Sala n’a de cesse de livrer des récits sans paroles et d’une grande poésie, dont les chapitres s’écrivent au fil des expositions, toutes pensées en résonance aux spécificités de chacun des lieux qui les accueillent. Avant d’être l’hôte du Mudam Luxembourg, au mois d’octobre, puis du Centro Botin, à Santander en Espagne, en novembre, l’artiste fait actuellement étape en terres italiennes, au Musée d’art contemporain Castello di Rivoli, près de Turin.
« Au départ, mon intérêt pour la musique est survenu comme une réaction au langage et à l’opacité que je percevais du rapport entre contenu et syntaxe, confiait Anri Sala à ArtsHebdoMédias en 2015. Puis, peu à peu, elle a pris une part active à mon travail, jusqu’à devenir à la fois action même et gardienne du temps dans les films. Grâce à son caractère implicite, la musique permet de transmettre une situation sans raconter une histoire, d’influencer sans informer. » Une notion de transmission impliquant une participation active, à la fois subjective et sensorielle, du spectateur. Le caractère essentiel de l’expérience fait écho à la manière spécifique qu’a l’artiste d’orchestrer ses propositions en fonction de l’architecture d’un lieu et du flux de ses visiteurs. « L’idée n’est pas de tracer un parcours ou d’offrir un possible scénario, mais de synchroniser les œuvres entre elles comme s’il s’agissait d’une partition musicale. » Au musée Castello di Rivoli, l’artiste réunit en une même installation immersive trois œuvres vidéo réalisées ces dernières années et projetées, à l’aide d’un dispositif technique complexe, allié à de la réalité augmentée, à même une cloison déroulée sur toute la longueur, et traversant les différentes salles, du troisième étage. Le titre, As You Go, a été choisi pour sa sonorité musicale. « C’est un peu comme lorsque l’on égrène “do, ré, mi, fa, sol”. L’exposition devient elle-même un instrument de musique qui n’a de sens qu’en regard du déplacement et du positionnement du visiteur. Ce qui m’intéresse, c’est l’absence de but, le fait qu’il n’y ait pas de destination particulière à atteindre ; la finalité, c’est la trajectoire elle-même. » Présentée pour la première fois lors de la Biennale de Venise en 2013, Ravel, Ravel (2013) s’inspire comme son titre le sous-entend d’une pièce – le Concerto en ré pour la main gauche – écrite par le compositeur français du même nom en 1930. C’est le contexte historique de sa création qui intéresse plus particulièrement Anri Sala. « Les compositions pour la main gauche se sont multipliées à la suite de la Grande Guerre, qui avait causé beaucoup de mutilations, rappelle-t-il ainsi. Or, à l’époque, en contraste avec notre rapport actuel à la discipline, plus passif, écouter de la musique voulait dire la jouer soi-même, avec un instrument. Les répercussions sur la composition générées par la rencontre du corps humain mutilé avec celui de l’instrument – en l’occurrence le piano – et le chevauchement induit constituaient une autre source d’intérêt. »
If and Only If (2018 – notre photo d’ouverture) s’appuie quant à elle sur l’Elégie pour alto seul d’Igor Stravinsky, morceau interprété ici par le célèbre altiste Gérard Caussé, dont le mouvement du bras est fortement dépendant de la présence incongrue sur son archet d’un escargot. La double contrainte imposée – tant à l’interprète qu’au vidéaste – par le rythme de la progression de l’animal, confère à la musique, non pas un rôle d’accompagnatrice de l’action en cours, mais un caractère consécutif à celle-ci. Enfin, Take Over (2017) s’articule autour de la rencontre entre deux œuvres musicales bien connues, toutes deux liées à une histoire politique et culturelle complexe, que sont la Marseillaise et l’Internationale. La première, écrite 1792, a à l’époque été reprise à l’extérieur des frontières de l’Hexagone pour symboliser la révolte contre les régimes oppressifs. La seconde, dont les paroles datent de 1871, a d’abord été interprétée sur le même air que son aînée avant de bénéficier, à partir de 1888, d’une musique propre qui deviendra l’hymne de la lutte sociale. « Dans mon travail, et de manière générale, le son apporte à l’image des perspectives singulières qui ne sont pas de l’ordre du visuel, précise encore Anri Sala. La construction et la mise en scène du son dans une installation produisent l’espace même accueillant l’image et introduisent des zones de subjectivité, que seule la dimension sonore est capable de générer. Ces perspectives singulières et le continuum dans l’espace ainsi produit, par le biais de l’ouïe, confèrent au son un potentiel sculptural. »