Initiées en 2013 par l’Institut ACTE Paris 1 (Sorbonne-CNRS), la collection de livres catalogues « Créations & Patrimoines » et les expositions associées ont pour objectif de présenter des œuvres d’art contemporain dans des sites qui ne leur sont pas forcément destinés, à l’image de musées de société ou de lieux patrimoniaux, et de générer ainsi de multiples formes d’interaction. Pensé autour du thème de l’enfermement, le dernier projet en date se déploie à travers l’ancien carmel, fondé au XVIIe siècle, qui abrite aujourd’hui le Musée d’art et d’histoire Paul Eluard de Saint-Denis. Il réunit les propositions de seize artistes* explorant tour à tour les dimensions idéologique, politique, psychique et bien sûr physique, de l’enfermement et de son pendant qu’est l’isolement. Certaines œuvres ont été créées in situ, d’autres antérieurement, mais toutes entrent en résonance avec le musée, son architecture et ses collections consacrées notamment au Moyen Age, à la Commune de Paris de 1871, à Paul Eluard et à la ville de Saint-Denis. Une riche exposition collective, placée sous le commissariat des artistes Hervé Bacquet et Diane Watteau, maîtres de conférence à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et de Sylvie Gonzalez, directrice du Musée d’art et d’histoire Paul Eluard, à découvrir jusqu’au 7 octobre. Morceaux choisis.
Dans le cloître, au beau milieu du jardin, au cœur des anciennes cellules, au détour d’un couloir, dans la chapelle ou encore l’ancien réfectoire, les possibilités de dialogue avec les lieux, leur architecture et leur histoire sont grandes au musée de Saint-Denis, et les propositions des artistes invités tout aussi variées. Citons celle, plurielle, de Dominique Blais, dont l’attention fut retenue tant par des espaces désaffectés situés à l’étage, que par le puits du cloître et l’apothicairerie. Qu’à cela ne tienne, le plasticien développera trois projets spécifiques : En attendant… (2017), Inclusive (2019) et Vert de Paris (2019). « Ce qui m’a intéressé était de donner à voir une partie du musée qui n’était pas accessible au public, notamment une salle menant à des cellules non restaurées, précise-t-il en évoquant la première de ses trois interventions. Il y a eu tout un effort de mise à vide de cet espace, ainsi qu’un travail d’éclairage du couloir sur lequel il ouvre. Puis j’ai intégré une pièce sonore intitulée En attendant…, qui donne à entendre une tonalité de mise en commutation de liaison téléphonique jusqu’à ce qu’à un moment donné, une autre tonalité vienne signifier une sorte de mise en échec. Un principe de mise en boucle vient accentuer le sentiment d’étrangeté de cet espace entièrement vide, où une personne semble essayer d’en joindre une autre. » Posée au-dessus du puits qui se dresse dans le jardin, une caisse en bois affiche diverses inscriptions, dont « 55 x 55 x 55 » et « Blais Inclusive 2019 ». « J’avais au départ l’intention de réaliser une sculpture adaptée aux dimensions du puits, poursuit l’artiste. Puis j’ai choisi de plutôt privilégier le fait de ne pas la dévoiler, justement, en donnant à voir son contenant. La sculpture existe, est bien là, mais enfermée. Ne sont visibles que les infos qui lui sont relatives, directement pyrogravées sur le bois, dans un geste artistique qui différencie l’objet d’une caisse habituelle. »
Dominique Blais a enfin été séduit par ce qu’il qualifie de « l’une des pièces maîtresses du musée », d’« endroit magique » : l’apothicairerie, petite salle aux murs couverts d’étagères en bois sombre parsemées de faïences qui abritaient autrefois des plantes médicinales. L’artiste est venu glisser parmi elles un pot reprenant exactement le même vocabulaire plastique sur lequel est inscrit « Vert de Paris », du nom d’un pigment naturel souvent utilisé dans l’histoire de l’art, mais nocif car contenant de l’arsenic. « L’idée était d’interroger à la fois la question patrimoniale du musée et celle de la création et de la peinture. »
A la dissimulation au regard avec laquelle joue Dominique Blais vient faire écho la réflexion sur la présence d’une œuvre, sur son enfermement, qu’ont menée Michel Sicard & Mojgan Moslehi en souhaitant occuper le long corridor aux murs transparents reliant, à travers le jardin, deux bâtiments du musée. Inscrits à hauteur d’yeux sur les parois de verre, les expressions « Non œuvre » et « Non présence » se succèdent, dans un jeu de miroirs rythmé par le graphisme et la couleur du o qui reprend ceux du panneau sens interdit.
Et tandis que Pierre Juhasz questionne la notion de mémoire en abordant le thème de l’exposition sous l’angle non pas spatial, mais temporel, à travers une installation vidéo (Memento Fuit hic n°3) entremêlant, entre autres, à la manière d’un palimpseste, des images du film français de science-fiction La jetée de Chris Marker – dont la dernière phrase est « Il s’aperçut qu’il ne pouvait pas s’évader du temps. » – à d’autres liées à son univers personnel ou à des travaux plus anciens, c’est autour du langage, notion clé de son travail, qu’Agnès Thurnauer articule sa proposition déployée dans le cloître en regard des sentences peintes sur les murs. « J’ai été totalement bouleversée de découvrir ce lieu où le langage avait une importance si omniprésente par le biais de ces sentences qui ponctuent tout le musée, souligne-t-elle. J’ai grandi avec un frère autiste – la question de l’enfermement était de fait très prégnante pour moi, enfant – et je me suis engouffrée très jeune dans la peinture en tant que langage, car je parlais toujours à mon frère qui ne répondait pas et ce langage pictural était comme une matérialité suspendue dans laquelle on évoluait. » L’artiste présente notamment l’une de ses Matrices, travail initié il y a 15 ans autour de 26 moules des lettres de l’alphabet qui « propose le langage non pas comme une définition qui ferme, mais comme un espace de déambulation, une potentialité qui ouvre à toutes les lectures ».
« L’enfermement, je le conçois comme une forme d’immersion dans laquelle, à un moment donné, va s’opérer une respiration, explique pour sa part Hervé Bacquet, dont une série de livres dessinés est accrochée au mur. Et ce qui est pour moi assez signifiant par rapport à cela, c’est comment s’en sortir quand on est dans l’objectif de créer une mutation, c’est-à-dire de transformer une page de livre en un dessin et lui faire perdre totalement son statut d’origine. » Au centre de la salle, une étonnante construction s’élève (Les marmites de géant de Saint-Germain-de-Joux, 2019). Ça et là, dans ses hautes parois constituées de livres et de journaux, une petite ouverture permet au curieux de glisser un œil à l’intérieur. Un véritable cabinet de curiosités s’y déploie, rempli de livres, encore, mais aussi de pierres et bois fossilisés, d’éléments ayant trait à la vie marine. « Je suis très sensible à la géologie, à l’idée de strates, que l’on retrouve dans les dessins. Beaucoup d’objets sont métaphoriques et évoquent cette échelle du temps. C’est une installation qui entend montrer ce que ma démarche contient de narratif : on imagine qu’il y a là un lecteur, qui livre après livre s’est créé cette sorte de cellule, elle-même devenue un lieu de travail, de condensation. »
D’une cellule l’autre, Dominique De Beir a choisi d’investir plusieurs des anciennes chambres de carmélites, où sont aujourd’hui exposées des œuvres d’art religieux avec lesquelles elle noue différentes bribes de conversation. Parmi elles, un large serpentin, fait de cartons perforés de machines à tisser, posé au sol (Altération–coin, 2016) répondant aux drapés des religieuses représentées sur la toile qui le surplombe, ou une chaise en bois peint, à huit pieds et à l’assise recouverte d’un livre aux pages blanches et noires (Chaise Outil-sculpture, 2014) faisant écho aux ateliers de travaux manuels artisanaux auxquels participaient les carmélites, sujet d’un autre grand tableau accroché au mur voisin.
C’est au pied d’une statue de bois représentant saint Denis tenant sa tête entre les mains que Taysir Batniji a voulu disposer L’homme ne vit pas seulement de pain #2 (2012-2013), une installation constituée de plus de 350 pains de savon sur lesquels l’artiste d’origine palestinienne a gravé l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (notre photo d’ouverture) : « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » Mots qui font tout particulièrement écho à sa condition d’exilé, qui occupe le cœur de son travail. « Quand l’enfermement n’est pas choisi par celui qui chercherait le repos, la méditation, la solitude intérieure, le repli professionnel, je dirais qu’il découle ou dépend généralement d’une prise de contrôle, d’une restriction physique et/ou mentale imposée par un pouvoir donné, confie Taysir Batniji dans un entretien avec Diane Watteau publié dans le catalogue de l’exposition. Il prend différentes formes : univers carcéral, siège ou occupation militaire, privation ou réduction de mobilité… Son but : asservir un sujet ou un groupe. » Pour élargir encore la réflexion, un colloque international et interdisciplinaire est organisé ce vendredi 27 septembre au musée. En entrée libre, à partir de 9 h 30, il réunira des psychanalystes, des historiens, des romanciers et des artistes.
* Avec Hervé Bacquet, Bertille Bak, Taysir Batniji, Dominique Blais, Victor Burgin, Dominique De Beir, Pierre Ferrenbach, Pierre Juhasz, Claude Lévêque, Olivier Long, Ernest Pignon-Ernest, Michel Sicard & Mojgan Moslehi, Agnès Thurnauer, Michel Verjux et Diane Watteau.