Avec Histoires vraies, jusqu’au 17 septembre, le MAC VAL met à l’épreuve les fragiles limites entre réel et fiction à travers les travaux d’une quarantaine d’artistes toutes générations confondues. Son postulat, proclamé par la voix du commissaire Frank Lamy, est que « le réel n’existe pas en dehors de ses narrations ». Autre façon de le dire : tout est histoires et on se leurre en prétendant qu’il n’existe qu’une seule réalité. Plus qu’une exposition, le musée situé à Vitry-sur-Seine propose une expérience de projection mentale qui nous transporte au-delà de nos évidences.
Dans les salles où se déroule Histoires vraies, nouvelle exposition collective du MAC VAL, on est attendus par une série de personnages sans genre et sous des peaux anonymes, cagoulés et moulés dans des combinaisons intégrales. Ils sont trois, quatre, peut-être cinq. On ne les remarque pas directement, ils se fondent dans le décor, se font passer pour des visiteurs comme les autres. Ce sont les créatures mi-humaines mi-pantins inanimées, tout droit sorties de l’imaginaire de Mehryl Levisse. Leur présence interpelle. Ces figures sont hors-norme ainsi qu’hors-la-loi dans l’espace public où le fait de se couvrir le visage est interdit. Elles interrogent le droit dont chacun dispose de se dissocier des identités assignées, de se redéfinir et se « dédéfinir » comme ça lui plaît. Aux visiteurs, elles semblent tendre un miroir qui reflète l’immense liberté qu’on a pour se réinventer. Sont-elles les fantômes, les gardiens ou les guides du lieu ? Et d’ailleurs, où a-t-on atterri ?
A Alètheia, si on tient compte du panneau Welcome to the #Lovely City of Alètheia érigé au centre de la première pièce, investie par le duo d’artistes Hugo Dumont et Anthony Vernerey. Celle-ci simule l’entrée dans une ville imaginaire qui a tout du doux cauchemar des résidences et sociétés ultra-sécurisées, faussement inoffensives et protectrices, comme l’augure une envolée de logos Amazon rouge sang (Croa Croa Croa, 2022, installation et collages du collectif 1.0.3.), qui évoquent des oiseaux dans le ciel en trompe-l’œil. Cette cité imaginaire livre une réplique dystopique mais loin d’être absurde de la société néolibérale, de ses technologies et du caractère funeste de l’activité qui y règne.
Quelques mètres plus loin, des « paysages agités » de Sam Moore aux laboratoires secrets d’Alexis Foiny où l’artiste recrée une plante disparue, l’Astiria Rosea, on arrive déjà dans d’autres décors qui figurent de nouveaux univers et donne vie à d’autres fictions. Toutes ces apparitions viennent parasiter et perturber notre réalité. Elles l’envahissent et restituent en même temps sa complexité, la pluralité des dimensions qui coexistent en elle, entre imagination, rêves, croyances, psychoses, désirs, hallucinations… jusqu’à faire douter de son existence. Une perspective pour le moins vertigineuse.
Plane dans les couloirs du MAC VAL un air de désordre, d’inconvenance, de mise à mal des vieux préceptes. Il n’y a plus d’ordre naturel, inquestionnable et tout-puissant. On ne se laisse plus tyranniser par une version de la réalité qui s’avance comme absolue, mais on la dénonce comme hégémonique.
Histoires vraies sort de l’esprit – tordu ou extralucide ? –, du commissaire et enchanteur Frank Lamy qui déambule, élégante canne gothique vissée à la main, contant les œuvres comme des micros-fables. Il dit l’avoir conçue comme une sorte de « machine à histoires », et l’envisage dans le continuum de Tous, des sang-mêlés (2017) et Lignes de vie – Une exposition de légendes (2019), deux de ses précédentes expositions au MAC VAL. La dernière en date a été réalisée avec la complicité d’une quarantaine d’artistes, pour la majorité des hexagonaux, mais aussi des internationaux, qui partagent sa défiance, on peut même dire sa déviance, quant au réel. Frank Lamy considère que nos histoires font le monde, un aphorisme qu’il défend depuis l’aube de sa carrière.
Les artistes rassemblés cette saison au MAC VAL ont en commun leur faculté sans limite, débridée, à inventer des histoires et à les prendre en sérieux. Ils les conçoivent comme des médiums pour comprendre et agir sur ce qui les entoure. Projeté dans la « boîte noire », sorte de ciné-club pirate qui s’incorpore au musée, on découvre le film Soum (2021) d’Alice Brygo.
Partant d’une situation vécue, quasi documentaire, qui est l’occupation d’une banque abandonnée par trois jeunes squatteurs, la réalisatrice dérive vers le genre du conte. Elle propose une nouvelle forme de narration de soi, à cheval entre le fantastique et le « vrai » autobiographique, entre la mise en scène et l’action concrète. En attendant que passe la dernière nuit cachée, à l’issue de laquelle ils obtiendront légalement un droit de résider dans le lieu qu’ils occupent, les personnages s’échangent souvenirs, pensées intimes et investissent le vide laissé par la spéculation immobilière de leurs corps, de leurs espoirs, de leurs projets collectifs, de leur vie jaillissante. A travers la représentation d’une situation qui peut sembler de l’ordre de l’impossible puisqu’elle surmonte un interdit, un délit, Alice Brygo révèle comment la réalité peut être réinvestie par chacun de nous à la manière d’un jeu vidéo où l’on se sent libre d’interpréter et contourner les règles. Soum est une démonstration par l’action (l’occupation d’un lieu) que la matière du réel n’est pas figée et peut devenir le tissu malléable de virtualités concrétisables, qui coïncident avec nos intentions et désirs.
La fiction apparaît comme une formule puissante qui transforme, qui ravive, qui donne de la force pour survivre, pour croire, pour lutter au nom d’idéaux disruptifs. En elle s’exprime la vitalité de tous ceux qui ne se satisfont pas de l’étant-donné, de l’ordre présent des choses. Certains s’y attèlent avec des micro-œuvres ou des œuvres minimalistes, reproductibles à l’infini. Farès Hadj-Sadock crée ainsi des objets décalés à partir de matériaux qu’il récupère autour de lui, conçus comme des outils visuels qui viennent incarner le trouble. Une boîte de sardines d’où dépasse une queue d’or, une enveloppe qui marche toute seule, des mains dissimulées distribuant des substances psychoactives… Il injecte ces formes miniatures et facétieuses dans différents environnements, en dialogue avec des lieux comme le musée, pour produire un désordre imperceptible mais qui agit dans la profondeur de nos subconscients. Comme avec l’installation Moyen remplacement (2022), qui imbibe des objets et l’atmosphère autour d’une huile secrète, l’artiste met au point des tactiques de suggestion inconsciente qui recourent à des odeurs, à des présences dissimulées pour faire évoluer les perceptions et mentalités, subtilement et toujours avec une dose d’humour.
Frank Lamy parle de la « puissance performative » de nos histoires car, à ses yeux, elles sont des forces agissantes. Imaginer, vouloir ou croire, c’est déjà commencer à faire. A plusieurs occasions, on aura même tendance à parler d’« intervention artistique . On en revient à Mehryl Levisse, qui a posté des personnages à différents endroits de l’exposition – un qui lit sur un banc, un autre perché en haut d’un mur… – et qui, à des moments non divulgués à l’avance, prendront vie et interagiront avec les visiteurs. L’artiste à la pratique transversale, queer et engagée, explore des formes pour que l’art investisse notre réel, ses certitudes et diktats, et vienne les mettre en crise. Costumes, motifs, gestuelles performatives sont pour lui un moyen de questionner et réagencer les normes et valeurs que tous nos apparats véhiculent, en les détournant et en mélangeant des esthétiques d’habitude inconciliables (carnaval, fétichisme, haute-couture…) Les « personnages à activer », Mehryl Levisse désorientent les préjugés des visiteurs en même temps qu’ils nous incitent à rompre avec la position de spectateurs de nos vies.
De la même façon, d’autres travaux comme les portraits vidéos d’acteurs réalisés par Marie Losier, dans un style « camp » (1), qui se mettent dans la peau de personnalités de la culture underground pop (Peaches, Alan Vega, Genesis P-Orridge…) aux « existences plus grandes que nature » suggèrent que les rêves qu’on se figure inaccessibles ne demandent parfois qu’un seul geste pour être déclenchés et devenir réalité. Les fictions exposées matérialisent ainsi des mondes à activer. Et inversement, plusieurs œuvres jettent le discrédit sur des faits et grilles de lecture largement perçus comme objectifs, scientifiquement avérés ou inéluctables. Il y a toutes ces fictions qu’on se raconte au quotidien, sans se douter un instant qu’elles en sont, comme celle du « Moi », de l’individualité d’un sujet identique à lui-même. Youri Johnson, qui est un nom d’emprunt, exhibe le roman dans lequel il a puisé une partie de son personnage mais l’a placé sous scellé, manière de dire qu’on ne distinguera jamais ce qui lui est propre de ce qui revient à ses sources d’inspiration.
« Que l’on suive les aventures de ses personnages alter ego (Mimicry, La fée Utopia), ou bien que l’on se plonge dans ses échappées romanesques (Noutres), Véronique Hubert vit véritablement à plusieurs à l’intérieur d’elle-même », souligne Frank Lamy proche de la performeuse, Dj et plasticienne dont les duos aux platines lors des soirées d’ouverture ou de clôture du Festival Jerk off restent gravés dans nos mémoires comme les réalités augmentées d’hétérotopies queer partagées (ndlr). Tout un couloir de cimaises est ici consacré aux héros-héroïnes qui peuplent la vie de Véronique Hubert dont on peut découvrir le grand dessin « auto-vidéographique », CHAOS HUMAINE (prévenir les petites filles) une autre forme de fresque, ici !
Si pendant longtemps, la supériorité masculine, la naturalité des genres, ou encore le « mythe du progrès » et la mission civilisatrice de l’Occident – surnom donné à la colonisation par ses protagonistes – sont restés inquestionnés. L’installation murale d’Aurélien Mauplot, qui s’inspire du cabinet de curiosité et des récits d’exploration, mêle indistinctement faits et artefacts, ou encore archives et faux documents pour rappeler qu’il n’en a jamais été autrement, que toute l’Histoire est une construction narrative et même, parfois, entreprise de manipulation de masse. Dans un autre genre, le court-métrage de Kent Monkman (Group of Seven Inches, 2005) s’attache à montrer le colonialisme, l’homophobie et toutes ces tendances, qui ont contribué au Canada, comme dans de nombreux pays, au grand récit national, sous leur jour le plus grotesque et invraisemblable. Malgré tout, elles demeurent ancrées dans la culture dominante, tenaces et de ce fait profondément tragiques.
Comment a-t-on pu s’égarer à ce point dans nos idées de vrai et faux ? Il est plus simple de se demander : qu’auraient été les rois et reines, y compris les plus contemporains avec les Présidents, sans cette confusion ? Avec quoi auraient-ils justifié de leurs pouvoirs et privilèges ? L’objet de Jordan Roger (2), par le biais de ses châteaux de faïence cuite aux tours empilées et vacillantes, est ainsi de rappeler que ces grands hommes et leurs positions sont en vérité très fragiles, et les structures de pouvoirs inégalitaires et abusives sont autant de mondes possiblement désactivables.
En parcourant Histoires vraies, on est toujours sur la limite entre des horizons euphorisants, et des plus cauchemardesques, parce qu’il y a de tout dans la constellation des réels inexplorés. Est-il souhaitable ou au contraire dangereux d’y laisser place, de favoriser l’expression de ces mondes et entités ? L’étendue de l’imagination effraie. On doute de nos capacités de contrôle sur nos propres scénarios, avec la peur qu’ils nous échappent, que le monstre détrône son créateur. Youri Johnson, avec ses autels et objets rituels qui convoquent l’univers de la sorcellerie, propose des formes spéculatives qui mettent en perspective la frilosité globale face au changement, face aux idées à contre-courant toujours dénigrées d’être irrationnelles, occultes ou folles. La magie, comme une partie de l’art, consiste en des opérations de transformation du réel. Or, il existe une grande suspicion à son égard, ainsi qu’à l’égard de toute vision du monde alternative, d’où une tendance à la discipline et au statu quo portée par une fabrique de la peur et de la foi dans l’unicité du réel.
(1) Le « camp » a d’abord été décrit par l’historien gay du cinéma Richard Dyer. Il définit des formes d’expression développées dans la communauté queer, qui passent par la mise en scène, la théâtralisation de soi à travers des rôles qui surjouent et démystifient les conventions de genre ainsi que les formes de la culture dominante. Il peut être envisagé comme une réponse à la morosité ambiante que font régner les normes et une manière de dépasser les carcans identitaires.
(2) Jordan Roger prend soin de faire barrer son nom de famille pour marquer son refus des identités transmises, et donc imposées, socialement et de naissance.
Contact> Histoires vraies, du 4 février au 17 septembre 2023, MAC VAL, Vitry-sur-Seine.
Image d’ouverture> Le commissaire Frank Lamy présente la série de têtes en céramiques The House of Uranistas de Jordan Roger. ©Photo Manon Schaefle