Déplier l’espace avec
l’Enseigne des Oudin

Avant-gardiste, l’Enseigne des Oudin ne déroge pas à sa ligne pour l’amorce de la nouvelle année. Quand il est partout question de voyages ajournés, d’excursions réduites à un périmètre presque clos et de repli chez-soi, la galerie riposte avec une proposition d’accrochage nommée Spatialisations du récit. Divisée en deux parties, l’exposition présente des artistes qui développent une réflexion sur le voyage, le rapport à l’espace et proposent des représentations singulières du monde. Embarquons pour Spatialisations du récit. Tome I, où vacances à la mer, tours du monde, errances romantiques et traversées de paysages sont de nouveau possibles et ouvrent sur d’autres territoires encore plus vertigineux.

Spatialisations du récit. Tome I est une invitation à repenser avec l’art une notion pas si souvent questionnée : l’espace. Etre confiné est une expérience qui a radicalement transformé notre rapport à l’espace. Désormais, il est moins une donnée tangible, accessible, explorable. Il s’est resserré autour du cadre domestique, du foyer. Pour autant, d’autres types d’espaces demeurent à parcourir et s’ouvrent à nous avec plus de clarté et d’importance. L’imaginaire, le virtuel, le quotidien dans ses détails… Les artistes actuellement exposés à l’Enseigne des Oudin nous rappellent qu’il n’y a pas un mais des espaces, que celui-ci est un concept complexe et pluriel. En somme, Spatialisations du récit est une exposition qui cherche à déplier l’espace pour l’étendre à de nouvelles idées, de nouveaux horizons.
L’un des apports les plus connus de la philosophie de Kant explique que l’espace n’est pas une notion empirique, une chose que l’on peut toucher, traverser, percevoir. Kant le définit comme une « forme a priori de notre sensibilité », tout comme le temps. L’espace et le temps sont la façon dont l’esprit conçoit et ordonne les choses mais ne sont pas des choses en soi. C’est cependant à des textes plus contemporains que la galerie emprunte son idée centrale. En effet, la « spatialisation » est ici entendue comme définie par le commissaire et critique d’art Nicolas Bourriaud qui avance que l’artiste est capable de livrer une représentation plus exacte du réel et de ses lieux que le scientifique, en mêlant différents niveaux d’observation. L’Enseigne des Oudin propose une interprétation libre de cette approche et aborde la spatialisation comme les différentes façons dont les hommes occupent l’espace, se le représentent et le mettent en scène.

Dominique Digeon. ©AHM

Ouverte par Alain Oudin et Marie Chamant en 2018, la galerie est particulièrement portée sur la parole des créateurs. Elle édite d’ailleurs des livres d’artistes et accueille un espace de recherche et de documentation dans ses murs. On néglige bien souvent l’œil critique des artistes et les propos par lesquels ils parlent de leur travail, de l’art et du monde en général, estime Jannick Thiroux, directeur de l’Enseigne des Oudin. Il existe pourtant tout un champ de réflexions et d’idées qui précède et accompagne la production artistique. Le sujet de la « spatialisation du récit » produit alors une visibilité et une valorisation de cette parole. Derrière toute œuvre se trouve une voix, même quand celle-ci est inaudible. Il est l’occasion de s’intéresser au récit comme composante essentielle de toute œuvre d’art et de la façon dont nous la regardons tout en faisant un trait d’union entre des travaux très différents.
Ce premier « tome » réunit Thierry Cauwet, Dominique Digeon et Philippe Duval, soit trois artistes pour trois déclinaisons autour de l’idée de « spatialisations du récit ». Dans le couloir central s’exposent plusieurs séries de Dominique Digeon, plasticien qui manie avec ingéniosité l’art du détournement. S’y alignent en une longue frise sur plusieurs murs des cartes postales et autres tirages aux titres évocateurs comme Série : histoire de l’art, Série : invitations, Série : du paysage. Chaque fois autour d’un thème différent, Dominique Digeon déploie et reproduit ses techniques variées de grattage, découpage et pelage à partir de cartes postales collectées au cours de voyages ou chinées dans des vide-greniers. On y retrouve tous les sujets-marronniers des boutiques de souvenirs. Chefs-d’œuvre célèbres, chatons, femmes en bikini… L’artiste ne craint pas le kitsch et l’utilise même comme un prisme original pour cartographier le monde. Ses cartes revisitées opèrent une circulation de lieu en lieu, de pays en pays qui se raconte par la trace d’un souvenir matériel à la fois reproductible et unique, commercial et investi d’émotions. L’objet carte postale n’est-il pas lui-même ambivalent ? Son essor va en effet de pair avec la mondialisation, moment qui conjugue ouverture des possibles et standardisation. Série : invitations s’emploie pour sa part sur le ton de l’énigme à détourner d’anciens cartons d’invitation à des expositions, produisant une interprétation visuelle de leur contenu à partir des mêmes techniques de grattage, broderies et incrustations. Les expositions qui se sont déroulées sur un point géographique et à un moment donné acquièrent une seconde vie sur le mode de l’imaginaire puisque les spectateurs ont à en déduire le contenu à partir de quelques indices ou impressions. Ces cartons témoignent d’une pratique en apparence ludique mais qui demande en réalité temps et réflexion.

Philippe Duval. ©Gregory Copitet

S’ensuivent les productions du Rochelais Philippe Duval qui ne manquent pas de susciter l’étonnement par leur variété thématique et de supports. Tour à tour, l’artiste s’est investi dans la quête d’un art incarné puis désincarné. Il travaille ses photographies avec des apports exogènes. Le buste nu féminin représenté sur La Maison Die (V) apparaît, par exemple, recouvert d’une pellicule de silicone translucide qui lui donne un aspect flou, évanescent. La présence corporelle à l’image permet aussi d’ouvrir sur un autre rapport à l’espace plus intime et métaphorique où le corps se fait paysage dans le paysage. Le point commun entre les différentes œuvres de Philippe Duval est justement de prêter à de multiples lectures. Exposées à des associations alchimiques, à l’ésotérisme et aux croyances, ses productions fourmillent de symboliques religieuses et magiques plus ou moins dissimulées. Ses poèmes et photographies retracent des promenades dans des cimetières, et même ce qui paraît être une série de photos d’arbres dans Linga désigne en réalité autre chose. Une autre chose qui a trait à la représentation de forces telluriques. L’artiste rend ainsi manifeste la dimension secrète et invisible des espaces, qu’ils soient naturels ou construits, car tous contiennent une part de superstitions, d’émotions et de souvenirs projetés.
Le dernier des trois artistes exposés, Thierry Cauwet, immerge le public dans l’architecture d’une chapelle qui s’est éloignée de sa vocation originelle bien qu’elle en conserve de nombreuses marques visuelles. Ses vitraux en papier plastifié recyclé réalisés à taille réelle feraient presque illusion. Mais en y regardant de près, on s’aperçoit que les figures religieuses se mêlent à des éléments graphiques d’un autre genre empruntés à l’histoire de l’art. Se révèle également l’obsession de Thierry Cauwet pour le motif du puzzle dont les découpes caractéristiques sont omniprésentes. S’il ne s’agit pas de religion au pied de la lettre dans l’évocation de la chapelle, il y a bien une signification métaphysique prégnante dans ce travail. Les temporalités s’entrechoquent en même temps que les références et techniques, et les lieux représentés figurent plus l’idée d’in(dé)fini que d’espaces situés et circonscrits. C’est en tout cas ce que semble évoquer l’absence répétée de « l’unique », c’est-à-dire de l’ultime pièce du puzzle, qui s’avère toujours manquante dans les œuvres de Thierry Cauwet. Une représentation du monde qui aspire autant qu’elle porte à renoncer au fantasme, à l’idéal d’unicité.

Thierry Cauwet. ©Gregory Copitet

L’Enseigne des Oudin met en valeur dans ce premier tome de l’exposition Spatialisations du récit des démarches qui opèrent des passages subtils entre espaces réels et imaginés, insistant davantage sur les ponts qui les relient et les confondent que sur les différences qui les séparent. Ces liens sont constitutifs de la façon dont les artistes mettent en récit leur environnement. Le tome 1 construit la spatialisation comme une démarche de navigation libre, créative et aux multiples strates dans l’espace. Les espaces. Dans Spatialisations du récit. Tome II se sont cette fois trois artistes femmes – Amal Abdenour, Marie Chamant et Aline Ribière – qui seront mises à l’honneur, autour d’une conception essentiellement corporelle de la spatialisation, soit plutôt orientée vers la sensualité et les territoires de l’intime. La date d’accrochage reste à déterminer selon l’évolution des restrictions d’ouverture des lieux culturels.

Contact

Spatialisations du récit. Tome I, Enseigne des Oudin, Paris.

Crédits photos

Pour les vues d’exposition ©Gregory Copitet