De l’esthétique du dérapage

Jeanne Berbinau Aubry

Résistance, dissension, contestation, perturbation ou encore dérèglement sont autant de notions explorées dans le cadre de l’exposition Go Canny ! Poétique du sabotage, présentée jusqu’au 30 avril à la Villa Arson, à Nice. Une trentaine d’artistes (1) y jouent les désobéisseurs, agitateurs et autres trublions, invitant le public à faire un pas de côté, à amorcer un dérapage singulier, voire salutaire. Visite guidée en compagnie de l’historienne de l’art Isabelle de Maison Rouge.

Claude Cattelain
Composition empirique N° 7, Claude Cattelain, 2016.

« Qu’est-ce que “Go Canny” ? C’est un mot court et commode pour désigner une nouvelle tactique, employée par les ouvriers au lieu de la grève. Si deux Ecossais marchent ensemble et que l’un court trop vite, l’autre dit : “Go canny”, ce qui veut dire “Marche doucement, à ton aise”. Les patrons n’ont pas le droit de compter sur notre charité. S’ils refusent même de discuter nos demandes, eh bien, nous pouvons mettre aux voix le “Go Canny” – la tactique de “travaillons à la douce”, en attendant qu’on nous écoute. » En 1897, Emile Pouget figure majeure de l’anarchisme, pamphlétaire truculent, stratège patenté et organisateur hors pair, mais aussi personnalité du mouvement ouvrier et syndical français, expliquait ainsi ses références en matière de sabotage. Il poursuit de la sorte : « Pour en revenir au sabottage (2), les Anglais l’ont pigé chez les Ecossais – car les Ecossais sont cossards – et ils leur ont même emprunté son nom de baptême : le Go Canny. L’idée du SABOTTAGE ne restera pas à l’état de rêve bleu : on usera du truc ! Et les exploiteurs comprendront enfin que le métier de patron commence à ne plus être tout rose. Ceci dit, pour les bons bougres qui ne sauraient pas encore de quoi il retourne, que j’explique ce qu’est le sabottage. Le sabottage, c’est le tirage à cul conscient, c’est le ratage d’un boulot, c’est le grain de sable roublardement fourré dans l’engrenage minutieux pour que la machine toussote, c’est le coulage systématique du patron… » Paru dans L’almanach du Père Peinard, en 1897, son texte exprime avec verve la façon dont on s’exprimait dans le monde ouvrier industriel de la fin du XIXe siècle. Le mot sabotage vient donc de sabot : celui que l’on jetait dans une machine pour la mettre en panne. Née de ces mots de travailleurs de la Révolution industrielle, la notion de sabotage s’est développée dans le temps, ne se limitant plus exclusivement au monde du travail, s’étendant à l’expérience clandestine, la subversion anonyme dans tous les domaines. La définition classique du sabotage indique une action clandestine de détérioration, de destruction parfois violente, visant à rendre inutilisable un matériel, une installation civile ou militaire, en particulier en temps de guerre, une manœuvre, un acte ayant pour but la désorganisation, l’échec d’une entreprise, d’un projet.

Amandine Ducrot
Neige, Amandine Ducrot, 2008-2017.

Les commissaires – mais le mot ici est-il bien approprié ? – de l’exposition Go Canny !, Nathalie Desmet, Eric Mangion et Marion Zilio, ont repris cet appel subversif et ont invité des artistes à mettre en œuvre diverses formes de sabotage. Plutôt que de retenir l’aspect violent ou agressif que peut parfois revêtir cette action, ils rendent compte d’actions perpétrées par les artistes à l’intérieur ou à l’extérieur du champ de l’art par des moyens fielleux et perfides, souvent à peine perceptibles, mais qui entendent bien saper les bases de l’édifice. Ou, à l’inverse, produire un élément quelque peu perturbateur pour déranger le bon déroulement des choses en faisant naître une interrogation critique. Des gestes inoffensifs pour la plupart, mais suffisamment dérangeants pour influer sur le cours habituel de la vie. Afin d’expérimenter les concepts réfléchis dans son projet curatorial, le trio a décidé de jouer le même jeu en bouleversant son propre accrochage et son vernissage, ébranlant par le fait même le confort esthétique dans lequel une exposition dans un centre d’art – et qui plus est, au cœur d’une école d’art – pourrait facilement se complaire.

Emilien Adage
Amorce, Emilien Adage, 2017.

L’exposition, à l’image du titre, se présente comme un vaste cheminement dans l’espace, qui relève à la fois du tohu-bohu, du méli-mélo, du capharnaüm, qui concourt à la poésie du dysfonctionnement et à une esthétique du dérapage. Un remue-ménage qui devient remue-méninges. Car, si le spectateur évolue au milieu de l’ensemble des pièces (à conviction), se perd parmi le chambardement produit par certaines d’entre elles, rate la marche (Marche en trompe-l’œil d’Alexandre Gérard), se prend les pieds dans le lino (Kyste d’Alexandre Gérard), fait sauter l’électricité (Amorce d’Emilien Adage), se cogne à un faux mime de rue type sphinx doré (Philippe de Fayçal Baghrige), dépasse les limites (Boum de Stéphane Bérard), glisse sur des bulles de savon au whisky (Douze ans d’âge de Jeanne Berbinau Aubry), rebrousse chemin (Composition empirique N° 7 de Claude Cattelain), laisse les empreintes de ses pas sur son passage (Neige d’Amandine Ducrot), lit, déchire et jette les tracts qu’on lui distribue (BVG de franckDavid), s’invite sans avoir été convié (IKHEA©Services), récupère des morceaux de métal pour crever les pneus de son voisin (Tétraèdre-résistance de Jérôme Pierre)… il n’en contribue pas moins au désordre ambiant. Toutes ces situations, qu’il subit lors de son parcours (du combattant), procèdent de verbes d’action du dysfonctionnement, de stratégies désobéissantes et de résistance mises en place par les artistes qui visent à modifier, à perturber l’ordre ambiant, et l’amènent à dévier de sa route, ne fut-ce que d’un millimètre.

Stéphane Bérard
Boum, Stéphane Bérard, 2016.

Ces démarches, souvent empreintes d’une critique sociale, sont toutes motivées par la volonté d’ébranler les différents systèmes de valeurs et de perturber l’ordre public, parfois en s’y attaquant directement, parfois en usant plutôt de formes de contestation infimes, silencieuses ou encore invisibles. Certaines pièces parlent également de détournement, dissidence culturelle, brouillage de l’image, remise en question de la notion de signature ou dérapage de leurs propres projets. Ainsi Laurent Lacotte, qui a moulé du mobilier urbain dans la ville de Nice, a fait couler en béton ces mêmes formes qu’il dispose dans le lieu d’exposition tout en empêchant le spectateur de s’y asseoir. Tel aussi Janez Jansa, qui a changé de patronyme pour prendre le nom du premier ministre et se faire faire trois passeports pour cette nouvelle (fausse) identité. Ou bien Emilie Brout et Maxime Marion qui, pour prouver l’existence du créateur de Bitcoin Satoschi Nakamoto, sont passés par le Darknet pour commander un faux passeport. Ou encore Mathieu Boucherit, qui met en vente sur Leboncoin les œuvres de ses confrères, mais en pièces détachées, les réduisant ainsi à de vulgaires matériaux de construction, et DeYi Studio, qui publie des tracts incitant au boycott de l’exposition. Il s’agit plutôt de subtiles confusions, petits embrouillements, légères perturbations mais non moins percutantes, où les artistes s’amusent à contourner les règles communément admises – flirtant parfois avec l’illégalité – ou encore à brouiller les codes de l’art et de la société, nous invitant au passage à en requestionner le rôle et la portée. Car, ne l’oublions pas, la mission de l’artiste est bel et bien de jouer le rôle du grain de sable dans les rouages de nos habitudes ; aussi devons-nous attendre de lui qu’il nous bouscule, que ce qu’il nous donne à voir, lire ou entendre nous surprenne, fasse que nous sortions groggy de ce contact à l’œuvre… qu’il se passe quelque chose. L’artiste est le poil à gratter de nos sociétés et s’autorise à « réveiller le public ». Cette position, l’artiste actuel continue de la revendiquer, il n’est pas donneur de leçons, mais par sa posture, de biais, il amène à s’interroger sur le monde et notre relation à lui. Il est un résistant à la normalisation, à la vulgarisation, aux effets de mode, de stratégie, de provocation et de récupération de toutes sortes. L’artiste doit être un contre-pouvoir qui donne du hors sens. L’art est au centre de la société et la provoque, la conteste, il en fait crisser la mécanique.

(1) Avec Emilien Adage, Cécile Babiole, Babi Badalov, Fayçal Baghriche, Stéphane Bérard, Jeanne Berbinau Aubry, Claude Cattelain, Marc Chevalier, Nicolas Daubanes, franckDavid, DeYi, Studio, Amandine Ducrot, IKHÉA©SERVICES, Jean-Baptiste Ganne, Dora Garcia, Alexandre Gérard, Cari, Gonzalez Casanova, Raychel Carrion Jaime, kom.post, Laurent Lacotte, Maxime Marion & Emilie Brout, 1/3, Marie-Ève Mestre, Simon Nicaise, Hervé Paraponaris, Jérôme Pierre, Julien Prévieux, Marie Reinert, Michaël Sellam, Marine Semeria, Charles Stankievech, State of Sabotage, (SoS),Thomas with Olivier et Yann Vanderme.

(2) Orthographe fidèle aux écrits d’Emile Pouget.

Contact

Go Canny ! Poétique du sabotage, jusqu’au 30 avril à la Villa Arson à Nice.

Crédits photos

Image d’ouverture : Douze ans d’âge, 2012-2017 © Jeanne Berbinau Aubry – Composition empirique N° 7 © Claude Cattelain – Neige © Amandine Ducrot – Amorce © Emilien Adage – Boum © Stéphane Bérard – Photos courtesy Villa Arson