De l’autre côté du dessin avec Daniel Nadaud

Pour quelques jours encore, la BnF invite à découvrir une part intime de l’œuvre de Daniel Nadaud, en exposant 40 carnets de dessin entrés dans ses collections en 2021 grâce à un don de l’artiste. Véritable chronique d’une vie de création, ces derniers recèlent des milliers de croquis, notes et collages, qui dévoilent une pratique artistique en marge des chemins rebattus de la création contemporaine. Evocations de la Grande Guerre comme d’un monde agricole en voie de disparition, mises en scène d’engins improbables et d’animaux dignes des fables, transformations et assemblages impossibles caractérisent une œuvre inquiète à la fantaisie très puissante. Accompagnés d’une sélection d’estampes et de livres, les carnets sont au cœur de l’exposition imaginée par Cécile Pocheau-Lesteven, conservatrice en chef au département des Estampes et de la Photographie de l’institution. A découvrir jusqu’au 12 mars.

Apparemment, le silence règne. Dans la Galerie des Donateurs, les carnets de Daniel Nadaud font pourtant du bruit. Les dessins intranquilles et facétieux de l’artiste se livrent telle l’antichambre d’une œuvre indomptable. Au fil des pages, l’œil s’accroche à mille détails savoureux qui rendent unique ce monde-orchestre composé d’engins extraordinaires, d’insectes prodigieux, d’humain caricaturés, d’objets détournés… C’est après la sieste qu’un de ses grands-pères lui livrait des souvenirs de la Grande Guerre, allant parfois jusqu’à en mimer des scènes. Comme le feu sort l’eau de la placidité, ces récits portent à ébullition l’imagination de l’enfant. Daniel Nadaud ne cessera jamais de dessiner la guerre, cherchant comme le pigeon voyageur à faire son travail sans violence. L’exposition proposée par la Bibliothèque nationale de France invite à lever le voile sur les mouvements intérieurs de l’œuvre, ceux qui la guident sans jamais l’enfermer. Accompagnés d’un choix d’estampes et de livres, 40 carnets révèlent ainsi l’univers foisonnant de celui qui se définit comme un dessinateur mais dont le public connaît le plus souvent les installations-sculptures.
Les carnets de Daniel Nadaud-Les dessous de La Gricole fait suite à un don de l’artiste à la BnF et s’annonce comme un hommage à la créativité graphique ainsi qu’à la fantaisie poétique de l’artiste. Sur l’affiche, point de carnets ou de dessins mais une image étonnante montrant une multitude de cloches en porcelaine, suspendues à l’intérieur d’un bâtiment de pierre. Voici donc La Gricole (du moins une part). Pour ses dessous, il faut entrer dans l’espace d’exposition. Sur le mur de gauche, trois leporelli déployés, sur celui de droite, une sélection d’estampes, au fond deux dessins grands formats et au centre cinq vitrines recelant les précieux. Cécile Pocheau-Lesteven, conservatrice en chef au département des Estampes et de la Photographie de la BnF et commissaire de l’exposition, plonge d’emblée le visiteur dans l’énigme Nadaud.

Vue de l’exposition Les carnets de Daniel Nadaud – Les dessous de La Gricole, BnF. ©Daniel Nadaud, photo MLD

« Daniel Nadaud est né en 1942. Depuis l’enfance, il partage son temps entre la région parisienne et la Mayenne. Là-bas, il a beaucoup travaillé sur des installations, des sculptures-assemblages, dont les carnets témoignent, comme ils témoignent de tout son parcours. Avec eux, nous entrons dans l’intimité de la création du monde mystérieux de La Gricole ! » L’invention, issue d’un étrange spasme sémantique évoquant tant le bricolage que l’agriculture, vient qualifier l’ensemble de l’œuvre pensée, peut-être, comme un territoire à explorer, où l’œil se délecte et l’esprit s’engaillardit.
« Depuis le début des années 1980, à raison d’au moins un carnet par an, plus souvent deux ou trois, auxquels s’ajoutent ceux qui courent sur plusieurs années, Daniel Nadaud tient la chronique dessinée de sa vie d’artiste : travaux en cours, projets, voyages et visites aux musées, fantaisies, enthousiasmes et obsessions. Au fil des pages, les milliers de dessins, croquis, notes et collages rendent compte de sa formidable énergie créative. S’y déploient des séries de dessins quasi-obsessionnelles avec lesquelles l’artiste s’approprie les objets qui vont initier de nouveaux projets. » A l’abri de leur vitrine, les carnets nous narguent. Que ne donnerions-nous pas pour tourner chacune de leurs pages et tirer jusqu’au bout le fil du dessin de Nadaud ? Des animaux s’affairent, insectes et rongeurs de même échelle, des mécanismes monstrueux se déploient, des corps de femme sans têtes accueillent des fées Clochette, un piège à l’aquarelle se referme, tandis qu’enchâssé dans du papier millimétré un carton blanc arbore en lettres capitales TOUT RESTE À FAIRE. Parfois des dimensions, une date, une remarque sont inscrites. Ce sont ces trois fois rien qui forcent notre reconnaissance. Tourner les pages de tels carnets est mieux encore que flâner dans un atelier.
L’appétit pour les objets lui viendrait de son autre grand-père, celui qui était quincailler. Les dessins montrent comment l’artiste les ausculte, les triture, pour finir par les faire siens. « Son imaginaire s’attache à certains objets et les carnets nous le montre au travail. D’une manière obsessionnelle, un peu maniaque, Daniel Nadaud tourne autour d’une fourche, d’un couteau ou d’un fusil avant de se l’approprier, d’en faire une série de dessins, d’estampes ou de sculptures. Tous ces objets sont mis en mouvement par l’artiste, qui déploie une grande dynamique dans le travail d’assemblage. Il n’y a pas d’amoncellement mais la recherche d’une articulation, d’une vivacité. » Chaque dessin possède son élan propre initié par un savant équilibre entre le sujet, le trait, les couleurs et la composition. Un chapeau en papier sur la tête, le tigre à dents de sabre éclaire les profondeurs de sa gueule avec une ampoule. Un dodo transpercé par une mire joue à la roulette russe. Qui de la massue, de la grenade ou de la pétoire finira par lui avoir la peau ? Chaque image est un rébus silencieux qui souligne avec humour et souvent dérision la bêtise comme la cruauté du monde.

Vue de l’exposition Les carnets de Daniel Nadaud – Les dessous de La Gricole, BnF. ©Daniel Nadaud, photo MLD

A côté des carnets, Cécile Pocheau-Lesteven a souhaité montrer la richesse des estampes. Au mur, linogravures, lithographies, gravures et sérigraphies réhaussées témoignent de l’esprit aventureux de l’artiste. Beaucoup parmi ces dernières sont travaillées de manière expérimentale, certaines sur des pierres, d’autres sur des papiers singuliers, modestes. Des papiers solides mais non destinés à cet art. Imprimer en lithographie sur papier millimétré, par exemple, est une gageure relevée à plusieurs occasions. Le plus souvent sur papier blanc, certaines arborent un fond noir sur lequel papillons et poissons déploient ailes et nageoires. Le regard fasciné suit alors leurs chorégraphies insensées que la légèreté du trait rend évanescentes. Toutes ces œuvres sont les fruits de nombreuses collaborations avec des ateliers reconnus comme l’URDLA, à Villeurbanne, ou Le Petit Jaunais, à Nantes, mais aussi d’expériences menées sur la presse lithographique de l’artiste, comme les essais réalisés sur des morceaux de marbre.
Où que les yeux se posent des récits démarrent, des transformations s’opèrent, des rapprochements se produisent. Il y a des cloches, des colombes, des impacts de balles, des autruches, des têtes de mort, des outils, des rats, des masques à gaz, et autres charriots comme autres bestioles. Sur une double page, deux têtes de soldats. L’une trépanée laisse échapper des pensées de barbelés et de miradors. L’autre, les yeux fermés, sert de perchoir à des pigeons. L’ambiguïté de leurs lèvres rouges, presque féminines, déclenche une folle intrigue. Daniel Nadaud trouve la réalité inquiétante et indéniablement lui préfère la fiction. Il y a aussi des clins d’œil en pagaille, des commentaires par-delà les époques. Pour n’en citer qu’un, le dessin La Fée Electricité manque d’éclairage pointe sans équivoque l’immense peinture (La Fée Electricité, 1937, 250 panneaux en bois) de Raoul Dufy dont Nadaud pour l’occasion complète le titre, empreinte la palette de couleurs et interprète le sujet. Fort de ce que l’histoire nous a appris. La modernité n’a pas apporté que le progrès. Les filaments de l’ampoule dessinent le cri de Nadaud tandis que Lénine et Staline s’affrontent du regard et que des squelettes dansent déjà bottes aux pieds.
Quand il a donné ses carnets à la BnF, Daniel Nadaud a écrit un petit texte de présentation pour chacun d’eux soulignant ce qui à l’intérieur était important. L’écriture est une constante dans son œuvre. Il vient d’ailleurs de sortir un nouveau livre, Regarde !, qui reprend d’anciens textes et raconte sa relation à l’art, à la littérature, aux artistes et aux écrivains. Tout ce que son œuvre doit à leur soutien, à leurs échanges. Disons encore, et pour conclure, qu’il y a du Lewis Carroll chez cet amoureux du partage. Quand nous suivons un animal de l’autre côté du dessin pour rejoindre un univers inspiré de la vie de l’artiste, certes, mais aussi de poèmes, de folklore et de fables. Et qu’immergés dans son histoire nous éprouvons l’absurdité, le non-sens, l’humour et une délicieuse perte de repères. Comme dans un rêve.

Vue de l’exposition Les carnets de Daniel Nadaud – Les dessous de La Gricole, BnF. ©Daniel Nadaud, photo MLD

Contact> Les carnets de Daniel Nadaud – Les dessous de La Gricole, jusqu’au 12 mars 2023, BnF François-Mitterrand, Galerie des Donateurs, Quai François-Mauriac, 75013 Paris.

Image d’ouverture> Vue de l’exposition Les carnets de Daniel Nadaud – Les dessous de La Gricole, BnF. ©Daniel Nadaud, photo MLD

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