David Guez : des technologies à l’écriture

Le 23e congrès de la Société Française des Sciences de l’Information et la Communication (SFSIC) a débuté hier à l’IUT Bordeaux Montaigne. A cette occasion, la 4e édition Arts.SIC.Culture poursuit sa volonté de « mise en culture » des dynamiques de recherche en sciences de l’information et de la communication à travers une programmation artistique en lien avec le thème de la manifestation : « La numérisation des sociétés ». Durant trois jours, expositions, courts-métrages, mapping vidéo, salon littéraire sont accompagnés de temps d’échanges pour faire vivre un dialogue art-SIC autour des questions de circulation et de traçabilité de l’information numérique, du stockage et archivage des données, des usages des nouveaux médias, des langages de programmation, des industries de contenus numériques et des pratiques de travail associées, des nouvelles technologies de l’information-communication et des problématiques qui leur sont liées (surveillance, hyper connexion, économie de l’attention…). Au cœur du Congrès, sur le plateau-télé de l’IUT, l’exposition Info Data Art réunit 4 œuvres de 4 artistes singulièrement préoccupés par ces sujets : David Guez avec Disque dur papier, Lauren Huret avec Praying for my haters, Olga Kisseleva avec Memory Garden, et Bérénice Serra avec Customs. Réalisée par Marie-Laure Desjardins, cette sélection se consacre tout particulièrement aux données numériques et s’interroge sur les questions de circulation de l’information dans l’espace public, la traçabilité de l’information et des données, l’organisation du travail dans les entreprises de contenus numériques et sur les langages de programmation informatique. ArtsHebdoMédias vous les présente. Ici, celle de David Guez.

L’œuvre

Le Disque dur papier propose le stockage de données numériques sur un support « papier » pour les sauvegarder de façon pérenne. Ce projet sonde la fragilité d’une civilisation du « tout numérique » en proposant des alternatives sensibles et réalistes. Dans le même esprit, le projet Stèles binaires stocke le code informatique (0 et 1) d’œuvres importantes de l’humanité sur des matériaux comme la pierre ou le métal en vue de leur restitution en cas de perte ou de destruction de la version numérique, prenant en compte le caractère provisoire des outils technologiques de stockage (durée de vie inférieure à 10 ans).

L’artiste

David Guez est artiste, pionnier des nouveaux médias, et auteur. Depuis 1995, il réalise des projets artistiques dont les deux moteurs fondamentaux sont les notions de « lien » et de « public ». Ces deux approches lui ont permis d’inventer des « objets » et des « matrices » qui questionnent des sujets contemporains et leurs relations avec les nouvelles technologies. Il aborde des thèmes aussi variés que les médias libres, la psychanalyse, le rapport au temps, les usages collaboratifs de l’Internet, les problèmes d’identité, de perte de liberté et les questions d’archivage. Parmi ses derniers projets, Une Intelligence Artificielle Collective, qui lutte avec les IA de Google & Facebook, Une crypto monnaie temporelle, dont le temps est la base d’échange, une plateforme Web indépendante d’artistes et d’auteurs, un casque de réalité virtuelle connecté au cerveau, un livre, Le Collectif.

A propos du parcours

« J’ai commencé par faire une maîtrise en Intelligence Artificielle. A l’âge de 22 ans, j’ai basculé dans les arts plastiques – dessin, sculpture – et étudié à la Rietveld Academie, à Amsterdam, pendant deux ans. A mon retour en France, en 1996, le Web démarrait. Quand je me suis aperçu qu’il pouvait être un nouveau champ d’exploration artistique, ma passion d’enfant pour l’informatique a resurgi. Ce qui m’a logiquement éloigné des pratiques artistiques classiques pour me concentrer sur des formes plus conceptuelles. Jusqu’en 2002, j’ai beaucoup exploré l’Internet avec des projets très larges, comme la première WebTV dédiée à l’art – tv-art.net –, créée en 1999, et Teleweb.org, un portail réunissant plus de 2000 Web-télévisions et radios libres, ou, plus intimistes, comme la série 2067, initiée en 2006, par un dispositif qui permettait d’envoyer un e-mail dans le futur. Je m’interrogeais alors sur la capacité du Web à être un espace de conservation et de transmission de nos données, ce qui m’a amené à m’intéresser à la question de la mémoire, au stockage, à la notion de données privées/ publiques, etc. Sont nés alors des dispositifs utilisant appareil photo, téléphone ou cabine téléphonique. Ils m’ont amené à réfléchir à la fragilité du numérique d’autant que la plupart des pièces réalisées entre 1996 et 2000 avaient déjà disparu du fait des nombreuses évolutions technologiques. Il y avait quelque chose d’inquiétant à observer l’abandon des supports analogiques pour tout miser sur le numérique. Toute la connaissance du monde était désormais stockée sur un terrain instable, sa conservation fragilisée. Ce sujet est devenu une obsession, qui m’a poussé à proposer des solutions alternatives, dont Disque dur papier et Stèles binaires exposés pour le congrès. Partant du principe que tout fichier numérique, qu’il soit sonore, visuel ou textuel, est une suite de 0 et de 1, j’ai imaginé les écrire sur des supports matériels résistants comme le papier ou la pierre. J’ai également écrit un Manifeste qui expliquait la transformation du monde réel en monde « zéroun » et demandait le sauvetage de ce monde réel ! Il ne s’agissait pas seulement de parer une éventuelle attaque terroriste mais de se prémunir face à des risques physiques tels que les charges magnétiques solaires en mesure de détruire les ordinateurs, d’effacer tous les disques durs. Les institutions sont très conscientes de ce danger et certaines, comme l’Institut national de l’audiovisuel, m’ont invité à présenter mes slow médias de substitution. Tel le projet Humanpédia qui propose de participer à la constitution d’une mémoire universelle, hors de tout contexte technologique, en demandant à chacun d’apprendre une page de Wikipédia. Une idée soufflée par le film Fahrenheit 451 de Truffaut – adaptation du roman de SF de Ray Bradbury –, où pour sauver des livres certaines personnes les apprennent par cœur. J’essaie de trouver des solutions marrantes à des problèmes sérieux. »

À propos du processus créatif

« Mon terrain de réflexion est celui des technologies et les sciences de l’information, abordé avec un objectif précis : élaborer artistiquement des réponses aux questions que je me pose. Et comme je suis aussi ingénieur, il faut que les solutions avancées aient non seulement du sens mais aussi qu’elles fonctionnent. Conséquence, l’idée peut mettre plusieurs années à se concrétiser par un dispositif opérationnel. J’ai travaillé sur l’IA, la réalité virtuelle, la blockchain, les NFT… A chaque fois, j’interroge des technologies à l’usage émergent et les détourne. Après 25 ans de projets techniquement lourds, j’ai eu envie d’une forme qui ne passe pas par l’étape « gestion de projet », obligatoire en art numérique. Je consacre donc désormais un maximum de temps à l’écriture. Car écrire un livre, c’est résoudre en temps réel les problèmes, un peu comme quand on sculpte. Choisir l’écriture pourrait alors être considéré comme une manière de revenir à une pratique traditionnelle des arts plastiques. Toutes les questions, et leurs réponses, sont concentrées en un seul objet et ne nécessitent qu’un crayon et une feuille. Un véritable défi ! »

Fleyo et Titouan performent autour de Disque dur papier et Stèles binaires. ©Photo MLD

À propos de Disque dur papier

« Le Disque dur papier a été une aventure car sa mise en œuvre m’a obligé à trouver de nombreuses solutions techniques. J’explique en première page du livre tout le principe : comment le fichier a été converti, quelle est sa taille, quelle est l’importance des données… Le film retranscrit dure 26 minutes, son fichier pèse 36 Mo et est constitué de 332 millions de 0 et de 1 qu’il a fallu imprimer. Résultat : 625 pages pleine de caractères en corps 1,26 ! Ce pourquoi il faut une loupe pour les lire. A cette taille, l’ordinateur ne suit pas. Il a donc fallu contourner les difficultés et écrire des scripts pour réaliser 625 fichiers PDF d’une page. L’impression a fait apparaître d’autres difficultés car les machines de l’imprimerie n’arrivaient pas à détecter les 0 et les 1 du fait de leur petitesse. Je n’ai fait que deux livres à partir du Voyage dans la Lune de Méliès et de La Jetée de Chris Marker. Pour les Stèles binaires, j’ai choisi de conserver, avec le même principe, des éléments symboliques comme la première photographie de Nicéphore Niepce, le cri de l’ours brun des Pyrénées, la première voix humaine enregistrée, l’oiseau en vol d’Eadweard Muybridge, la fameuse phrase prononcée par Neil Armstrong à propos de son premier pas sur la Lune, et Albert Einstein disant e = mc2. »

À propos des technologies de l’information et de la communication

« Les technologies de l’information et de la communication sont au cœur de mon travail. Depuis 25 ans, je questionne chaque nouveauté de ce domaine. Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’IA, j’ai écrit un manifeste. C’est un peu une manie chez moi, cela permet de poser les fondements de ma réflexion et de mes propositions. En l’occurrence, je suis convaincu que l’IA doit être abordée par la question du langage. Il faut considérer que chaque IA est fabriquée par une entreprise qui a une manière de communiquer spécifique, des thèmes de pensée singuliers, des tabous…, et donc va les transmettre. Ce qui revient à formater les esprits de l’autre côté de l’interface, notamment les jeunes. D’autant que les IA deviennent tellement évoluées qu’il est parfois difficile de détecter qui s’adresse à nous. C’est ce que j’ai voulu démontrer avec E.L.I.O.T, une IA collective dont le principe était de lutter contre les IA classiques. Mon souhait était d’expliquer que les IA peuvent nous hacker par le langage, fondement même de notre humanité. Aujourd’hui, des hackers ont réussi à faire des prompts tellement évolués que ChatGPT a intégré qu’elle était dans un processus de simulation et a proposé des réponses qu’elle n’aurait jamais dû pouvoir élaborer. C’est super intéressant, cela montre que le processus va dans les deux sens. La question du langage est donc cruciale. Actuellement, je réfléchis à un projet sur les systèmes prédictifs des IA. Ce dernier est né d’un intérêt récurrent pour le cerveau et l’interface homme-machine. Les neuroscientifiques expliquent que l’humain fonctionne par simulation-prédiction, c’est-à-dire, qu’à l’instant T, notre cerveau projette des possibles en fonction de l’environnement. Il passe son temps à résoudre des problèmes pour que nous nous sentions dans un environnement cohérent, quitte à ce que nous nous mentions. Alliés à l’un de mes sujets de prédilection, le futur, ces mécanismes passionnants m’ont décidé à m’intéresser à la prédiction. Une IA peut-elle prédire le futur ? Telle est la question. Je vais tenter d’y répondre pour l’édition 2024 du festival Hors-Pistes, au Centre Pompidou, pour lequel il est prévu que je réalise un magazine de prédictions des résultats sportifs des Jeux Olympiques, qui se dérouleront la même année, à Paris. Nous saurons donc rapidement si l’IA est oracle ! »

À propos du rôle de l’artiste au XXIe siècle

« De mon point de vue, le rôle de l’artiste a toujours été d’être un “lanceur d’alerte” et une force de proposition. Charge à lui quand il détecte un sujet intéressant de trouver des systèmes de représentation en fonction de son médium et, dans tous les cas, de ne pas être pris dans des systèmes qui l’empêcheraient d’imaginer des utopies, des solutions constructives pour l’ensemble. La plupart de mes projets ont cette visée, comme Hostanartist, par exemple, une plateforme Web qui propose des résidences d’artistes chez l’habitant. Je cherche toujours à trouver des solutions alternatives aux problèmes posés, à démontrer que d’autres modèles sont possibles. Un artiste peut détecter des zones de liberté nouvelles et les agrandir. Il est le seul à pouvoir créer de la beauté tout en montrant la laideur du monde. »

Image d’ouverture> Disque dur papier, David Guez, 2012. Photo MLD. Courtesy de l’artiste