Dans le jeu de Gregory Forstner

Après un long temps passé entre les Etats-Unis et l’Europe, Grégory Forstner s’est installé à Montpellier, proche d’une mer qui lui est chère mais n’empiète pas sur son univers pictural. Pour son exposition au centre d’art A cent mètres du centre du monde, à Perpignan, l’artiste a souhaité partager les cimaises avec Cristina Lama Ruiz et Matias Sanchez, deux peintres originaires de Séville. Ensemble, ils invitent à découvrir une exposition au titre à l’étrange humour, Roasted Hot with Heat. Quel est donc ce rôti chaud dont il est question ? Réponse possible jusqu’au 27 mai.

Si le titre de l’exposition provoque d’emblée des images de rôti fumant, l’œil repère surtout un chien, ni écorché, ni pleinement vif, esquissé en partie, dont seule la tête est suffisamment achevée pour la rendre reconnaissable. Chaque toile est conçue selon le même principe, un canidé occupe toute la surface, sur un fond clair, traité comme une peinture de personnages dont le corps est à peine suggéré.
Il faut préciser qu’il s’agit plus d’un sujet-chien, le motif étant concrétisé par les quatre symboles des jeux de cartes : pique, cœur, carreau, trèfle, occupant un coin de la toile à l’image de grands tarots.
La monumentalité de ces cartes, si tant est qu’on puisse les prendre pour telles, à cause d’un format qui en annulerait tout idée de manipulation, codent la visite. Confrontation ou paradoxe, le chien devrait prendre des airs hargneux ou agressifs en fonction du rôle que l’artiste lui attribue, soit représenter la violence sociale, politique… Mais ces grandes toiles à fond rose pâle montrent un chien presque indifférent, l’air le plus souvent absent, dont la tête est peinte de façon plus précise que le corps, celui-ci construit à grands traits, à mi-chemin entre croquis et esquisse, sans grande méchanceté si ce n’est le positionnement prognathique de sa mâchoire inférieure, assez courante pour un bull-dog.

Vue de l’exposition Roasted Hot with Heat, tiles de Gregory Forstner. ©Photo A cent mètres du centre du monde

A regarder les œuvres de loin, une sorte de légèreté, voire de douceur, en émane, une joyeuseté tempérée par la promiscuité d’avec les œuvres des deux artistes invités par Forstner qui s’intercalent entre elles. Pourtant en détaillant chacune d’entre elles, on s’aperçoit que les peintures timbrées de ces corps de chien sont habitées de petites narrations, elles-mêmes porteuses de sens si ce n’est de signification, à l’image des évocations poétiques inspirées par l’histoire d’un soldat que l’exposition raconte. En effet, ces peintures ont été réalisées à partir d’un poème de E.E. Cummings I sing for Olaf glad and big qui est le récit d’un militaire ne voulant plus servir son pays et qui a refusé de faire honneur à son drapeau. D’où différentes étapes relatées sous forme d’attributs dont s’entoure le chien tel un blason dédié à une paix imaginée et désirée. Mais, là aussi, le traitement du sujet adoucit les connotations implicites de violence tout en les rendant présentes par bribes : une tête de mort, un fusil, un bicorne napoléonien…
Si le premier réflexe nous pousse à penser que les œuvres s’accorderaient avec une certaine actualité, il faut savoir qu’elles ont été conçues pendant le confinement bien qu’étant toutes datées de 2022. Est-ce une conclusion émergeant d’un murissement de l’enfermement associée directement à l’idée du carcan militaire, ou bien une généralité sur la force contraignante ? Les scènes représentées n’y font pas vraiment référence. Chaque fois le chien est installé comme sujet principal, centré, à l’identique de ces personnages auto-satisfaits trônant dans l’œuvre du peintre Botero, lui-même s’alignant sur les mises en place classique du portrait dans l’histoire de la peinture, mais le chien affiche ici une sorte de détachement, comme si la situation ne le concernait pas vraiment. Il est souvent assorti d’une énigmatique paire d’ailes, discrètes mais récurrentes, d’emblèmes de belligérance, bouclier, boulet, baïonnette, bottes « historiques » évoquant celles des troupes allemandes. Précisément sa famille lui a rapporté l’existence d’aïeux combattants hitlériens dont le poids de la faute est annulé en somme par d’autres, engagés eux, dans la résistance.

Vue de l’exposition Roasted Hot with Heat, au premier plan une toile de Gregory Forstner. ©Photo A cent mètres du centre du monde

Il reste dans cette série de peintures une iconographie hésitant entre violence et douceur, entre cette race de bull-dogs aux canines arrogantes et les tracés légers bleus, d’une peinture de facture maigre, laissant par transparence la trace des couleurs brossées puis effacées. La présence aussi d’un corps de femme d’une échelle plus petite que le sujet, personnage figé et vert relevant davantage d’une sculpture que d’un interlocuteur, rappelle-t-elle la permanence des genres et techniques prêts à être dévorés par la modernité ? L’effacement concerne aussi les mots inscrits sur les toiles. Là aussi, parfois le texte est entier comme Guerre, parfois à demi effacé, de même pour le mot Paix, ou encore lorsqu’il est question de « Puissance » ou du « Génie de l’art ». Autre aspect de la dualité est celle à propos de « doublons », soit des œuvres s’imitant l’une l’autre placées à l’étage quand les premières de plus grand format et plus achevées sont accrochées au rez-de-chaussée. Elles viennent rappeler le conflit entre mots, formes, couleurs, et contradictions quasi ambulatoires disséminées comme par hasard et pourtant bien présentes. La conjonction de mots, de références, de sujets, d’évocations de toutes sortes rend complexe toute interprétation qui se voudrait axiale.
Cette peinture pour évocatrice d’agressivité, si contenue soit-elle, en réalité rend compte de quoi ? En quoi le traitement d’un tel sujet joue-t-il avec les enseignes des cartes à jouer ? Le pique est-il emblématique de fatalité lorsqu’il est question de guerre ? Le carreau est-il plus clément quand la représentation concerne la pudeur ? Il est difficile de saisir une continuité mais peut-être l’artiste se situe -t-il volontairement dans l’imprécision si propre à révéler le hasard des croisements de formes ?

Vue de l’expositions, Roasted Hot with Heat, Gregory Forstner, Cristina Lama Ruiz et Matias Sanchez. ©Photo A cent mètre du centre du monde

Du hasard il en est question lorsqu’on constate des traces de pas liquides sur les œuvres, puisque l’artiste y a marché « par hasard » et que le repentir le conduit à en atténuer les marques. Forstner est donc passé par-là, comme la peinture du XVe siècle l’inscrivait sur les tableaux eux-mêmes, « untel… fecit », assurant en cela que le peintre en était bien l’auteur. Mais le hasard n’en est vraiment pas un tant qu’il n’est pas source de sérendipité pour la suite de l’œuvre. Celle de Gregory Forstner nous amène à penser davantage à l’intégration nécessaire de ses pas pour atteindre l’autre côté de la toile qu’à un réel hasard, tout comme une tendinite est censée l’avoir obligé à alléger sa peinture par des tracés moins appuyés. La nécessité vient obstruer le hasard d’un récit qui se voudrait toujours plus personnel. Dans toute biographie de peintre, la présence du corps s’impose en vers et contre tout. Comme l’affirme Numa Hambursin, commissaire général de l’exposition Immortelle, à Montpellier, à laquelle participe aussi Forstner, la peinture figurative est une peinture de combat, c’est peut-être à ce propos que la dimension du corps est particulièrement concernée.
A Perpignan, Grégory Forstner a invité à exposer avec lui deux artistes de Séville, Cristina Lama Ruiz et Matias Sanchez. Couple d’artistes attelé à représenter un univers emprunt des chimères de l’enfance pour la première et des tourmentes ensoriennes pour le second. Tous deux racontent les avatars de personnages en quête de bal ou de saynettes plus ou moins macabres comme la sorcière de Cristina Lama Ruiz (Hechicera, 2022) ou In ictu Oculi de Matias Sanchez, toile à la surface de laquelle flottent des têtes de mort et de loup, des enchaînements de petits êtres monstrueux et dentus.
La première revendique plastiquement une absence de savoir-faire propre à mettre en évidence la naïveté des modes enfantins, qui consiste à se faire peur avec des personnages de fables issus d’une simple ébauche imaginaire comme peut l’être une utilisation des animaux menaçants de La fontaine par l’innocence cruelle de l’enfance.

Vue de l’exposition Roasted Hot with Heat, toiles de Matias Sanchez. ©Photo A cent mètres du centre du monde

Avec une maîtrise peu mise en avant mais affirmée, Sanchez fait référence, pour sa part, à l’usage classique des phylactères dans la peinture religieuse non sans en perturber la mise en place par la présence récurrente d’os blancs flottants ou de bulles sans texte, ramenant un premier plan étrange, à la limite d’un écran surréaliste qui masquerait la réalité du deuxième plan par transparence. Sa peinture regorge de citations picturales. On pense à Van Gogh pour Pintor Camino Al Tranajo où il se représente, mais aussi à la jouissance inquiétante de certaines œuvres d’Ensor.
Déterminées à représenter les contradictions idéologiques autant qu’émotionnelles, les représentations paradoxales de Gregory Forstner s’accompagnent très bien de la cohorte des personnages de ses compagnons d’exposition pour dire non seulement les contours de la figuration actuelle mais aussi le retour à une aspiration d’un sens, ce à quoi pourtant, ne conclut jamais la peinture, intransitive par nature.

Vue de l’exposition Roasted Hot with Heat, toiles de Matias Sanchez (à gauche) et de Cristina Lama Ruiz (les deux de droite). ©Photo A cent mètres du centre du monde

Contact> Roasted Hot with Heat, Gregory Forstner, Cristina Lama et Matias Sanchez du 4 mars et 27 mai 2023, A cent mètres du centre du monde, Perpignan.

Image d’ouverture> Vue de l’exposition Roasted Hot with Heat, Gregory Forstner, Cristina Lama et Matias Sanchez. ©Photo A cent mètres du centre du monde