Cultiver un certain goût du bonheur avec Chantal Colleu-Dumond

Le Domaine de Chaumont-sur-Loire accueille cette semaine les invités à la troisième édition des Conversations sous l’arbre. Reprenant le thème de l’édition 2023 du Festival International des Jardins, ces rencontres examinent le concept de résilience élargi à la nature. Ainsi, le botaniste-chercheur, inventeur des murs végétaux, Patrick Blanc, le pionnier de l’agriculture biologique Philippe Desbrosses, le paysagiste-pépiniériste Éric Lenoir et l’artiste Bob Verschueren y développeront leurs points de vue sur la résilience écologique. Durant deux jours, ils s’intéresseront à la capacité d’un écosystème à résister aux perturbations, changements climatiques, pollutions, envahissements urbains ou catastrophes naturelles, et à rétablir sa biodiversité ainsi que ses fonctions vitales. Ne pouvant pas être physiquement présent, Boris Cyrulnik a néanmoins tenu à participer à la réflexion en acceptant de s’entretenir avec Chantal Colleu-Dumond, initiatrice des Conversations et directrice du Domaine. ArtsHebdoMédias a saisi l’occasion pour poser quelques questions à cette dernière. Interview d’une passionnée de (et par) nature, militante inlassable d’une écologie sensible.

ArtsHebdoMédias. – Pourquoi avoir créé les Conversations sous l’arbre ?

Chantal Colleu-Dumond. – L’aventure culturelle originale menée au Domaine de Chaumont-sur-Loire, en lien avec le patrimoine, l’art et les jardins, repose sur une vision du monde liée au pouvoir du beau et du merveilleux. Une philosophie qui n’était jusqu’alors visible qu’à travers notre programmation et que je souhaitais voir s’exprimer autrement. Les Conversations sous l’arbre résultent de cette constatation. Centre culturel de rencontre, le Domaine est un lieu artistique et jardinistique lié aux grandes problématiques contemporaines sur l’environnement. Il était important d’ajouter un quatrième pilier à notre activité en créant un Centre de réflexion Arts et Nature, un espace où il serait possible de penser la nature hors des sentiers battus. Nous avons donc décidé d’organiser des rencontres qui rassemblent à chaque édition un philosophe, un scientifique, un artiste et une personnalité, ou plusieurs, du monde du paysage et de l’écologie, pour concevoir une pensée pluridisciplinaire à partir de points de vue différents. C’est vraiment le pilier qui nous manquait. Je crois beaucoup à ces espaces parallèles où la parole se développe de manière libre et conviviale, c’est-à-dire sans que les intervenants soient dans la position du professeur délivrant un savoir, mais plutôt dans l’idée de provoquer un véritable échange avec les autres. Le fait que tout se passe au Bois des Chambres, provoque un effet « croisière verte ». Que nous échangions, déjeunions et dînions ensemble me semble être de nature à favoriser les liens entre le public et les invités. Nous sommes dans une bulle verte pendant deux jours.

La troisième édition des Conversations sous l’arbre est en écho avec le thème du Festival international des jardins. Pourquoi avoir choisi la résilience ?

Nous sommes dans une période complexe où près d’un tiers des forêts, d’une part, et des terres agricoles mondiales, d’autre part, sont dégradées, où la biodiversité est menacée, et où la détérioration des écosystèmes affecte la santé de 40 % de la population mondiale. Chacun peut ressentir physiquement les méfaits du dérèglement climatique. Plutôt que d’être dans la complainte et la constatation de notre impuissance face à ces phénomènes, il me semblait important de faire appel, par le moyen du concours du Festival, à des paysagistes, architectes, designers… du monde entier pour voir quelles solutions ils pouvaient suggérer. Nous avons reçu nombre de propositions très diverses. Citons, par exemple, ce jardin chinois, qui présente un système d’irrigation ancestral, à partir de tuiles vernissées anciennes, à la fois étanches, efficaces, et esthétiques, ou encore ce jardin français, qui propose un corridor végétal pour favoriser l’ombre et la fraîcheur, une pratique familière au Domaine, où nous créons depuis longtemps des voûtes vertes grâce à une taille spécifique des arbres. Il y a également une proposition très intéressante autour des plantes halophiles, qui sont particulièrement adaptées aux hauts niveaux de salinité et pourraient donc résister à la montée des eaux. C’est une coopération entre un paysagiste américain et un pépiniériste de l’île de Ré qui est à l’origine de ce très beau jardin bleu intitulé Le chant du sel. D’autres propositions attirent également l’attention du visiteur sur la multiplication des incendies, sans toutefois omettre d’évoquer la renaissance de ces espaces grâce à l’apparition de nouveaux végétaux. D’autres encore reprennent la technique japonaise du kintsugi. Le végétal prend alors la place de l’or et va renaturer des endroits abîmés par le goudron et le béton des hommes.

Le chant du sel, Félix De Rosen, architecte-paysagiste et auteur, Eric Futerfas, architecte, et Bruno Derozier, pépiniériste, Etatas-Unis/France. ©Photo MLD

Comme chaque année, vous avez distribué des cartes vertes. Pouvez-vous revenir sur Le paysage microcosmique de James Basson et sur Le jardin du Verstohlen signé par la philosophe Cynthia Fleury et le designer Antoine Fenoglio ?

Le premier est une expérience qui a été menée à ma demande par James Basson, qui a conçu, à la place d’une grande pelouse, un jardin sec très sophistiqué, avec un nombre important de végétaux sur une base de sédum. Ce tapis extraordinaire accueille le visiteur dès l’entrée de la Cour de la Ferme. Il n’a besoin ni d’être arrosé, ni d’être tondu ! Nous économisons donc de l’eau, de l’essence, ainsi que des gestes, et ménageons le silence. Ce jardin sec est la preuve qu’il est possible d’avoir l’équivalent du paysage vert d’une pelouse, sans ses effets néfastes : une véritable aubaine en cette période de réchauffement climatique. Le jardin du Verstohlen, de Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio, fait référence, quant à lui, à la Charte Ce qui ne peut être volé, qu’ensemble ils ont rédigée. En allemand Verstohlen veut dire « furtivement ». Il s’agit pour la philosophe et le designer d’énumérer 10 éléments indispensables pour une vie bonne et respectueuse, 10 biens vitaux comme le silence, l’horizon, le soin des morts, la qualité de vie, la santé physique et psychique…, et de proposer des méthodes, qui permettent leur maintien dans le bien commun, comme le climat de soin, le droit d’expérimentation, la générativité du vulnérable, notamment. Ce jardin philosophique est une interprétation de la Charte. Autre carte verte remarquable, celle donnée au paysagiste belge Bas Smets. Sa Forêt du Futur, installée dans les prés du Goualoup, rassemble 27 espèces d’arbres choisies pour leur capacité à résister aux périodes de sécheresse prolongées et à l’augmentation de la température. Le suivi de leur comportement dans les années à venir permettra de déterminer les mieux adaptées aux changements climatiques en cours sur notre continent.

Quelle est votre définition de la nature ?

La nature est pour moi ce miracle permanent dans lequel nous avons le privilège de vivre. C’est-à-dire, les montagnes, les forêts, tous les environnements naturels, ainsi que la biodiversité qui les accompagne. Les fleurs, les arbres, la vie animale… tout ce qui nous est donné, que parfois nous ne regardons même pas, et que nous avons beaucoup abîmé en voulant favoriser un développement humain et urbain forcené. La nature, qu’elle soit sauvage ou cultivée, est une chance, mais nombre d’entre nous l’ignorent : 80 % des gens vivent en ville et ont un rapport quasi abstrait à la nature. Or cette dernière est essentielle. Elle nous nourrit et nous apaise. Ses productions et sa beauté nous soignent, nous ressourcent. Notre besoin de nature est fondamental. Nous ne nous émerveillons pas suffisamment devant la multitude de ses formes de vie, qui sont d’une perfection graphique incroyable et répondent à des règles d’organisation fascinantes. Il suffit d’observer une simple feuille de lierre ou de marronnier pour s’en convaincre.

Le jardin du Verstohlen, carte verte donnée à la philosophe Cynthia Fleury et au designer Antoine Fenoglio, France. ©Photo MLD

Comment le Domaine de Chaumont-sur-Loire réussit-il à concilier les impératifs écologiques, une intense programmation, et un nombre important de visites, plus de 500 000 l’an dernier ?

Le nombre de nos visiteurs est compatible avec la surface du Domaine composée en grande part d’espaces de nature : parcs, jardins et autres prairies. Nous n’avons pas l’obsession des chiffres et veillons particulièrement à maintenir un équilibre pour que subsistent, en toute saison, la tranquillité et la poésie du Domaine. Cet équilibre est très pensé, notamment quand nous modérons le nombre d’œuvres pour que l’ensemble respire et permette un cheminement fluide de l’une à l’autre. Le miracle d’une belle visite pour chacun doit se renouveler chaque jour, chaque année. Les préoccupations écologiques accompagnent nos actions depuis longtemps. Quelques exemples sans exhaustivité aucune et en suivant le fil de ma pensée : nous n’utilisons ni intrants chimiques, ni pesticides, nous désherbons à la binette, paillons pour protéger les sols, arrosons essentiellement la nuit par micro-dispersion de manière à éviter de gaspiller l’eau et permettre qu’elle pénètre bien les sols. Nous avons la volonté de faire école, de partager notre regard sur la nature et la relation que nous entretenons avec elle. Faire rêver pour faire aimer la terre, les jardins, la nature est notre priorité.

La fascination pour la nature s’inscrit chez vous dès l’enfance, quand êtes-vous passée de la contemplation à la défense de la nature ?

Mon amour pour la nature est très ancien, il m’a été transmis par ma grand-mère, qui était horticultrice. Grâce à mon métier de diplomate culturelle, j’ai visité beaucoup de jardins mais il est vrai que c’est en arrivant à Chaumont-sur-Loire que la possibilité d’agir s’est présentée et concrétisée. C’est fabuleux de travailler dans un tel observatoire, laboratoire, de pouvoir inventer avec le végétal, les paysagistes, les artistes, de collaborer avec cette nature, et de voir comment elle se développe. Nous avons la chance de beaucoup planter, notamment parce que chaque année tous les arbustes et végétaux du Festival doivent trouver leur place une fois ce dernier terminé, ce qui a considérablement embelli le Domaine. C’est une grande chance que d’être passée de l’observation à l’action, cela permet d’étendre les champs d’expertise et aussi les questionnements. Qu’ils soient potagers ou d’agrément, les jardins sont essentiels à l’équilibre, au bonheur et à l’apaisement des individus. Ils doivent être préservés. J’insiste, car les problématiques liées à l’eau et à son usage pourraient faire passer cette question des jardins au second plan. Pour moi, c’est un espace fondamental, un endroit où l’on peut se sentir en accord avec le monde et avec soi-même. Il faut que les jardins aient de l’eau, sans pour autant qu’ils en aient trop. Pour survivre, les plantes doivent boire comme les humains. Sans fleurs, il n’y a plus de pollinisation, plus d’insectes. C’est très sérieux. Nous aimerions travailler spécifiquement sur ce sujet, être un lieu de réflexion sur la préservation de l’eau et sa conservation. J’aime beaucoup cette phrase de Boris Cyrulnik qui dit qu’être résilient c’est « faire d’une difficulté une force ». Nous sommes face à une difficulté, il faut donc chercher comment s’adapter.

Le jardin de tuiles, Landtek Group, Jingshi Diao, Shilei Lu, Shuwen Su, Jiawei Liang et Kangtai Feng, architectes-paysagistes, Chine. © Photo MLD

Votre mission est également de faire vivre le Centre d’arts et de nature. Comment l’art peut-il nous aider à mieux considérer notre environnement naturel ?

Les artistes nous apprennent à regarder autrement. Certaines œuvres sont posées dans la nature et nous permettent de contempler, d’épouser du regard, les paysages. Je me souviens de L’Arbre chevalier d’Antti Laitinen. L’artiste finlandais avait habillé de métal le tronc et les branches d’un platane du Parc historique, comme le héros d’un autre temps l’aurait été d’une armure. Une très jolie métaphore pour dire combien les arbres ont besoin d’être protégés. D’autres œuvres sont plus directement écologiques comme celle que nous présentons actuellement de Fabrice Hyber. Sous les forêts des vies est une réflexion sur le sol et son extrême richesse. Cette série de toiles s’intéresse à tout ce qu’il y a de vivant et de mort sous nos pieds. C’est un travail à la fois esthétique et pédagogique. Nous pouvons également évoquer Le Clan des voltigeurs de Bob Verschueren, qui, en plus d’être une superbe forme intrigante, est aussi un espace d’accueil pour les martinets, écho aux abris déjà disséminés dans le Domaine, qui bénéficie du label « Refuge LPO » et participe à la protection des oiseaux. Il y a un nombre considérable d’œuvres qui ont été créées à Chaumont-sur-Loire. Toutes appellent avec poésie à poser un regard différent sur la nature. Il est vrai que l’actualité du monde faite de guerres, de catastrophes en lien avec le réchauffement climatique, d’épidémies… ont rendu le quotidien très anxiogène. Mais l’inquiétude de notre société est aussi entretenue par la répétition des mêmes informations diffusées en continu du matin au soir. Au contraire, l’art, les jardins, la nature peuvent aider à affronter les difficultés, à inventer un futur. Puisqu’il faudra en être, autant le vivre avec détermination, en déployant des idées, en trouvant des solutions. Cultivons donc un certain goût du bonheur, car la vie n’est pas qu’une suite de malheurs. Il me semble que la relation au beau et au merveilleux cultivée par les artistes à Chaumont-sur-Loire est de plus en plus indispensable.

Le clan des voltigeurs, Bob Verschueren, 2023. ©Photo MLD

Contact> Les Conversations sous l’arbre, jeudi 25 et vendredi 26 mai 2023, au Bois des Chambres, Domaine de Chaumont-sur-Loire. Les expositions de la Saison d’art sont visibles jusqu’au 29 octobre et le Festival international des Jardins est ouvert jusqu’au 5 novembre.

Image d’ouverture> Le corridor végétal, Ashley Martinez, concepteur paysagiste, et Julie Cote, paysagiste designer, France. ©Photo MLD