Initié il y a une dizaine d’années par Paréidolie et le FRAC Sud, le Salon du dessin fait étape cette année à Perpignan. C’est le centre d’art contemporain A cent mètres du centre du monde qui accueille l’exposition sous le titre Dessine-moi un mural. Deux commissaires Martine Robin, directrice du château de Servières à Marseille, et Nicolas Daubanes, artiste, président à cette présentation de six artistes.
Toujours propice à accueillir de grandes œuvres et à laisser la possibilité de croiser les pratiques sans qu’elles ne luttent entre elles, A cent mètres du centre du monde est habité dès l’entrée par une longue installation d’une artiste d’origine coréenne Ahram Lee (et la contribution de Patrick Merabet) faite de bois et de métal. L’œuvre est constituée d’une multitude de barres et de tronçons, très lisses ou suffisamment rabotés pour qu’en se rapprochant on puisse y lire les fragments d’une lettre. Le récit de cette lettre est divisé et gravé par petites phrases sur la tranche de ces planches. Certaines sont couchées au sol, d’autres érigées, comme s’il s’agissait d’immeubles en miniature perçus en plongée. La remarque qui vient à l’esprit serait-elle celle d’un mural plaqué au sol ? Pas vraiment. L’installation, qui sature le sol et contraint la déambulation à un certain gymkhana entre les pièces, fait écho à celle qui est accrochée au mur en vis-à-vis. Là ce sont des pièces de métal extraites d’un rouleau métallique que l’artiste a prélevé devant le magasin abandonné d’un quartier en friche. Chaque anneau de fixation, détaché des barres métalliques ondulées qui font le rideau, est fixé au mur et décrit un espace travaillé par le suivant, formant un moucharabieh graphique. En face, les barres sont posées en oblique sur le mur et créent des effets d’optique à chaque déplacement du visiteur. Ces dessins formés au sol, au mur, et dans notre regard répondent intelligemment au thème paréidolique. Ils animent aussi cette atmosphère rigoureuse au sein de laquelle on imagine pourtant rester planté, à rêver sur les courbes, attaches, fausses architectures qui en les évitant soigneusement pour avancer, produisent notre oscillation entre plan horizontal et espace vertical. Ce balancement de nos points d’appui visuels participe aussi à un dessin virtuel dans l’espace d’exposition.
Si l’intelligence du commissariat a fait ce choix c’est que chaque artiste trouve dans cet espace une réelle dimension, à la manière d’un contrat de sincérité entre les œuvres et les emplacements. Il faut comprendre en cela que les espaces respirent et offrent une relation spontanée avec le visiteur qui n’a nul besoin d’effort pour accéder aux thématiques. L’aile droite est occupée par les œuvres de Nicolas Daubanes. Artiste mieux connu du public, il présente ici un ensemble de pièces relatives à ses thèmes de réflexion habituels qui sont ceux de l’enfermement, de la résistance, de tout registre politique, psychologique, privateurs de liberté. Ainsi les dessins livrent un extrait du travail considérable investi sur les sœurs Papin, dont l’artiste a demandé officiellement la prolongation de la concession funéraire, en tant qu’acte politique et artistique : « J’ai l’honneur de vous faire la demande de la prolongation de la concession funéraire numéro 70683 (emplacement X 611) qui abrite la dépouille de Léa Papin, Cimetière La Bouteillerie de la ville de Nantes ». Avec cette œuvre, Nicolas Daubanes s’exerce au portrait et non pas aux architectures ou aux ruines qui lui sont familières, avec l’ambition de la réaliser à la poudre d’étoiles récupérées sur des pierres… Tout comme les différentes œuvres réalisées à la limaille de fer aimantée ou à la poudre d’acier aimantée, il faut noter avec quelle exigence cet artiste recherche le bon vecteur pour son dessin. La dureté de ces procédés en tant que matériaux peu faciles à manier fait le lien avec les sujets peu complaisants auxquels il s’intéresse. Qu’il s’agisse de la Tour de Babel ou de la mutinerie de Fontevraud, les sujets sont prétextes à entrer dans un savoir-faire graphique issu aussi bien de Piranèse que de l’exploration photographique. En effet, les focus qui délimitent les dessins contribuent à centrer le regard sur le sujet, annulant l’espace blanc dans lequel ils sont en suspens tout en le rendant néanmoins indispensable à créer cette sensation. Cette situation limite visuelle tient lieu de la détermination avec laquelle Daubanes aborde la pluralité des questions de résistance, les contradictions entre l’extérieur et l’intérieur, y compris lorsqu’il la concrétise par la présence d’un pan de mur. L’œuvre intitulée Seul contre tous est faite de béton saboté au sucre, le sucre pleure dans le béton pour faire apparaître les lettres dans cette œuvre imposante mais produit surtout un effet de séparation immédiat. On ressent l’interdit, la séparation, l’enfermement face à cette monumentalité qui donne envie de passer derrière l’œuvre, comme si ce mur ne pouvait pas être pour nous, il est hors de notre expérience, il devient impossible qu’il nous enferme. Aussi apercevoir le bâti de son soutènement en bois, désamorce la violence du réel comme le fait le cinéma. Ce qui restitue la force du propos de Nicolas Daubanes c’est que ses œuvres, malgré la sophistication de réalisation, ne « racolent pas » même si le terme est un peu fort. Elles s’imposent, c’est un sujet traité. Et pourtant il s’écroule, toutes les formes inscrites qu’elles soient des architectures, des portraits ou des bateaux, s’effondrent avec élégance, elles fondent sous nos yeux et notre regard, en stoppent l’effacement. Nous fixons leur chute. De ces incroyables effets des poudres métalliques, nous voulons tout savoir, et l’on apprend encore que les bateaux abandonnés, dédiés initialement à toutes sortes de servage ou de fonction d’entrepôt, sont maintenant bien ancrés chez un collectionneur et que l’exposition est l’occasion d’une permission de sortie, une libération du mur, une promenade dans la cour des œuvres, toutes prisonnières de leur histoire. Au-delà de la narration qui typifie le dessin de Daubanes, ce qui nous intéresse dans le travail de cet artiste c’est la relation établie entre le sujet, la technique et le discours. L’unité en est l’argument.
Le travail de Dominique Castell présente une série d’une vingtaine de dessins au stylo bille bleu déclinant depuis le premier jusqu’au dernier une saturation de plus en plus forte de la surface, de ces petits formats de papier en 21 x 29,7 horizontaux. Chacun d’entre eux évolue sous forme de vagues plus ou moins denses, vagues de ces fils bleus soulevées par le geste, ligne continue et vallonnée de bout en bout de la page. La saturation arrive à son comble lorsque le bleu envahit la surface et qu’il ne reste qu’à se rapprocher de l’œuvre pour en voir nettement les ondulations, superposées. Le moment arrive où la ligne fait espace elle-même, elle n’est plus une unité mais appartient à la corporéité du sujet abstrait qui s’est construit. Le relâchement des intervalles entre les lignes est très proche de ce que pourrait être une portée musicale déformée, ou du clin d’œil que fait un store à lames lorsqu’on veut voir par la fenêtre. Alors la ligne reprend tout son poids et arbitre la zone des liasses de lignes qui se sont organisées. Cette mise en place produit sans aucun doute du mouvement, une musicalité graphique dont l’harmonie est la couleur mais qu’on pourrait imaginer déclinée en différents monochromes, comme les fils d’un immense tapis que le hasard serre ou desserre au gré des pressions. Enfin, le travail de Dominique Castell trouve une fantaisie colorée lorsqu’elle utilise le souffre d’allumettes pour réaliser des feuillages toniques, tous créés par des lignes directives qui finissent en feuilles ou en corolles, comme si le fait de proposer une fleur devait rassurer sur la rigueur des séries. De ce grand panneau de papier blanc estampé par ce dessin au souffre et complété par des fleurs mortes au sol, tombées d’un tableau bien vivant, semble naître un esprit follet XVIIIe siècle où la tapisserie et l’art font bon ménage. Il faut préciser qu’il s’agit de mémoire, de cette sensation légère oubliée d’un siècle luxueux en recherche d’intimité. Celle de Dominique Castell appartient à cette invariable ligne qu’elle utilise sans l’user, en la forçant à la restitution de l’expérience, d’un repentir sans cesse recommencé, une ligne tout en courbes vers le prochain futur. Le dessin est chez elle un dessein marouflé dans le geste.
Installé judicieusement juste au-dessous de la petite mezzanine du lieu, et selon la complicité des dessins en série accrochés d’un même côté, l’œuvre de Sylvain Fraysse est une curiosité à elle seule. D’abord parce qu’elle donne l’impression d’avoir été déjà vue et c’est loin d’être le cas, ensuite parce qu’elle cache l’iceberg de sa démarche. L’œuvre 01:22:38 / 01:23:08 renvoie à un film de 1953 d’Ingmar Bergman, Un été avec Monika et Sylvain Fraysse en a décortiqué les séquences, vampirisé les images, sucé la substantifique moelle pour nous restituer une goutte d’essence, celle que nous négligeons en permanence, le hic et nunc, chaque instant T de nos vies. L’intensité d’un point de vue. Pour cela, il va jusqu’à analyser image par image ce qu’il pourra retenir du simple geste de Monika en train de fumer, ou mieux de l’instant furtif et irrésolu du rejet de la fumée, d’un minuscule aller-retour respiratoire qui fait toute la sensualité de la scène et le condensé convoité d’une vie, les imperceptibles frémissements de la peau, devenue sur quelques centimètres, capitale d’une différenciation. On ne peut passer à côté de cette œuvre de façon blasée ; c’est parce qu’on penserait avoir déjà vu ailleurs une démarche équivalente qu’il faut encore une fois, ralentir et s’approcher. Exactement comme dans la vie ordinaire lorsque le regard ne voit plus. Fraysse dévoile alors la subtilité d’un travail en gravure sur plexiglass, en tout petits formats répétés (5 x 6,7 cm) comme les indices de repérage sur une bande de montage. Revenir en arrière, vérifier que l’image suivante est bien différente, répétition qui n’en est pas une car un petit mouvement de lèvres, une ombre de plus viennent troubler et compromettre l’impression de répétition. Ces moments d’intense sensibilité sont à rapprocher du travail de la photographe Rineke Dijkstra qui saisissait le moment crucial des corridas, le visage de toreros à l’acmé de leur angoisse, quelques secondes avant l’entrée dans l’arène. C’est sur cet instant funambule que l’artiste s’arrête aussi et dissèque les gris, les noirs, qu’il les ponce et les contraste pour qu’enfin, la petite variation entre la première et la dernière gravure de la série produise un événement. La gravure sur plexi est d’autant plus intéressante qu’elle est un matériau peu commun dont la transparence est la qualité majeure, et dont on peut se demander si dans ce cas elle ne participe pas à l’étrangeté du résultat. Les zones de grains ou de pointe, présentes habituellement en taille-douce, ont ici le sens d’une photographie ancienne, immobile dans le temps, alors qu’il s’agit d’une fraction de minute d’image mobile, fixée sur un support transparent, restituée à l’opacité pour se rendre visible ! Là encore, l’aller-retour plastique de Fraysse, à l’image d’un autre plasticien comme Eric Rondepierre, ouvre des horizons sur le hiatus entre le temps et le mouvement et remet en question nos certitudes temporelles.
Dans une salle à part, le travail graphique d’Océane Moussé est lui tout en traits menus et démultipliés, déversés sur le papier blanc comme une gerbe d’aiguilles qui charpenterait un paysage. Elle en contrôle la densité, dose les nuances de gris et fait naître des froissements rocheux, des pelages, des registres graphiques à peine identifiables parce que souvent abstraits, compte tenu des zooms sur les planches filmées. Plus orienté vers une création de volumes au trait qu’à la restitution d’une forme reconnaissable, la qualité de dessin d’Océane Moussé prend des allures de poussées telluriques parfois, de terre soulevée par une force souterraine qui en hérisse le dessin à la surface blanche du support. Elle créée avec la mine graphite des textures, des matières à mi-chemin entre le végétal et l’organique, la pierre ou le papier. D’ailleurs les dessins de matière froissée, qui ressemblent à du papier, dessinés sur la feuille, font une tautologie, voire une mise en abîme, pour un sujet qu’elle fait varier sur des moyens formats. La pièce qui aurait dû être présentée dans cette exposition n’a pas pu arriver sur les lieux, c’était un grand dessin qu’il aurait été intéressant de juxtaposer à la seule pièce présentée, une projection. Ce qu’une autre génération appellerait un film d’animation mais il s’agit d’un film virtuel réalisé par images filmées des dessins successifs mettant en scène un engouffrement de traits dans une machine à laver sur une musique qui scande la rotation avec douceur. Das Waschmaschinen-Inferno (music by Henning Specht, 2013) n’est pas dépourvu d’un certain humour et donne lieu à tout un cycle graphique au cours duquel un paysage se crée, des arbustes s’étirent, se lavent de leur figuration, s’abstraient, tournent et disparaissent dans ce tourbillon visuel jusqu’à se reformer et calmer la vision, en posant quelques clairières, quelques lenteurs blanches dans un orage de traits. Nous sommes les spectateurs de cet hublot qui laisse apparaître l’œuvre construite, déconstruite, déchiquetée par le mouvement et « qui tourne », « elle tourne »… Devant l’insistance de ces petites phrases en surimpression sur le film, on imagine très bien qu’il puisse s’agir aussi de la métaphore de notre planète, qui tourne effectivement et nous laisse sur le carreau en tant que domestiques de notre propre vie. On ne demande qu’à en voir plus, cette lucarne que nous propose Océane Moussé n’attend qu’à être largement ouverte car il suffit d’entrer dans sa nature de graphite pour avoir le sentiment d’en découvrir une nouvelle.
Enfin, l’œuvre murale de Quentin Spohn. Il est sans aucun doute le seul à avoir joué le jeu jusqu’au bout, c’est-à-dire en dessinant un mural réellement. L’œuvre occupe tous les murs de la mezzanine haute, rythmée par les très grosses poutres qui soutiennent le toit. L’artiste les a utilisées comme élément de composition, soit en répartissant ses dessins selon ces repères. Il s’agit de portraits immenses, ébauchés, peu précis dans leurs détails identitaires. Parti de cartes postales, d’infos, puis de rencontres, de récits sur le quartier, sur l’identité du lieu, Quentin Spohn a utilisé ces rebondissements narratifs pour réaliser une très grande fresque. Les portraits de premier plan montrent des êtres dont on soupçonne qu’ils n’ont pas eu la vie facile, monde de travailleurs, affairés à rejoindre leur poste, et au deuxième plan toute une foule dispersée, qui vaque à de vagues occupations. Ce que réussit Quentin Spohn, c’est que le deuxième plan à peine esquissé, suggéré plus qu’il ne paraît, s’impose au regard. Il se peut que cet effet soit produit par les blancs savamment répandus sur l’ensemble, par les changements d’échelle brutaux, démesurés, à moins que ce ne soit les personnages de premier plan qui n’ont pas de regard tourné vers nous, ils nous évitent et reportent notre attention ailleurs. Ces têtes de premier plan sont immenses, elles vont quasiment du sol au plafond et régissent les espaces physiques du lieu, à chaque poutre de soutien. Mais l’impression générale est le nombre, il y a beaucoup de monde, beaucoup de personnages, de nombreuses relations. Entre les lieux esquissés, les vêtements représentés, costumes ou tenues de travail, casquettes, vestes, il semble que rien ne soit unique, tout est en nombre. L’influence de la peinture de Bosch ou du surréalisme ont forgé ce goût de la multitude que l’on retrouve dans d’autres œuvres de Spohn. Plusieurs fois primé dans des concours ou prix de spécialité, le dessin chez cet artiste est un moyen de contrôler la multitude, de la canaliser. L’artiste semble débordé par des populations intérieures que le dessin réduit à la taille qu’il lui convient. Qu’il s’agisse de très grands paysages issus de la culture découverte en 2017 lors d’une résidence en Chine ou de foules issues des jeux vidéo, la pierre noire est son outil de prédilection pour rendre la démesure des sujets de ses œuvres. La constance du thème social, les caractérisations carnavalesques de ces sujets, la profusion de détails, tous ces éléments sont présents dans la pièce réalisée in situ à Perpignan.
La cohérence de cette exposition est un hommage à rendre à Martine Robin et à la collaboration de Nicolas Daubanes, car il ne s’agit pas d’une simple cooptation d’artistes mais de donner une réelle idée du dessin contemporain, sous la forme de ces quelques voies. Et enfin pour revenir sur le titre de l’exposition, ne vient-il pas à point nommé, contredire une sorte de pléonasme classique du « mural », puisque dès l’origine, le mur a été l’emplacement privilégié du dessin ?
Contact> Dessine-moi un mural, jusqu’au 22 décembre, A cent mètres du centre du monde, Perpignan.
Image d’ouverture> Installation d’Ahram Lee. ©Photo ACMCM