Claude Viallat : « Rien n’est innocent ! »

Dans cette commune connue davantage pour ses sources thermales que pour ses manifestations culturelles, Le Boulou a ouvert depuis quelques années un Espace des Arts vaillamment et pertinemment dirigé par Ysabelle Erre-Serra qui accueille jusqu’au 5 octobre une exposition de l’artiste Claude Viallat.

Cela pourrait surprendre mais il faut savoir que l’artiste de renommée internationale, qui expose de New-York à Kunming en Chine (en ce moment-même), a accroché ses œuvres dans un lieu qui lui est familier. La rue même située derrière l’Espace des Arts, rue des gitans, maintenant rue des écoles, fut l’objet en 1970, d’une exposition extérieure, subversive à l’époque, où Claude Viallat avec ses partenaires du groupe Supports-Surfaces, remettait en cause l’ensemble des termes de la peinture et de ce que devait être une exposition. Cette action avait été précédée quatre ans auparavant par une intervention Impact 66 à Céret, où tout était passé à la trappe : le châssis, le support, le sujet, le cadre, la muséologie… l’avènement du mouvement Supports-Surfaces.
On comprend alors que son attachement à la région ne date pas d’hier mais qu’il ne s’arrête pas là. Sa femme Henriette Pous-Viallat, est elle-même artiste (1), fille de François Pous, sculpteur, puis il y a Jean, et une lignée d’artistes sur cette terre de liège que la fabrique familiale de bouchons réunit. C’est dans ce contexte affectif et historique éclairé par le discours de Joséphine Matamoros, amie du peintre et conservatrice honoraire, que lors du vernissage, Claude Viallat a repris le micro après les allocutions officielles pour rajouter cette petite phrase «Rien n’est innocent !». Phrase restée en suspens, lourde de ses raisons. Rien n’est innocent effectivement, ni dans l’acceptation de ce lieu d’exposition ni dans le travail du peintre. Les habitudes locales, les gestes simples, la répétition des savoir-faire sont à l’image de ce qui fait la cosmogonie critique de Claude Viallat.

Vue de l’exposition, Espaces des arts, Le Boulou. ©Claude Viallat, photo FC

L’exposition devait se faire à trois, avec Daniel Dezeuze et Patrick Saytour, amis de la première heure. Ce dernier ayant disparu en 2023, Dezeuze n’ayant pas donné suite, il reste une exposition solo de Viallat. Malgré ses 88 ans, l’artiste montre une vitalité picturale et une tonicité toujours surprenantes. On entre dans l’exposition avec l’habitude de la « forêt Viallat ». Les toiles ont pris place naturellement sur les murs, à la manière dont les plantes poussent, dictée par ce qu’elles imposent de leurs formes et de leurs couleurs. Pour cela, le lieu, qui est un ancien bâtiment réhabilité, a été privé de ses spots du premier étage à la demande de l’artiste, pour satisfaire à la continuité visuelle entre les œuvres souhaitée par le peintre.
Cette suppression a l’avantage de lier un dialogue entre les pièces qui était empêché par les présences électriques. L’acte est à prendre en compte car il modifie selon lui la destination du lieu. Il en fait un lieu réellement « prêt à recevoir de la peinture et non des tableaux » (2). La remarque est chargée de sens et renvoie in petto à son processus de création qui, depuis quarante ans, remet en cause les règles d’une peinture anémiée où les risques de remise en question sont abolis, où seuls les critères de « beau », de décoratif, sont pris en compte. Autrement dit une remise en question radicale qui perdure, et démontre que l’art est « une nécessité » (3) au sens logique et presque philosophique, et non un prétexte d’ornement.

Vue de l’exposition, Espaces des arts, Le Boulou. ©Claude Viallat, photo FC

Ainsi les murs dévoilent de grandes pièces d’étoffe, récupérées, raboutées parfois, qui sont les supports provocateurs de l’empreinte, éponge ou haricot cornu, appliquée systématiquement sur la surface, chargée de couleurs éclatantes, qui structure et oriente la matérialité du support. Cette fois les habituels coins anguleux des toiles jouant avec le hasard du choix, une petite toile accrochée s’assimile à un papillon, une toile semble indiquer une direction à la suivante, la répétition de l’éponge établit un jeu de fenêtres à petits carreaux en regard des barreaux de l’escalier. Cependant il faut se garder de faire parler les œuvres, elles ne raconteraient que ce notre imagination produit. En revanche, leur situation dans l’espace fonctionne avec les éléments du lieu, le garde-fou de l’escalier, plus loin les galets du mur et la découpe d’une toile, l’orientation successive de deux toiles incite à un sens de visite… tout cela par association graphique, mais sans intention discursive.

Sans titre. ©Claude Viallat, photo FC

Dans les œuvres, la répétition de la forme construit une trame, plus ou moins respectueuse des limites, des bords de la toile ce qui évite la reproduction d’un cadre virtuel, de ce blanc tournant cher aux classiques pour la valorisation du sujet. On pourrait objecter que la danse est répétitive, impitoyablement invariable, mais il faut y voir au contraire une expression non seulement de la nécessité processuelle mais aussi d’une simplification qui, si elle met le sujet hors champ, n’est pas dénuée de ces effets aléatoires. La rencontre d’un lambeau de drap blanc et ses empreintes, accroché mollement au mur par deux points s’offre à la critique, mine de rien, car en vérité, ce choc fortuit entre le fond et la couleur a induit les critères de son accrochage. La forme appliquée tient le support même si la rectitude n’est pas respectée.
Plus loin, une bande de bâche est croisée majestueusement sur un pan de mur, elle ne pouvait que se trouver là, telle l’image déplacée d’une hauteur de plafond, tout comme la bâche d’un parasol, les objets, les petits formats aériens posés très en hauteur. La narration dans la peinture est exclue,Et puis ces bâches de parasol ou autre. La narration en est exclue, seul le dialogue entre le fond et la forme produit un état de la création, un état quel qu’il soit, toujours accepté par le peintre, toujours produit par un rapport de couleurs, non voulu mais tenté, une suite ou plutôt une continuité qui s’assure de son auto-génération, et comme le dit l’artiste lui-même « une toile seule n’est rien, c’est le processus qui est important ». Pour entrer en peinture crue certes, pour son appropriation par des acquéreurs, les problématiques sont plus complexes. C’est toute la question de l’unicité posée par Viallat, la pièce unique est une stase dans la série plutôt qu’un objet. Les supports sont infiniment variés, leurs découpes très différentes, les imprimés influent sur l’utilisation de la forme ou de sa contreforme, , selon que celle-ci laisse passer un imprimé qui a un intérêt plastique ou pas…

Vue de l’exposition, Espaces des arts, Le Boulou. ©Claude Viallat, photo FC

Il y a un certain tour de force dans le processus de Viallat, c’est qu’il conjugue la particularité de l’appropriation d’un lieu, d’une couleur, d’une impression, d’un pochoir et la globalité d’un système qui fonctionne par lui-même. La répétition étant le moteur, il affirme qu’au sein des hasards des imprimés, « la forme est à retrouver à l’intérieur de la peinture », comme si le périmètre n’était pas une évidence pour la contenir.  La visée n’est donc jamais atteinte, ce qui lui fait dire de façon émouvante : « Je voudrais arriver à quelque chose de positif » ! Toujours pris par nos pensées dualistes, nous pouvons nous étonner qu’une telle réussite soit encore dévoreuse de ses certitudes, mais peut-être que « le support déterminant, la réponse qu’apporte le pochoir » ne montrent qu’un « temps passé à la vérité », « pour m’aider à vivre », comme il le dit de sa vie de peinture vécue avec Henriette.
Du rez-de-chaussée à l’étage, s’enchaînent des petits formats, de plus grands, presque tous sortis de l’atelier nîmois récemment, tous sentinelles d’une globalité harmonieuse des espaces occupés.
L’espièglerie n’étant pas loin, il faut remarquer encore, visible du premier étage et posé sur le toit du bureau intérieur, une sorte de panier estampé, que Viallat a déposé en fin d’accrochage car il avait simplement aperçu ce grand pan blanc et nu, depuis une vue plongeante sur un plafond situé en rez-de-chaussée. On ne peut pas ignorer encore ces créations d’objets aussi humbles que simples, piqués au mur ou en suspension dans l’espace, par procédé de nouages, de ligature ou de tension par le poids du lest, sans clou  ni colle, comme cette petite toile inscrite dans un cercle de bois à la manière de L’homme de Vitruve par Léonard de Vinci.

Vue de l’exposition, Espaces des arts, Le Boulou. ©Claude Viallat, photo FC

Le recours à l’éventualité de la forme, à sa répétition systématique, aux interactions colorées dans ce que le support a imposé, cette expérience sans fin de la Peinture, attestent ce que nous devons comprendre de cet artiste, que l’homme et la peinture ne font qu’un, par nécessité existentielle. Chaque exposition est une découpe dans l’œuvre entier de Claude Viallat, sans thématique, sans retour en arrière, sans concession au bavardage esthétique.

(1)  cf l’exposition du Musée de Collioure, Plein soleil-1945-1985, toile Sans titre d’Henriette Viallat.
(2)  Entretien du 31 juillet 2024 avec l’artiste.
(3)  Id.

Contact> Jusqu’au 5 octobre à l’Espace des Arts, rue des Écoles 66160 Le Boulou. Tél. : 04 68 83 36 32. Fermé le dimanche et le lundi.

Image d’ouverture> Exposition Claude Viallat à l’Espace des Arts, Le Boulou. ©Claude Viallat, photo FC

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