« Claude Panier a rendu les armes », titré notre confrère Mu in the City pour annoncer la disparition du peintre belge, le 22 avril dernier, et l’exposition de son chef-d’œuvre, De la guerre, d’après La bataille de San Romano de Paolo Uccello, à La Cambre arts visuels, à Bruxelles, durant les premiers jours de mai. Peintre, scénographe, metteur en scène, dramaturge, Claude Panier (né en 1956) s’autorise, selon ses propres mots, l’appellation d’artiste peintre à partir de 1986 et, du même coup, revendique résolument la peinture comme lieu de résistance, loin des impasses de ses destructions post-duchampiennes. Sa peinture pose essentiellement la question du Désir à partir de l’Esthétique qu’il considère fondamentale à la condition humaine et qu’il ne sépare pas de l’Éthique et de la Politique. De la guerre est axé contre les « stratégies de conquête et du viol des femmes comme Arme de destruction massive, négation du Corps féminin passé par “l’Épée phallique” de l’homme en temps de guerre ». A propos de ce triptyque, le philosophe et écrivain Eric Clémens a écrit un texte intitulé De la Bataille à la Guerre. Que sa publication dans nos colonnes soit reçue comme un hommage à l’artiste.
D’un geste, la décision de peindre, Claude Panier creuse un double écart : entre les trois grands panneaux de Paolo Uccello, La bataille de San Romano, et les trois tableaux, De la guerre, de dimension comparable, qu’il entreprend ; et simultanément, entre la bataille éclatante et glorieuse qui opposa Florence et Sienne et la guerre, la guerre indécrottable et insoutenable dans notre monde. La « proximité physique » de la peinture est démarquée par la distance mentale de son traitement…
Car ce qui est à découvert dans cet écartement, c’est l’histoire, notre histoire, ses passages de l’équilibre, de la lumière, de la géométrie, cosmos encore cosmétique, beauté fière, élancée, vigoureuse des corps de cavaliers, de leurs lances et de leurs chevaux, à la noirceur envahissante du rouge-brun, des grilles blanches déchirées, des traces de couleurs, parfois presque dorées, surtout bombées et brûlées, monde déjà chaotique, in-formes de silhouettes couchées, blessées, en disparition.
Entretemps, la grande roue de l’histoire, la rouerie de nos progressions, y compris dans la trahison de l’œuvre d’Uccello dispersée dans trois musées, a poursuivi son travail jusqu’à cette cruelle et réelle mise en œuvre par Panier : dans la perte de toute perspective. N’en émane aucun guerrier vainqueur, tout au plus des figures estompées de corps déchiquetés ou d’un gnome crachant le feu et surtout de femmes perdues ou violées, avortées de bébés mort-nés. Ainsi transparaît l’enjeu des guerres comme de jadis, masqué par la figuration héroïque, des batailles, un enjeu que la menace de destruction nucléaire n’occulte aujourd’hui par la dissuasion globale que pour le débrider plus que jamais localement. Dans ses notes, l’artiste ne se prive pas de les énumérer dans une liste interminable de guerres contemporaines (1)…
Depuis ses commencements, la peinture de Claude Panier n’a de cesse d’esquisser en l’imprimant dans la matière, compris le sang menstruel, les puissances du sexe, de l’éros et de la naissance. Le seul monde qu’elle tente de nous évoquer ou plutôt le seul auquel elle nous convoque depuis la figuration pariétale à la naissance de l’art, est celui de l’ouverture triangulaire, la fente féminine offerte au devenir. Pas au dressage phallique qu’arbore encore Uccello et qui enrage toujours plus notre temps. De la guerre, d’après La Bataille de San Romano de Paolo Uccello coupe, avec l’équivoque de ce d’après, le territoire phallique des corps vainqueurs comme celui des élévations de l’histoire de l’art. Mais il troue de même en travers de ses entachements ce qui du nôtre devient immonde.
Ces trois tableaux sont un triple cri, contradictoire, de jouissance meurtrière, d’opération géniale, de renaissance obstinée. Ce cri peint, à nous de le percevoir, de le sentir et de ressentir ce qui le hante d’impossible à montrer comme à entendre – mais pas d’agir, à commencer par l’envoi, désiré par Panier, de son triptyque aux quatre coins de la planète sans angles, face à ces trois représentations d’Uccello (2), aussi sublimes soient-elles, dans l’incertitude insupportable de notre liberté de tuer – et d’enfanter, comme l’esquisse la figure de la Venus de Wullendorf qui transparaît dans le panneau central De la Guerre…
(1) Dans la brochure de présentation de l’exposition, Yves Depelsenaire remarque : « Il y a une histoire de la peinture européenne à penser à partir des manières diverses d’appréhender la guerre, de la tapisserie de Bayeux à Guernica de Picasso. Mais peut-être, toute peinture est-elle foncièrement peinture de bataille. Telle était d’ailleurs la thèse de Jacques Lacan. »
(2) Qui sont loin de pouvoir être vues et lues de façon linéaire : les biches et les lapins à l’arrière-plan font signe vers « un autre espace, voire l’espace de l’autre », comme le remarque Christian Prigent. Mais le plus singulier réside sans doute dans le mazzochio qui apparaît sur le tableau d’Uccello et réapparaît chez Panier. « Il s’agit d’un anneau polyédrique (un “tore”) décoré d’une sorte de damier. Ce corps flotte dans le tableau comme une pure figure qui indique, dans le désastre (déluge, bataille) de la scène peinte, la dictée structurante de l’ordre géométrique. » (Chr. Prigent, La peinture me regarde, L’Atelier contemporain, Paris, 2020, p.311-2). Et sa démesure… La reprise de ce mazzochio en position verticale chez Panier me suggère une figuration de la roue de l’histoire…